Qu’est-ce que la maladie ? Le célèbre Hippocrate (Grèce, - Ve siècle), passé maitre en l’art du diagnostic, en attribuait l’origine au déséquilibre entre les 4 « humeurs » de l’organisme qu’il avait énumérées (sang, lymphe, bile jaune et son énigmatique bile noire). Parallèlement, le savoir empirique, accumulé dans le traitement des maladies, n’éclairait guère la question de leurs causes. Comment un chimiste, non médecin, a pu, en quelques années, révolutionner la vision de la maladie ?
Encore au milieu du XIXe siècle, la doxa de la faculté est des plus verbeuses : la maladie est une « prédisposition morbide ». Sa source réside dans le « tempérament », le « terrain », autre façon de désigner l’hérédité, rendant les guérisons tout aussi inexpliquées. La constitution de l’individu, voilà l’ennemi intérieur bien plus redoutable que le microbe, cet être insignifiant – en apparence – et largement méconnu. L’idée de causes externes n’est pourtant pas absente. On la trouve par exemple dans un traité des maladies à caractère épidémique publié en 1835 par le médecin français Ozanam, lequel les rapporte à deux sortes d’agents infectieux supposés, mais à la nature parfaitement inconnue :
- Les miasmes, issus de milieux insalubres et se propageant dans l’air pour contaminer surtout les plus faibles des individus.
- Les contages, humeurs émises par les malades eux-mêmes et portant la contagion (du latin tangere = toucher et con = avec) auprès de ceux que l’on côtoie.
Une confusion supplémentaire va s’installer : on emploie alors le mot virus (sans savoir de quoi il s’agit précisément) comme synonyme de contage. Tout cela sur fond de bataille entre hygiénistes et médecins des hôpitaux.
Hôpital ou boucherie ?
Avec l’urbanisation et l’industrialisation croissantes au XIXe siècle, avec le souci corolaire des miséreux devenant plus nombreux et surtout plus visibles, donc plus « gênants », se développe un mouvement hygiéniste qui entend promouvoir des pratiques individuelles et collectives pour assurer la bonne santé et prévenir les maladies. Car l’époque des grandes épidémies, notamment la peste, est demeuré dans toutes les mémoires. Dans le même temps, la situation dans les hôpitaux est catastrophique : les gens craignent plus d’y mourir que n’espèrent être soignés. Lors de la guerre de 1870, le bilan des hôpitaux militaires est accablant : sur 13 173 amputations pratiquées, 10 006 sont conclues par un décès.
Outre la poussière et la crasse générale des locaux, les chirurgiens opèrent dans des conditions déplorables. Les salles d’opération sont des « moulins » : entrent et sortent à tout moment des étudiants, la famille du blessé, les personnels de service. Pire, le chirurgien met son point d’honneur à revêtir une blouse noire maculée de sang et de pus. Il essuie parfois son scalpel dans son mouchoir avant d’attaquer la peau du malheureux. Dans les grandes salles communes, se côtoient mourants et valides, grands malades et convalescents. Les bassins de déjection et le linge sale gisent à leurs pieds.
La situation a empiré par rapport aux siècles précédents. On le doit en grande partie à l’influence de François Broussais, médecin de la Grande Armée, élève de Bichat et de Pinel. Professeur au Val de Grâce, il promeut ses méthodes fondées sur l’idée que la plupart des maladies, notamment les infections post-opératoires, sont des inflammations qui nécessitent l’emploi de décongestionnants. Il met à l’honneur la charpie et le cataplasme à base de farine de seigle, de guimauve, de navet, de carotte et d’oignon. Pour Broussais, la guérison d’une blessure grâce à l’eau de vie, pratique traditionnelle, n’est qu’un effet du hasard. Exit donc l’usage des désinfectants : alcool, eau bouillie, vin, vinaigre, alun, vert-de-gris, écorce de figuier, eau de chaux, tous produits qui furent employés favorablement au cours des siècles. Plus question de cautériser les plaies au fer rouge, pratique jugée barbare et dépassée. Le chirurgien doit agir vite et de façon habile pour que le patient ne se vide pas de son sang : si la plaie suppure et que le patient meurt, qu’y peut-il ?
À ce stade, aucun lien n’est établi entre ces infections post-opératoires et les grandes maladies épidémiques pour lesquelles la prévention repose sur des mesures radicales : l’éviction, la quarantaine ; la fermeture des puits contenant une eau contaminée. De toute façon les désinfectants, consacrés par la tradition et dédaignés par les chirurgiens, ne servent pas de remèdes à la maladie déclarée, ils ne sont que des facteurs, pas toujours garants, de prévention.
C’est dans ce contexte qu’une nouvelle approche de la prévention va s’imposer, non sans mal. Deux camps s’affrontent. D’un côté les hygiénistes, parmi lesquels il y a, mais pas seulement, des médecins – ceux-là sont hostiles à la thèse de la génération spontanée (Pasteur face au dogme de la génération spontanée et La fin des générations spontanées). De l’autre les médecins hospitaliers, dont beaucoup sont les « mandarins » enseignant dans les facultés, ainsi que des médecins de ville. Ces derniers, attachés au colloque singulier avec le patient, craignent de perdre leur clientèle si la maladie s’éloigne grâce à l’hygiène.
Asepsie et antisepsie
Vers la fin de la guerre de 1870, le chirurgien Alphonse Guérin, doyen de la faculté de médecine de Paris, met au point un procédé de bandage des plaies qui fera merveille. La plaie est d’abord passée à l’eau phéniquée ou à l’alcool camphré, puis empaquetée dans plusieurs couches d’ouate. Guérin, pasteurien, s’est explicitement inspiré des méthodes du grand savant : tuer les microbes aux désinfectants, empêcher ensuite la contamination par l’air, le coton étant un très bon filtre à germes, comme l’avait montré Pasteur.
Guérin s’est-il en outre inspiré de Semmelweis (médecin obstétricien hongrois, 1818-1865), fondateur de l’asepsie qui avait, non sans mal, imposé le lavage des mains avant toute intervention ? C’est peu probable : Pasteur ne fit jamais allusion à lui, et il resta très largement inconnu en Europe jusqu’à la thèse de médecine de 1924 de Louis-Ferdinand Destouches, alias Céline. À moins que Guérin ait eu vent des travaux de Lister (chirurgien britannique, 1827-1912) qui avait lu les communications de Pasteur de la fin des années 1850 à l’Académie des sciences de Paris ? Lister s’était intéressé à la gangrène et avait fait le lien entre l’infection post-opératoire et le pus. Il utilisait l’acide phénique, déjà connu pour éliminer l’odeur nauséabonde des égouts, et il expliqua son rôle dans l’élimination des microbes, fondant ainsi l’antisepsie.
L’antisepsie, cheval de Troie du microbe pasteurien
Lorsqu’il se rend à l’Hôtel-Dieu pour mener son enquête, Pasteur est frappé par leur situation épouvantable en matière d’hygiène. Guérin lui a en effet commandé une expertise sur l’usage des pansements ouatés qu’il a préconisés et employés. Pasteur expérimente sur des animaux : la plaie couverte par le pansement de Guérin guérit dans la plupart des cas, pas celle laissée à l’air. Le 1er août 1876, il note dans son cahier d’expérience :
On cite le fait d’aiguilles à coudre qui parcourent le corps sans accident, de balles de plomb qui séjournent des années dans telle ou telle partie du corps. D’autre part, on dit : un corps étranger provoque la formation de pus, d’un abcès… Il y a contradiction. (…) Il me vient donc cette idée que le corps étranger, quand il amène le pus, ce qui, on vient de le voir, n’est pas constant, doit apporter un germe, lequel germe, lui, serait cause de la formation du pus. Cette idée est bizarre, mais néanmoins je veux l’éprouver par l’expérience.
(Debré)
Pour Pasteur, cela saute aux yeux : les agents de la maladie sont les microbes, ces êtres microscopiques qu’il a observés à de multiples reprises sous son microscope. Mais comment convaincre la médecine ? Il propose d’introduire sous la peau d’un cobaye de l’urine vieillie où il a décelé la présence de germes en chapelets et, à titre de témoin, un corps étranger passé à la flamme et avec toutes sortes de précautions : lavage et flambage des mains, emploi d’eau bouillie, stérilisation du matériel. Son neveu et collaborateur Adrien Loir note ainsi l’obsession de l’hygiène chez son oncle :
Le lavage des mains était fait selon un rite. Dans un coin du laboratoire, il y avait un évier profond, au-dessus duquel était fixé un robinet pour l’amenée de l’eau, un porte savon se trouvait à sa droite. Pasteur m’avait appris à me savonner longuement les mains, puis à laver le savon à grande eau avant de le remettre à sa place afin qu’il soit toujours trouvé propre par celui qui aurait à s’en servir. (…) Ce lavage des mains se répétait constamment dans la journée. (…) Pasteur avait la phobie de la poignée de mains, et c’est probablement ce qui le faisait trouver hautain. Il ne tendait jamais la main. Lorsque par hasard il avait reçu la visite d’un étranger au laboratoire, particulièrement quand c’était un médecin, s’il n’avait pu se soustraire à ce geste consacré de politesse, il me faisait un léger signe que je connaissais bien en me désignant de la tête le lavabo dont j’allais ouvrir le robinet.
(Ibid)
Antisepsie et asepsie finirent par s’imposer en médecine en ce dernier quart du XIXe siècle – non sans résistances. Pasteur y aura largement contribué. Ce fut avant tout pour lui un moyen d’affirmer la suprématie de « son » microbe, devant les médecins qui assistent à ses conférences. Ainsi Casimir Davaine admet qu’il faut renoncer au concept de miasme. Lorsque Jean-Antoine Villemin tente de transmettre la tuberculose par inoculation, la faculté résiste. L’enjeu est dans la balance entre clinique et laboratoire. Puissant mandarin à l’hôpital Lariboisière, Edouard Chassaignac raille la chirurgie de laboratoire qui fait mourir les animaux sans épargner les hommes :
Il faut que tout ce qui sort du laboratoire soit circonspect, soit modeste, réservé, tant qu’il n’a pas reçu la sanction des longues et patientes recherches du chirurgien, tant qu’il n’a pas obtenu cette manière d’investiture clinique sans laquelle il n’y a pas de véritable science médicale et pratique.
(Debré)
Tandis que Pasteur écrivait :
Que le physicien et le chimiste s’éloignent de leurs laboratoires, que le naturaliste délaisse ses collections et les voyages, et sur-le-champ ils deviennent incapables de la moindre découverte. Les conceptions les plus hardies, les spéculations les plus légitimes, ne prennent un corps et une âme que le jour où elles sont consacrées par l’observation et l’expérience. Laboratoire et découverte sont des termes corrélatifs. Supprimez les laboratoires, les sciences physiques deviendront l’image de la stérilité et de la mort. Hors de leurs laboratoires, le physicien et le chimiste sont des soldats sans arme sur le champ de bataille.
(Latour)
En renouvelant la vision de la maladie – expliquée par des microbes exogènes et pathogènes –, Pasteur offrit à l’hygiénisme un appui considérable. Si les hygiénistes ont vu en lui leur meilleur allié, Pasteur a trouvé auprès d’eux un formidable levier de diffusion de ses idées et de ses méthodes. Or ces méthodes pouvaient-elles suffire à éloigner toutes les maladies et surtout à empêcher les contagions ? Pouvaient-elles soigner des maladies comme le typhus, la tuberculose, la syphilis ou la rougeole ? Avec « son » microbe, Pasteur tient un argument de poids, qui lui a permis de remporter ses premières victoires : les fermentations expliquées et maitrisées (L’énigme des fermentations et Une fermentation peut en cacher une autre) ; la fin des générations spontanées ; la lutte contre la maladie des vers à soie (Pasteur combat la maladie du ver à soie). Or la médecine ne s’y intéresse guère. L’occasion d’emporter l’adhésion lui sera donnée à partir de 1877, lorsqu’il s’occupe de la maladie du charbon qui décime les troupeaux, atteignant l’homme à l’occasion.
Références
Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographie, 1995, p. 284, 308.
André Giordan (sous la dir.), Histoire de la biologie, Technique et Documentation – Lavoisier Paris 1989, p. 310.
Bruno Latour, Pasteur : une science, un style, un siècle, Perrin, Institut Pasteur.