Bénédiction pratique qui a permis très tôt à l’humanité de fabriquer du pain, du vin, de la bière, de conserver le lait, les fermentations restèrent longtemps entourées d’un épais mystère. Le terme a été employé à tort et à travers pour désigner toutes sortes de transformations inexpliquées et aussi diverses que la digestion ou la formation de l’embryon. Si Lavoisier en a dévoilé le mécanisme chimique, on doit à Pasteur d’y avoir mis au jour le rôle des microorganismes. Non sans que le siècle suivant apporte de nouvelles surprises.
L’article précédent a décrit comment le terme de fermentation, utilisé jusqu’au XVIIIe siècle pour désigner un large spectre de transformations, se restreint, grâce à Lavoisier, au processus de décomposition du sucre en éthanol et gaz carbonique. Or Lavoisier néglige la levure ; par la suite les chimistes lui attribueront un rôle de catalyseur de la réaction, sans pouvoir se résoudre à l’intervention d’un agent biologique. Lorsque l’industriel Bigo soumet à Pasteur les problèmes rencontrés dans la fabrication de l’alcool à partir du jus de betterave sucrière, notre « savant de la République » se lance dans une aventure qui l’amènera à dévoiler la nature exacte de la levure.
Etrange détour par la cristallographie
Signalons que la lumière naturelle ordinaire vibre aléatoirement dans tous les plans de l’espace. Lorsqu’elle traverse un cristal, elle vibre dans un plan unique ; on la nomme lumière polarisée. En 1844, le chimiste allemand Mitscherlich avait communiqué à l’Académie des sciences de Paris ce surprenant résultat : l’acide tartrique (qu’on trouve dans le raisin, sans rapport avec un dépôt calcaire), éclairé par de la lumière polarisée, dévie le plan de polarisation vers la droite. Il a une « activité rotatoire » qualifiée de dextrogyre (qui fait tourner vers la droite). Or son isomère de même formule C4H6O6, appelé acide paratartrique ou racémique est dépourvu d’activité rotatoire.
La cristallographie avait déjà mis en évidence la dissymétrie des cristaux. Le physicien Jean-Baptiste Biot (1774-1862) montre que l’activité rotatoire se manifeste chez les cristaux présentant une dissymétrie, tandis qu’elle n’existe pas chez les cristaux symétriques. En outre il observe que certaines substances organiques, y compris en solution, font dévier le pan de polarisation.
Intrigué et fasciné par ces faits, Pasteur s’interroge : l’acide racémique est-il un cristal doté de symétrie, contrairement à son isomère tartrique ? Il découvre que le racémique est en fait un mélange de cristaux dextrogyres et de cristaux lévogyres (déviant le plan de polarisation vers la gauche). Cette découverte pose aussitôt le problème de savoir comment est dirigé l’agencement des mêmes atomes tantôt vers la forme dextrogyre et tantôt vers l’isomère lévogyre. Plus intriguant encore, le fait que de nombreuses molécules organiques – issues de la biosynthèse naturelle – sont dissymétriques. Quand le vivant s’invite dans la chimie, il y a de quoi bousculer. Tandis que cela va renforcer la conviction vitaliste de Pasteur à l’origine de sa recherche sur le rôle des microorganismes. Mais des pièces manquent encore au puzzle pour résoudre le problème de M. Bigo.
L’invitée inattendue : la fermentation lactique
Pour obtenir le yaourt, on utilise le lait aigri lui-même comme ferment. Mais de quoi s’agit-il ? Car le lait caille sous l’action de l’acide lactique libéré par cette fermentation. En 1849, Biot soumet à Pasteur l’énigme suivante. Il est connu que la pomme de terre fermente en donnant de l’alcool amylique (pentanol C5H11OH), doté d’un pouvoir rotatoire. Or Biot identifie un isomère dépourvu d’activité rotatoire et les deux isomères cristallisent en formant les mêmes facettes hémiédriques : voici une exception au lien établi entre hémiédrie ou dissymétrie et pouvoir rotatoire.
Pasteur est convaincu que l’existence de l’isomère optiquement actif est liée à l’intervention du ferment. Comme la formation du pentanol actif s’accompagne souvent d’acide lactique, Pasteur décide de s’intéresser à celui-ci. Il avait été isolé dès 1780 par Carl Scheele (1742-1786), à nouveau décrit en 1813 par le directeur du Jardin des Plantes de Nancy qui le nomma acide de Nancy. En 1843, Pasteur avait pris connaissance d’un fait rapporté dans un compte rendu à l’Académie des sciences : l’acide lactique inhibe l’action de la fermentation alcoolique ; pour la réactiver, il suffit d’ajouter de la craie, connue pour neutraliser l’acidité. Observant une fermentation lactique, il remarque des taches grises qui ne révèlent rien au microscope. Il a l’idée de cultiver ces dépôts dans un milieu nutritif simplifié. C’est le succès : la fermentation lactique s’y produit au point qu’il identifie au microscope des bâtonnets qu’il interprète comme la « levure lactique ». Publiant en août 1857 Mémoire sur la fermentation lactique, Pasteur y affirme :
Au point où je me trouve de mes connaissances sur le sujet, quiconque jugera avec impartialité le résultat de ce travail et ceux que je publierai prochainement, reconnaîtra avec moi que la fermentation se trouve corrélative de la vie, de l’organisation des globules, non de la mort ou de la putréfaction de ces globules, pas plus qu’elle n’y apparaît comme un phénomène de contact où la transformation du sucre s’accomplirait en présence de ferments sans lui rien donner, sans lui rien prendre.
(Debré, 1994, p. 122)
Et vlan pour les thèses de Liebig et Berzelius ! (voir article Fermentation : mystérieuse transmutation ou banale réaction chimique ?) Pasteur est de plus en plus persuadé que toutes les fermentations sont l’œuvre de ces globules microscopiques dont il révèle petit à petit la variété. Et il n’oublie pas la demande de M. Bigo. Comme l’écrit sa femme Marie au père de Louis :
Louis continue à travailler avec ardeur. Il est plongé maintenant dans le jus de betteraves jusqu’au cou. Il passe ses journées dans une fabrique d’alcool.
(Debré, 1994, p. 108)
Préserver et réparer la fermentation alcoolique
La demande des betteraviers a offert à Pasteur l’occasion d’un travail à la fois expérimental et théorique Dans Mémoire sur la fermentation alcoolique paru en 1860, il donne cette définition :
J’appelle fermentation alcoolique, la fermentation qu’éprouve le sucre sous l’influence du ferment qui porte le nom de levure de bière. (…) Car il n’y a pas d’hésitation, c’est la levure qui fait la fermentation et non l’inverse.
(Debré, 1994, p. 125)
Mais il va beaucoup plus loin quant à la signification exacte du phénomène. La fermentation n’est pas autre chose, pour les levures, que leur mode de nutrition naturel. Lorsque Liebig ou Berzelius disent qu’ils obtiennent des fermentations en ajoutant des substances comme la caséine, l’albumine, le gluten, il ne s’agit pas pour Pasteur de ferments inertes mais d’aliments qui nourrissent les levures. Cette considération nutritionnelle résout le paradoxe soulevé par le baron d’Empire et chimiste Thenard : à l’issue d’une fermentation, on trouve moins de levure qu’on en avait mise au départ, car la levure vivante utiliserait les composés de la levure morte. Et Pasteur le démontre : l’azote des levures mortes est récupéré par les levures vivantes et incorporé en elles. Il ne s’agit pas du gaz de l’atmosphère N2 mais de l’élément N contenu dans les composés organiques. Il obtient de même un bouillon de culture tout aussi efficace en utilisant un sel d’ammoniaque, et il établit du même coup la nécessité des sels minéraux, en particulier les phosphates.
Pasteur identifie aussi la présence de composés plus complexes comme produits de la fermentation : glycérine, acide succinique, acides gras, cellulose. Ces produits sont issus du sucre : il les quantifiera et les comparera plus tard dans les vins de différentes provenances.
Les betteraviers savent désormais ce qui rend la fermentation alcoolique défectueuse. Comme la levure de bière ne produit jamais spontanément d’acide lactique, et puisque les bacilles lactiques ont pu être observés, il faut conclure que c’est par accident que le jus de betteraves a été contaminé. Pasteur suspecte l’air de contenir le bacille lactique : lorsque l’air est chauffé au rouge, aucune fermentation parasite ne se produit. En présence de bacille lactique, l’alcool est produit en moindre quantité et accompagné d’acide lactique. Quant à la mauvaise odeur, elle est due à l’hydrogénation des nitrites de la betterave. Malicieux clin d’œil, il sera établi par la suite que le jus de raisin est, en règle générale, protégé d’autres fermentations que l’alcoolique par l’acide tartrique. Celui-là même qui avait conduit Pasteur sur le chemin des microorganismes.
Au-delà du problème de M. Bigo, la portée de ce résultat est considérable et ne manque pas de faire alors débat. La levure n’est pas cet agent miraculeusement ou providentiellement placé là pour le profit exclusif de l’Homme. C’est un « banal » être vivant qui se nourrit de sucre et d’autres substances du jus de raisin ou de betterave, fabriquant sa propre substance pour multiplier ses cellules. Si de l’alcool et du gaz carbonique se forment, c’est qu’une partie du sucre utilisé a été « perdue » par les levures à qui la fermentation procure aussi l’énergie nécessaire aux biosynthèses.
Autre conclusion décisive : les « microbes » ne sont pas le fruit de la décomposition mais leur agent. Point de génération spontanée donc, mais cela est une autre histoire. Occasion d’adresser un autre clin d’œil, à Van Helmont cette fois qui affirma, deux siècles plus tôt, l’existence des ferments – on dira désormais microbes – depuis le « commencement du monde ».
Ultime rebondissement
Si les travaux de Pasteur sur les fermentations furent progressivement adoptés en France, il n’en fut pas de même en Allemagne où l’influence de Liebig restait forte. En chimiste pur et dur, celui-ci ne voulait pas admettre que les fermentations pussent être, aussi, un phénomène biologique. En 1869 Liebig lit devant l’Académie royale des sciences de Munich un long mémoire où il conteste la thèse pasteurienne, au motif notamment qu’il n’a pas réussi à reproduire certaines expériences de son collègue. Pasteur contre-attaque : il se dit prêt à un arbitrage par un jury scientifique, à condition que Liebig en assure les frais. Liebig ne daigne pas répondre et lorsque Pasteur se rend à Munich, Liebig le reçoit debout, ne fait pas asseoir son visiteur et refuse toute discussion au motif qu’il est souffrant.
Pasteur a-t-il définitivement gagné la bataille ? On peut le penser à ce moment quand, à la fin du siècle, Marcellin Berthelot (1827-1907) et d’autres découvrent les ferments solubles : ce sont les diastases (appelées plus tard enzymes) qui, sans germes vivants, induisent des fermentations. En 1897, mais il est trop tard pour Pasteur décédé deux ans plus tôt, Eduard Buchner (1860-1917) reproduit la fermentation alcoolique à l’aide d’un extrait acellulaire de levure : cet extrait contient un mélange des 3 enzymes qui catalysent successivement les 3 étapes du passage du sucre au gaz carbonique et à l’alcool. La fermentation est bien un phénomène chimique, reproductible en dehors de la cellule, in vitro. Toutefois, il ne peut être obtenu sans le concours de molécules issues d’une fabrication biologique. La biochimie vient de faire son entrée dans le paysage de la science.
Bibliographie
Debré Patrice, Louis Pasteur, Champs biographie Flammarion Paris 1994.
Zarka Yves, Lavoisier le chimiste français, Chemins de tr@verse 2015.