Tests ADN, génie génétique, séquençage du génome sont quelques-unes des expressions que l’« honnête homme » du XXIe siècle ne saurait ignorer, à défaut d’en connaître le détail et l’origine. Si le mystère (ou l’énigme, selon les conceptions philosophiques) de la vie n’est pas épuisé par toutes les découvertes qu’apporte la biologie moléculaire à partir des années 1940, on serait en passe de dire que l’« âme » aristotélicienne a quasiment livré ses secrets : l’ADN, acide désoxyribonucléique, macromolécule du noyau cellulaire dont la structure en double hélice est bien popularisée, est le dépositaire d’une information assurant la direction et la régulation de l’édification des organismes vivants. Aristote n’aurait pas mieux dit : l’ADN, avatar moderne de l’âme, informe la matière vivante. Les informaticiens le disent à leur façon : il contient le programme qui assure la transmission de la vie et dont l’exécution règle les fonctions vitales.

C’est en s’intéressant à toutes les découvertes qui ont émaillé cette période autour du milieu du XXe siècle où il est étudiant puis chercheur que Jacques Monod est parvenu à élucider le mécanisme de l’induction enzymatique, petit fait anodin et presque anecdotique pourtant. Ce faisant, il a fourni à cet édifice une contribution majeure qui lui a valu le prix Nobel de physiologie ou médecine en 1965, partagé avec ses collègues André Lwoff et François Jacob. Nous avons relaté dans les articles précédents parus ici même les premières étapes des travaux qui ont conduit à cette reconnaissance. Il nous faut à présent ouvrir une large parenthèse sur la révolution que connait la biologie au cours du XXe siècle afin de connaitre le contexte des découvertes de Monod et ses alliés pour en comprendre les développements que nous reprendrons une fois la parenthèse refermée.

Origine du nouvel être et hérédité : on nage en plein mystère

L’hérédité est un fait relativement trivial puisque les enfants ressemblent plus à leurs parents qu’à des personnes étrangères. Ne dit-on pas que Pierre a hérité du nez de sa mère ou des oreilles de son père, de la bouche de son grand-père ? Un premier paradoxe se glisse pourtant dans cette affirmation : les enfants ressemblent en effet à leurs ascendants, mais ne leur sont pas identiques. C’est logique puisque le père et la mère ne sont pas identiques entre eux non plus. Ce qui souligne cette autre énigme : précisément, pourquoi ne le sont-ils pas ? À cela s’ajoute l’étrangeté de l’atavisme, qui fait que des caractères présents chez les aïeux se retrouvent après deux ou trois générations.

Cette énigme est reliée au problème de l’origine du nouvel individu né de la rencontre de ses deux parents. On en ignore tout, ou presque, jusqu’au XIXe siècle, si bien qu’on en est réduit aux conjectures.

Trois thèses s’affrontent, avec des variantes, dès l’Antiquité :

  1. L’ovisme, plus ou moins strict. L’être ne se développe qu’à partir de l’œuf, le sperme pouvant, au mieux n’avoir qu’un rôle d’activateur. Cette thèse s’accorde davantage avec le cas des animaux ovipares, quoiqu’elle soit aussi postulée chez les vivipares. Pour Aristote, le sperme est dépositaire de la forme ou aura seminalis (nous pourrions dire en termes actuels l’information) tandis que la matrice femelle chez les uns (puisque l’œuf des Mammifères est inconnu), l’œuf chez les autres, fournit le support matériel pour construire l’embryon. L’ovisme est la théorie la plus en vogue au XVIIe siècle. Elle est confortée par l’option préformationniste qui l’accompagne : le fœtus existerait en miniature dans l’œuf et ne ferait que grandir et se déployer. L’ovisme est corroboré empiriquement avec la reconnaissance de l’œuf chez le Mammifère (en fait le follicule) par Reinier de Graaf en 1668. Toutefois, lorsque le russe De Baer en 1827 identifiera l’ovule à l’intérieur du follicule, l’ovisme était déjà rejeté.
  2. La théorie de la double semence. Elle postule une contribution égale des deux semences dans l’édification du nouvel individu. Chaque parent fournit une semence dont le mélange produit le descendant. Les faits d’hérédité poussent évidemment dans ce sens, même si Aristote les aurait expliqués par son aura seminalis. La thèse est pourtant défendue dès l’Antiquité, notamment par le célèbre Hippocrate, dans une option résolument matérialiste. Les semences contiendraient des particules issues de toutes les parties du corps. Suite à la rencontre des semences mâle et femelle, les parties similaires s’assemblent et constituent les ébauches des organes : l’embryogenèse peut commencer. La thèse de la double semence a plutôt la faveur des partisans de l’épigenèse, mais peut aussi bien être défendue par les préformationnistes.
  3. L’animalculisme. C’est au plan logique la troisième possibilité, donnant au sperme le rôle de précurseur de l’embryon, se développant grâce à l’apport de nutriments de la matrice maternelle, ou de l’œuf des ovipares réputé riche en nourriture. Peu défendable pour des raisons évidentes, cette thèse prendra un peu d’épaisseur lorsque en 1677 Antoni Van Leeuwenhoeke met en évidence des « animalcules » dans le sperme grâce à son microscope. Le spermatozoïde qui reste à nommer se voit placé comme dépositaire à son tour de l’embryon en miniature, comme l’est l’œuf dans l’ovisme. D’où le terme animalculisme.

La cellule restant à « inventer », la controverse se perpétue. Dans la première moitié du XVIIIe siècle le français Maupertuis (1698-1759), qui s’intéresse aux faits d’hérédité, reprend l’explication d’Hippocrate, et le célèbre naturaliste Buffon le suivra sur ce terrain. Or cette explication, « rustique » et mécaniste, ne dispose d’aucune assise empirique et ne conduit à aucun développement expérimental. En outre la question de l’hérédité reste embrouillée par un vocabulaire qui ajoute à la confusion : on évoque le « sang » des aïeux ; on a le sang « fort » ou « faible », etc. Les observations sur l’hérédité ne manquent pas pourtant, notamment chez les éleveurs. Mais chaque défenseur de telle ou telle théorie néglige les résultats qui ne vont pas dans son sens. Le métissage qui fait apparaitre des phénotypes intermédiaires ne se produit pas dans tous les cas, si bien que lorsque des lapins naissent avec le pelage, la taille et les oreilles de leur père, les animalculistes peuvent crier victoire.

On a toujours besoin de petits pois chez soi

C’est un obscur moine de Moravie (province autrichienne, sur le territoire de l’actuelle Tchéquie) qui va fournir l’essentiel de la solution à la problématique de l’hérédité : pouvoir être à la fois semblable et dissemblable à ses géniteurs. Johann Mendel (1822-1884), dit frère Gregor, publie deux mémoires sur l’hybridation, en 1865 et en 1870. Dans les jardins du monastère, il effectue des expériences minutieuses de croisement (= reproduction contrôlée) entre variétés de petits pois.

253 hybrides [tous à graine ronde = lisse] ont donné dans la deuxième année d’expérience 7324 graines parmi lesquelles 5474 étaient rondes ou arrondies et 1850 ridées anguleuses. D’où l’on déduit le rapport 2,96/1.

(Serres, 1997)

Entretemps, la sexualité des plantes a été admise et les botanistes savent que la reproduction sexuée implique la pollinisation du pistil de la fleur par le pollen des étamines, et qu’une fécondation a bien lieu à l’instar de ce qui se produit dans le règne animal. Mendel passe des statistiques aux probabilités et énonce alors les premières lois de l’hérédité. Le fait que l’hybride de première génération possède à 100% le caractère de l’un des géniteurs est expliqué par un phénomène de dominance. Le moine introduit la notation restée célèbre A et a. désigne la variante dominante du caractère (ici le pois rond-lisse) et la variante dominée dite récessive (ici le pois ridé- anguleux). Mais quel serait le support matériel de ces facteurs supposés ? Il n’en a pas la moindre idée. En outre ses travaux seront peu diffusés car ils n’intéressent pas le botaniste en vue à l’époque, Carl Naegeli. Darwin soi-même en reçoit un exemplaire mais ne s’y attarde pas. Il faut attendre 1900 pour qu’ils soient redécouverts, indépendamment par Carl Correns, Erich Tschermak et Hugo de Vries, puis développés par ce dernier. On appellera désormais gène l’unité de transmission héréditaire, dont on ignore toujours la nature, la localisation et le mode d’action.

Des gènes oui, mais de quoi sont-ils faits ?

Si dans les années 1860 sont découverts les chromosomes dans des figures de mitose (=division cellulaire ordinaire), l’américain Sutton en soupçonne leur rôle de support de l’hérédité à partir de 1903. Au début des années 1920, le généticien américain Thomas H. Morgan effectue des croisements entre des variétés d’une espèce de mouches appelée Drosophile. Avec Alfred Sturtevant, il dresse, sur la base de l’analyse statistique des résultats, des cartes génétiques précises qui situent les emplacements des gènes les uns par rapport aux autres sur un même filament chromosomique. Or chez la Drosophile précisément, on avait noté l’existence de chromosomes géants dans les cellules des glandes salivaires, caractérisés par une alternance de bandes. Les altérations décelées dans ces bandes transversales le long du chromosome géant semblaient coïncider avec les cartes génétiques établies par Morgan. La localisation des gènes sur les chromosomes était établie, en même temps que la théorie chromosomique du gène. Mais la nature exacte de celui-ci est encore inconnue, ou en tout cas incertaine, bien qu’on connaisse à cette époque les acides nucléiques mis en évidence au siècle précédent dans les noyaux cellulaires. La nucléine, comme il l’appelle alors, avait été identifiée par l’allemand Miescher vers 1860 à partir d’extraits de noyaux cellulaires, ainsi que ce qui la caractérise chimiquement : la présence de l’élément phosphore ( P ). A quoi sert-elle ? Personne alors n’en sait rien.

La génétique reste ainsi formelle d’un côté, pratique de l’autre dans ses conséquences agronomiques, ce qui explique son financement par les lobbies des semenciers aux USA. Elle n’est pas encore en mesure de prendre en charge les trois problèmes qu’elle induit pourtant :

  1. Quelle est la nature chimique des gènes ?
  2. Quel est leur mécanisme d’action, comment passe-t-on du génotype (= les paires de gènes situés sur les chromosomes) au phénotype (= le ou les caractères manifestés), aussi bien dans la cellule qu’à l’échelle de l’organisme entier ?
  3. Comment expliquer leur faculté d’autoréplication qui assure que les mêmes gènes se retrouvent dans toutes les cellules issues de l’œuf par division, et donc dans les gamètes (= cellules sexuelles) assurant la transmission générationnelle ?

Isolée des autres disciplines de la biologie, la génétique fut également mal accueillie par les évolutionnistes, déroutés par des mutations génétiques s’accordant mal avec la variabilité des caractères quantitatifs (taille, poids, …) alors largement étudiée. Ce sont des généticiens mathématiciens (Haldane, Wright, Fisher) qui furent les artisans du lent rapprochement, en faisant naître dans les années 1920-1930 la génétique des populations. Celle-ci a cherché à appliquer les lois de Mendel à l’échelle des populations, permettant de mieux comprendre le phénomène de spéciation (= naissance d’une nouvelle espèce) et l’adaptabilité des espèces à l’environnement grâce à leur variabilité génétique.

La génétique classique, si elle est intéressante d’un point de vue formel et d’un point de vue pratique – elle intéresse notamment la médecine pour le diagnostic des maladies héréditaires – occupe alors une place mineure par rapport à la biochimie qui a pris son essor à la fin du XIXe siècle. C’est ainsi qu’elle est encore peu connue en France et à peine enseignée au moment où Jacques Monod entreprend ses recherches. En outre, non seulement la biochimie domine, mais elle n’en a presque que pour les protéines. Celles-ci tiendront-elles indéfiniment le haut du pavé ?

Bibliographie

André Giordan, Histoire de la biologie Tome 2, Lavoisier Tec&Doc, 1991.
Michel Serres (sous la dir), Éléments d’histoire des sciences, Larousse – Bordas, Paris, 1997.
Alfred H. Sturtevant, A history of genetics, Cold Spring Harbor Laboratory Press – Electronic Scholarly Publishing Project, 1965 – 1967 - 2001.