La deuxième moitié du XIXe siècle consacre l’existence et le rôle des microbes, plus noblement appelés microorganismes. Ils sont partout ou presque, et l’on met en évidence leurs effets tantôt bénéfiques où ils sont responsables de processus utiles, comme des fermentations mais aussi des mécanismes physiologiques, tantôt pathogènes pour l’être humain comme pour les animaux. Or si la découverte des causes – microbiennes – de certaines maladies a permis de limiter les risques de contamination par des mesures d’hygiène mieux maitrisées, force est de constater qu’on ne sait pas – pas encore – les éliminer. Et pourtant, depuis des siècles et en divers lieux l’humanité a mis au point, de façon totalement empirique, une étrange méthode pour se prémunir de certaines maladies. Comment Pasteur entre-t-il en scène ? Quels ont été ses apports singuliers et comment s’est-il appuyé sur ce « déjà-là » pour mettre au point ses premiers vaccins ?
Les articles précédents De Jenner à Pasteur et La mise au point du vaccin anti charbonneux ont montré comment Pasteur, instruit de l’épisode de la vaccination de Jenner, parvient à mettre au point un procédé de vaccination – au sens moderne qu’il lui donnera – en direction du bétail sensible à la redoutable maladie du charbon ou anthrax. Quel est ce nouveau procédé de vaccination qu’il tardera à dévoiler ? En quoi consiste cette atténuation des microbes à la base de son vaccin ? Pasteur aurait-il réussi à « dompter » les microbes ?
De controverse en polémique
Dès la fin de l’épisode de Pouilly-le-Fort (lire ici Un pari osé, vacciner contre la maladie du charbon) et de ses retentissements internationaux, la demande de vaccin explose. Par souci de fiabilité scientifique autant que par crainte d’éventer le secret commercial, Pasteur tient à ce qu’il soit fabriqué sous son contrôle. Lorsque Thuillier est envoyé en Hongrie pour rééditer l’exploit de Pouilly-le-Fort, on le presse de mille questions pour tenter de lui faire dire la « recette ». En dehors de l’Autriche-Hongrie, on est très suspicieux : l’École de Berlin attaque vivement Pasteur. Lorsque Thuillier se rend à Berlin pour y conduire les mêmes expériences, le vaccin est acheminé par la valise diplomatique. Entre-temps, le célèbre concurrent de Pasteur, y compris sur la maladie du charbon, l’allemand Robert Koch (1843-1910) qui avait entretemps découvert le bacille de la tuberculose, n’est pas du tout convaincu par le « virus-vaccin » de Pasteur, comme ce dernier le nomme.
En effet, la mise au point du vaccin (lire ici La mise au point du vaccin anti charbonneux) repose sur un mécanisme d’atténuation de la virulence du germe qui a été obtenu de façon empirique sans qu’on puisse vraiment l’expliquer à ce moment. D’où l’opposition de Koch qui ne croit pas à l’atténuation. Au Congrès international d’hygiène de Genève en août 1882, il est assis au premier rang, écoute silencieusement le discours de Pasteur chaleureusement applaudi et refuse le débat public, annonçant une réponse par écrit, qui interviendra trois mois plus tard.
La contre-réponse de Pasteur paraît en janvier 1883 dans la Revue scientifique.
« Vous affirmez que les résultats observés dans les champs de Packisch sont défavorables à la vaccination, ce qui est contraire au rapport. Vous ne reconnaissez pas que vous vous êtes trompé sur le principe même de l’atténuation de la bactérie. (…) J’attends également avec confiance les conséquences que cette méthode de l’atténuation des virus tient en réserve pour aider l’humanité dans sa lutte contre les maladies qui l’assiègent. » (cité par Debré, 1995, p. 434)
Une polémique s’ouvre au même moment avec l’École vétérinaire de Turin où les bêtes vaccinées ont péri. Toutefois, en dépit du scepticisme de bien des savants, les campagnes de vaccination se développent, gagnant toute l’Europe et la Russie. En France, la statistique est sans appel : le taux de mortalité des troupeaux non vaccinés est de 9%, sans commune mesure avec les 1% chez ceux qui ont été vaccinés. Mais les opposants ne désarment pas. Ainsi Michel Peter, membre influent de l’Académie de médecine et chef de service à l’hôpital, par ailleurs grand-père d’Adrien Loir, neveu de Pasteur par alliance, rejette encore carrément l’origine microbienne des maladies infectieuses. Il proclame à l’Académie de médecine :
« Les découvertes des bactéries sont des curiosités de l’histoire moderne, certes intéressantes, mais à peu près sans nul profit pour la médecine. Elles ne valent ni le temps qu’on y passe, ni le bruit qu’on en fait. Après tant et de si laborieuses recherches, il n’y aura rien de changé en médecine, il n’y aura que quelques microbes de plus. (…) L’excuse de M. Pasteur, c’est d’être un chimiste qui a voulu, inspiré par le désir d’être utile, renforcer la médecine dans laquelle il est absolument étranger. » (Cité par Debré, 1995, p. 436)
Lassé des attaques contre lui, Pasteur avait cessé d’assister aux séances de cette académie. Il préfère surtout battre la campagne pour assurer la promotion des produits de son laboratoire.
Pourquoi et comment est atténuée la virulence ?
La question de l’atténuation des microbes, soulevée par Koch, demeure pourtant une réelle énigme. On se souvient qu’à la rentrée de 1879, des poules inoculées avec une culture de choléra aviaire abandonnée durant l’été sont restées bien vivantes (lire ici Un pari osé, vacciner contre la maladie du charbon). Or ce qui est sûr, c’est que les bactéries n’étaient pas mortes. Comment avaient-elles pu devenir non virulentes tout en ayant la capacité de protéger contre les formes virulentes, autrement dit de vacciner ? Car Pasteur comme Koch avaient montré que le passage du microbe d’animal à animal potentialise la virulence. Pour le premier, il devait exister des types différents du même germe, l’un pathogène et l’autre non. Tandis que pour Koch, le phénomène d’accroissement de la virulence s’expliquait par la purification du germe. Mais quid de l’atténuation, observée par hasard à cette fameuse rentrée 1879 puis systématiquement recherchée par divers procédés ?
Dans ses travaux sur les fermentations, Pasteur avait compris que la croissance des colonies microbiennes dépend de la quantité de nourriture disponible dans le milieu, et pour les aérobies, également de l’oxygène. Il y a donc possible compétition pour les substances nutritives. En fait Pasteur utilisera la compétition alimentaire pour expliquer le mécanisme de l’immunisation elle-même, au sein de l’organisme vacciné (lire ici La mise au point du vaccin anti charbonneux), mais en aucun cas comme facteur éventuel de sélection d’une souche microbienne non virulente. L’heure n’est pas encore, en France, au darwinisme naissant, pas plus qu’à la notion de mutation qui adviendra bien plus tard pour expliquer l’existence de souches distinctes d’une même bactérie. Il préfère s’en tenir à ce qu’il a directement observé. De longue date il avait noté les changements intervenus dans l’état des levures sous l’effet des conditions du milieu. Il avait remarqué que le vieillissement des levures rendait celles-ci incapables de bourgeonner. Il avait compris le rôle de l’oxygénation dans l’évolution du vin. Le pas ne restait plus qu’à être franchi : le vieillissement et l’oxygène sont alors pour lui les causes de l’atténuation des bactéries pathogènes. S’y ajoutera l’action des antiseptiques, comme on l’a vu dans la mise au point du vaccin anti charbonneux. Pour autant le mécanisme n’en est pas élucidé.
Lamarck ou Darwin ?
Lorsque parait en 1859 De l’origine des espèces de Charles Darwin (1809-1882), traduit et parvenu en France en 1862, Pasteur en entend évidemment parler mais s’y intéresse peu. L’origine des vivants et leur évolution n’est pas dans son axe de recherches, lui qui a combattu avec succès le dogme de la génération spontanée (lire ici La fin des générations spontanées). En outre en France on est à cette époque davantage porté vers le transformisme de Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829). Si bien que deux pistes d’explication peuvent se dessiner pour le mécanisme de l’atténuation microbienne.
La piste d’inspiration darwinienne, reposant sur le constat de la variabilité des espèces, laisse à penser qu’il pourrait exister des souches distinctes d’une même espèce microbienne, par exemple dans notre cas l’une virulente, l’autre non virulente. Dans ce cadre, il faudrait admettre que c’est le milieu qui sélectionne et favorise l’une ou l’autre variété, selon les conditions qui y règnent. Pasteur semble avoir au départ une préférence pour cette explication, qui sied à ce qu’il a déjà observé de la plasticité des microorganismes. En même temps, partageant une vision essentialiste, Pasteur croit en l’existence d’espèces microbiennes bien séparées. Or en France on est encore très marqué par le transformisme de Lamarck, le modèle darwinien de la sélection naturelle ne s’y imposera que tardivement, et Pasteur ne s’engage pas dans ce débat qui lui est étranger. C’est ce qui le conduit à se ranger à la thèse d’une action transformatrice directe du microbe sous l’effet de ce curieux vieillissement, joint à l’action de facteurs extérieurs (température, antiseptiques). Ainsi, la bactérie une fois transformée et remise en culture, par l’effet des multiplications cellulaires donne une colonie qui a conservé la nouvelle caractéristique : la non virulence.
Le modèle de l’effet direct du milieu sur la bactérie sera ensuite renforcé par les nombreux essais que mènent Pasteur et son équipe pour obtenir, à volonté, la non virulence ou la reprise de la virulence. En outre, Pasteur ayant observé la graduation possible de la virulence, il estime ce fait incompatible avec le modèle sélectif. Signalons pour mémoire que la conception darwinienne peut aussi bien rendre compte de la graduation.
Devenu ainsi le « maître des microbes », Pasteur peut supprimer leur virulence ou la redonner à volonté et, surtout, fabriquer des vaccins. À quand un vaccin pour l’humain ? L’épisode de la vaccination anti charbonneuse a sans doute donné des ailes à Pasteur qui rêve d’appliquer le procédé aux maladies humaines. Nous verrons dans les articles à venir comment et pourquoi il a choisi la rage qui consacra sa célébrité, et ouvrit la voie, quelques années seulement après sa mort, à la naissance de l’immunologie.
Références
Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographie, 1995.
Michel Morange, Pasteur, Gallimard, 2022.