L’espace politique vient d’être balayé par une jeune équipe d’outsiders, déterminés, révoltés et bagarreurs, affichant le projet de reprendre les rênes d’une Nation en déroute et de lui faire retrouver un statut de puissance sous l’étendard de la liberté. La démocratie argentine rappelle qu’elle est capable, même usurpée, encerclée et mise le dos au mur, de se relever, de réaffirmer la souveraineté des masses et d’affirmer un changement de cap.

Il aura fallu seulement deux ans d’activisme pour que cette coalition s’installe dans le paysage politique. Élu député en novembre 2021 avec la coalition La Libertad Avanza, le nouveau président élu a fait campagne en marge du système médiatique et avec des moyens infiniment plus réduits 1 que son concurrent Sergio Massa, soutenu en grande pompe par l’establishment étatique, patronal, syndical et médiatique. La manœuvre est similaire à celle employée en 2018 par le « Trump tropical » brésilien, Jair Bolsonaro, qui réalisa une percée politico-communicationnelle dans une arène politique encadrée par les grands appareils et ayant laissé en jachère trois questions régaliennes : la sécurité, la croissance économique et la corruption (autrement dit la confiance dans l’État).

Dans le cas argentin, la réalité âpre et désolante est la principale variable explicative de ce coup de balai politique. Tous les indicateurs socio-économiques du pays sont au rouge et s’aggravent depuis une douzaine d’années : pauvreté (environ 45 % selon les référentiels locaux), endettement, déficit commercial, inflation (150 % annuel), emploi, corruption, scandale judiciaire. Alors que le pays gravite depuis deux décennies dans un environnement géoéconomique favorable, la classe politique s’est livrée à ce qu’il faut bien appeler une orgie cynique et parasitaire qui méritera une place funeste dans le livre des records : le détournement planifié de 25 % de la richesse nationale, effectué sous couvert d’une idéologie progressiste de centre-gauche et du mythe de justice sociale forgé par le mouvement péroniste, le tout assorti d’une sorte de mise sous perfusion « justifiée » de la société. Même le Brésil, réputé pour son réflexe culturel du détournement (physiologisme), s’est attaché à maintenir une croissance et une projection de puissance. Sans frein, l’Argentine avait toutes les chances de se diriger vers une situation d’État failli, en connivence avec la sphère illicite et dépouillé du peu qu’il lui reste de souveraineté.

Pour Javier Milei et sa coalition, il suffisait donc de dénoncer un à un, cette fois-ci sans concessions, les abcès de ce modèle subverti. C’est ce qu’il a fait, à travers une gestualité acide, parfois brutale et repoussante, en évoquant un « modèle d’appauvrissement mis en œuvre depuis des décennies par une caste politique corrompue ». La créativité et la provocation dans la forme lui ont permis de conquérir l’audience et le champ médiatique. Le slogan libertaire a fait écho au soulèvement historique de certaines provinces de l’intérieur du pays s’opposant au diktat du pouvoir central (cordobazo). Le peuple l’a entendu. Sa virginité politique a favorisé le choix du risque et de la confiance. On notera au passage le silence intellectuel, universitaire et militant d’un large secteur social-démocrate - à droite comme à gauche - sur ce modèle kleptocratique d’appauvrissement. Est-ce un hasard si la plupart des médias internationaux l’ont dépeint comme une menace et le mouton noir de la démocratie ?

Le redressement reste à construire bien évidemment et les résistances seront nombreuses. Mais il faut déjà souligner certaines lignes de la bataille politico-culturelle qu’une majorité sociale a choisi d’accompagner. Le projet de La Libertad Avanza prône la fin des privilèges d’une élite politique parasitaire, la liberté d’échange et le rôle surdimensionné de l’État dissimulé derrière une idéologie néo-autoritaire. Elle critique les privilèges ou l’influence drapée dans le droit-de-l’hommisme, les politiques sociales ou la prédation économique jouissant d’une large complicité politique et juridique. Elle rejette l’idée d’un État obèse, absorbant la moitié du PIB et converti de plus en plus en arbitre d’une vie sociale dont les valeurs ont été en partie perverties. La coalition libertaire s’aventure également à faire bouger les verrous installés durant quatre décennies de political warfare suite à la guerre civile (1959-1983) et la Guerre de l’Atlantique Sud (Malouines).

En somme, ce discours de déconstruction rime avec le retour d’une volonté de puissance et avec la restitution d’un « destin manifeste » inscrit dans l’imaginaire argentin. D’où les rappels à l’histoire du nouveau président élu, notamment à Juan Bautista Alberdi et Julio Argentino Roca, deux architectes majuscules de l’édifice républicain des XVIIIe et XIXe siècles. Il s’agit de proposer d’un modèle d’État-providence, assis léthargiquement sur une richesse nationale capturée par une minorité, à un État combatif susceptible de redistribuer l’effort collectif et de jouer un rôle protagoniste dans la mondialisation, celle-ci étant envisagée comme une opportunité et une extension de la liberté en germe dans l’identité argentine. L’expérience récente du gouvernement de droite de Mauricio Macri (2015-2019) a montré l’échec d’une transition conçue en demi-teinte. Il faudra donc un subtil mélange de détermination, de générosité et d’intelligence politique pour mener à bien ce chantier pour le moins ambitieux.

Puisse ce vent de liberté qui se lève en terre australe être entendu sur d’autres terres où la démocratie est sous emprise…

Notes

1 1380 milliards de pesos pour Sergio Massa contre 455 millions de pesos pour Javier Milei, rapport de 846 à 1.