Les travaux du généticien américain Thomas H. Morgan dans les années 1920 établissent la localisation des gènes sur les chromosomes. Les énigmatiques unités de transmission héréditaire postulées par le moine Gregor Mendel vers la fin du XIXe siècle par ses travaux sur le petit pois prennent de la consistance en se voyant attribuer un support matériel. La génétique dite classique a fait son entrée dans le règne végétal comme dans le règne animal pour expliquer les phénomènes d’hérédité, au risque que certains idéologues l’utilisent de façon abusive. Pour les biologistes et pour les chimistes, la question centrale devient alors : de quoi sont faits les gènes ? Deux candidats se présentent assez spontanément du fait de la localisation chromosomique : les protéines et les acides nucléiques, tous deux constituants des chromosomes. L’épisode précédent a souligné la domination des protéines entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Place à présent aux acides nucléiques, dont la conquête de la place ne fut pas une mince affaire.
Les acides nucléiques ont bien été mis en évidence vers la fin du XIXe siècle (1869) par l’allemand Miescher, lequel isole à partir de noyaux cellulaires une substance qui n’a pas les propriétés des autres substances organiques alors connues. Il la nomme de façon descriptive nucléine. Au plan chimique, on y retrouve les quatre éléments habituels des constituants du vivant : Carbone, Hydrogène, Oxygène, Azote, auxquels vient s’ajouter le Phosphore. La technique chimique en identifiera un peu plus tard la structure : la répétition – en mode polymérisation – d’un motif appelé nucléotide combinant de l’acide phosphorique, un sucre et une base azotée. Ces polynucléotides reçoivent leur nouvelle appellation d’acides nucléiques, dont on identifiera deux variétés : ADN (acide désoxyribonucléique) et ARN (acide ribonucléique). Le sucre de l’ADN est le désoxyribose, tandis que l’ARN lui substitue le ribose. Les deux sortes ont en commun trois des quatre bases azotées : l’adénine (notée A) ; la guanine (notée G) ; la cytosine (notée C). Elles diffèrent également par la quatrième base : Thymine (notée T) pour l’ADN et Uracile (notée U) pour l’ARN.
À quoi peuvent bien servir les acides nucléiques ?
En 1928, le médecin britannique Fred Griffith étudiait la pneumonie et son agent infectieux le Pneumocoque. Il met en évidence un étrange phénomène : la transformation bactérienne. Deux souches de Pneumocoque sont isolées, l’une virulente (=pathogène) est dotée d’une capsule de nature glucidique, l’autre inoffensive est dépourvue de capsule. La souche inoffensive acquiert la virulence lorsqu’elle est au contact de la souche virulente pourtant soigneusement tuée : elle a alors synthétisé la capsule. Un facteur inconnu, passé d’une souche à l’autre, a transformé la bactérie. L’américain Avery va chercher à isoler puis caractériser le facteur transformant : dix ans passés à améliorer son protocole expérimental, et il parvient à la conclusion qu’il s’agit d’ADN. Or la communauté des biologistes doute encore, au milieu des années 1940, puisqu’on est largement persuadé que les gènes sont des protéines. En France, André Boivin à l’Institut Pasteur ne parvient pas à reproduire les résultats d’Avery sur la bactérie Escherichia coli. Le doute est donc encore de mise.
C’est le « groupe du phage » comme il fut baptisé, emmené par Max Delbrück au Cal Tech (USA) qui fournira, près d’une décennie plus tard la confirmation de la conclusion d’Avery.
Dans l’intervalle, on en a appris plus sur les virus. Ce sont les plus petits êtres biologiques connus. Parasites absolus, ils sont formés d’un fragment d’acide nucléique (selon les espèces ADN ou ARN) entouré d’une enveloppe ou capsule de protéines. Ils ne présentent pas de métabolisme : ils ne se nourrissent pas, ils paraissent inertes. Cependant, en infectant son hôte, le virus détourne sa machinerie métabolique à son profit, se faisant ainsi reproduire en de très nombreux exemplaires, prêts à infecter de nouvelles cellules. On nomme bactériophages (ou plus simplement phages) les virus qui s’attaquent à des bactéries. Ce matériel s’avère intéressant parce que très simple : c’est l’intuition de Delbrück. En outre le microscope électronique (dont le premier prototype date de 1931, depuis constamment amélioré) a révélé que le phage reste à la surface de la membrane bactérienne pendant l’infection : l’infection serait une sorte d’injection, mais ce qui passe dans le cytoplasme de la bactérie, est-ce de l’ADN ou des protéines ?
Si bien qu’en 1952, deux chercheurs du groupe, Alfred Hershey et Martha Chase, réalisent l’expérience devenue emblématique, une des premières à utiliser le marquage radioactif. Les phages sont marqués avec soit du soufre radioactif, soit avec du phosphore radioactif. En effet, les protéines contiennent, en faible proportion mais non négligeable, l’élément Soufre du fait de certains de leurs acides aminés. Si bien qu’en marquant les virus avec du soufre radioactif, on pourra suivre les protéines. Tandis qu’avec le phosphore radioactif, on marque l’ADN. Une technique de « mixer » permet de détacher les enveloppes protéiques des phages de la surface bactérienne. La radioactivité qui pénètre dans la bactérie est celle du phosphore. La conclusion sans appel confirme le résultat obtenu par Avery : c’est bien l’ADN qui est le facteur transformant des Pneumocoques, ce qui amène à le considérer comme constituant le matériel génétique. Et l’on va pouvoir raisonnablement suspecter cet ADN de diriger la fabrication des protéines. Mais ne brûlons pas les étapes, car il y aura encore loin de la coupe aux lèvres.
Une drôle de structure en double hélice
Comme si la science s’accélérait subitement, l’année 1953 est marquée par la découverte de la structure en double hélice de l’ADN par Watson et Crick. L’américain et l’anglais travaillent à Cambridge à partir de clichés de diffraction aux rayons X qui leur sont fournis par l’équipe de Maurice Wilkins. Dans cette équipe on doit souligner le rôle crucial joué par Rosalind Franklin, et souvent minoré ou passé sous silence par l’historiographie. Une pièce de théâtre récente réhabilite son apport et la façon dont « on » (des hommes) s’est attribué les mérites à sa place. Du fait que le physicien Pauling avait identifié des structures en hélice dans certaines protéines fibreuses, l’idée fait son chemin pour l’ADN aussi. Les deux compères élaborent, sans effectuer la moindre expérience, plusieurs modèles théoriques, en double et en triple hélice, en faisant varier le positionnement des bases azotées et les règles de leur appariement. Jusqu’au moment où, en testant l’appariement A avec T et G avec C, ils constatent que :
- Cela permet de construire une double hélice parfaite,
- Ce schéma s’accorde avec un résultat obtenu dès 1945, jusqu’ici inexpliqué, par l’américain
d’origine autrichienne Erwin Chargaff, à savoir l’égalité dans l’ADN des concentrations de A et
T et respectivement de G et C.
On a coutume de représenter la molécule d’ADN à la fois par deux brins entortillés justement en hélice, et comme une échelle dont les barreaux sont les couples de bases appariées entre chacun des montants (l’architecture formée par le sucre et l’acide phosphorique associés et polymérisés) qui les supportent : A lié à T, G lié à C. Cette image fit naitre immédiatement l’idée du mécanisme de réplication : en se séparant, comme dans l’ouverture d’une fermeture Éclair, les deux brins peuvent servir de matrice à la fabrication symétrique des deux brins complémentaires, aboutissant de proche en proche à deux molécules d’ADN identiques entre elles et à la molécule mère.
Puisque les gènes sont faits d’ADN et que l’on a établi son mode de réplication, il devient aisé de relier ces résultats moléculaires à la génétique classique de la transmission des caractères héréditaires. Le gène vu comme un segment d’ADN se réplique en même temps que la macromolécule qui le porte et peut se retrouver identique à lui-même dans les deux cellules filles issues de la division cellulaire. De même la fécondation (rencontre et fusion des cellules sexuelles mâle et femelle) rend compte de la réunion des gènes issus de chacun des parents dans le nouvel individu, donnant lieu à diverses combinaisons de génotypes pouvant s’exprimer en divers phénotypes.
Toutefois, tel que nous l’avons décrit, ce puzzle qui se met en place donne l’impression de résulter du simple enchainement de découvertes dont nous avons résumé les principales, ayant amené les acides nucléiques, et en particulier l’ADN, sur le devant de la scène. Or c’est dans un véritable mouvement d’idées, situé en arrière-plan, que sont survenus ces événements qui ont pu ainsi progressivement prendre sens, en même temps que ce mouvement d’idées leur donnera des prolongements. L’épisode à suivre apportera cet éclairage.
Bibliographie
Michel Morange, Histoire de la biologie moléculaire, La Découverte, 1994.