Après la longue mais nécessaire parenthèse sur l’émergence de la biologie moléculaire1, retrouvons Jacques Monod et son équipe.
Ils viennent de remettre en cause la thèse admise jusque-là de l’adaptation enzymatique et Monod propose de lui substituer l’induction enzymatique. Simple coup de peinture lexical ou authentique changement théorique ?
Nous sommes en 1953-1954. De l’eau a coulé sous les ponts depuis les premières recherches de Monod sur la nutrition et la croissance de sa bactérie fétiche Escherichia coli, et de la non moins emblématique bêta-galactosidase (β-G-ase pour les intimes) : la protéine enzymatique qui catalyse l’hydrolyse du lactose.
Pour rappel, le lactose (sucre du lait) est formé par l’association chimique de deux sucres plus simples dits en C6 (six atomes de carbone). La cassure du lactose (sucre en C12) est un préalable nécessaire à l’utilisation métabolique (sorte de combustion lente) des sucres en C6, source d’énergie pour les cellules.
Parallèlement, le tournant des années 1940-1950 a fourni des avancées décisives sans lesquelles les recherches de Monod n’auraient pas eu le même retentissement. En 1952, deux chercheurs américains – membres du « groupe du phage » de Max Delbrück au Cal Tech – venaient de fournir une démonstration expérimentale éclatante de la validité de la conclusion d’Avery énoncée près de dix ans plus tôt d’après ses travaux sur la transformation bactérienne : les gènes sont bien constitués d’ADN.
Et l’on se souvient que dès 1941 Beadle et Tatum avaient établi la relation « un gène, une protéine ». Le paysage semble donc s’éclaircir : le gène, conceptualisé désormais comme segment d’ADN, contrôle la fabrication de la protéine.
Quand l’induction résout un problème et en pose un autre
Cet arrière-plan bien établi n’arrange pourtant pas les affaires de Monod. La bactérie E. coli contient forcément le gène à l’origine de la β-G-ase. Dans ces conditions, comment est-il possible qu’en l’absence de lactose dans le milieu de culture l’enzyme qui assure son hydrolyse soit, elle aussi, absente, alors que « son » gène est bien présent dans le chromosome bactérien ?
Dans la thèse classique de l’adaptation, l’enzyme ou son précurseur est présente mais inactive, et c’est le lactose qui la rend active par contact. En combinant l’approche expérimentale (notamment par l’emploi des marqueurs radioactifs2) à une réflexion amorcée de longue date sur la nutrition de la bactérie par différents sucres, l’équipe de Monod doit se résoudre à renoncer à l’adaptation enzymatique.
Le fait est clairement établi : pas de lactose dans le milieu, pas de β-G-ase dans le cytoplasme bactérien ; dès l’introduction du lactose, la β-G-ase commence à apparaitre.
Un argument supplémentaire, s’il en fallait, est apporté par des expériences consistant à placer dans le milieu de culture des analogues chimiques du lactose. Ces molécules, qui ne sont pas métabolisées par la bactérie, sont tout autant capables de déclencher la fabrication de la β-G-ase.
Dans ce cas, l’induction présente une étonnante « gratuité » qui éloigne encore plus du néo-lamarckisme. En effet, bien que la bactérie ne consomme pas ces analogues, ne s’en sert pas comme source alimentaire, elle produit l’enzyme à leur contact.
L’adaptation enzymatique écartée, sa remplaçante – l’induction enzymatique – doit admettre un effet du substrat (naturel ou son analogue chimique) sur le gène. Or, c’est là que Monod résiste.
Pas du fait que la communauté scientifique ignore encore tout de la façon dont un morceau d’ADN peut diriger la fabrication d’une protéine. Le problème posé par l’induction enzymatique est qu’elle réintroduit l’idée que le milieu puisse influencer le génome.
Au secours, Lamarck et Lyssenko sont de retour. Monod n’en veut à aucun prix, lui qui six ans plus tôt avait dénoncé l’escroquerie intellectuelle de Lyssenko3. Et tandis que la biologie française peine alors à sortir de la vision néo-lamarckienne.
La génétique telle qu’elle s’est développée sous l’impulsion de Morgan4 n’admet alors aucune exception à la règle : le génome régit la construction et le maintien des formes vivantes mais le milieu n’exerce sur lui aucune influence orientée.
Les gènes peuvent bien être modifiés, mais par accident – les mutations. Et s’il existe des facteurs mutagènes, ceux-ci augmentent indifféremment la fréquence des mutants, de façon aléatoire et non de façon dirigée : c’est la théorie admise alors. Est-on dans l’impasse ?
Chacun chez soi, mais on se parle
Si chacun des laboratoires de l’Institut Pasteur a son autonomie et ses objets propres de recherche, les chercheurs s’y rencontrent et se parlent. D’autre part, au sein d’une même équipe, chacun dispose d’un minimum de marges de manœuvre.
Ainsi, les collaborateurs de Monod ne se focalisent pas sur la β-G-ase du « patron ». Ils s’intéressent au phénomène de perméabilité membranaire vis-à-vis des molécules organiques, sucres et acides aminés. La perméabilité des membranes cellulaires est en effet sélective. Comme une barrière douanière, elles contrôlent les échanges : tout ne peut pas sortir, sinon la cellule pourrait se vider ; tout ne peut pas y entrer non plus. Et pas sous n’importe quelles conditions.
C’est en tout cas les conclusions auxquelles donnent lieu des expériences se déroulant dans le laboratoire même de Monod et qui vont attirer son attention. Anna-Maria Torriani s’occupe des sucres et Georges Cohen des acides aminés.
Personne ne songe alors à un modèle mécaniste de pores plus ou moins gros ou de formes variables comme Descartes avait pu les imaginer au XVIIe siècle à propos de la barrière intestinale5. Toutefois Monod n’est pas convaincu par les résultats ni par le protocole de ses collègues. Il demande à ce qu’on utilise des marqueurs radioactifs : or, la radioactivité se fixe sur la membrane cellulaire.
Le doute cède alors la place à l’hypothèse émise par Monod de l’existence d’une « perméase membranaire », selon sa propre expression : une protéine insérée dans la membrane cellulaire qui contrôle l’entrée du lactose dans la cellule. Mais en quoi cette découverte apporte-t-elle une solution au problème du mécanisme de l’induction ? Le système se complique et le mystère s’épaissit !
Notes
1 Monod 7 : quand la biologie devient moléculaire. et articles suivants Monod 8, 9, 10.
2 Jacques Monod : De l’adaptation à l’induction enzymatique.
3 L’affaire Lyssenko, combat mémorable de Jacques Monod.
4 Monod 7 : quand la biologie devient moléculaire.
5 L’assimilation nutritive tardivement expliquée.
Références bibliographiques
Debré, Patrice ; Jacques Monod, Flammarion, 1996