Bourgeois devenu gentilhomme, Georges Louis Leclerc, comte de Buffon est un exemple achevé de « l’honnête homme » du siècle des Lumières. Esprit curieux et entreprenant, il a le sens des affaires, les siennes qu’il sait mener rondement et avec profit, mais aussi celles de l’État dont il est un serviteur loyal et zélé. Né en 1707 à Montbard, petite ville de Bourgogne située à environ vingt lieues de Dijon, dans une famille de petite bourgeoisie, il fait des études de Droit et de médecine, comme il sied à un fils de bonne famille. Son père ayant acheté le château du village de Buffon près de Montbard, le fils décide de se faire appeler Buffon en 1734, jusqu’au moment où le roi lui octroie le titre de comte de Buffon en 1772.

Ses centres d’intérêt le portent davantage vers la nature, les mathématiques, les sciences et l’industrie. Ambitieux et audacieux, il entreprend également de conquérir la capitale. La chance lui a souri doublement. À la mort de son oncle, il n’est qu’un jeune enfant, il hérite de la petite fortune de celui-ci, qu’il saura sauver des griffes de son père dépensier. Plus tard, en 1733, il a vingt-six ans, il est remarqué par un Mémoire qu’il a déposé à l’Académie royale des sciences de Paris. Fort opportunément une place se libère dans la classe de mécanique où il est admis. Sachant cultiver ses relations, autant que sa terre natale à laquelle il est attaché et où il passe plusieurs mois, pour écrire, aussi pour servir son développement économique, il est nommé, à 32 ans à peine, surintendant, autant dire directeur, d’une prestigieuse institution scientifique : le Jardin du Roi, devenu après la Révolution française le Muséum national d’Histoire naturelle.

Une histoire naturelle monumentale
Bacilles

Il peut alors se consacrer à sa passion : l’histoire naturelle. A partir de 1749, il commence à publier les premiers volumes d’une gigantesque et monumentale Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roy. Cette publication de quarante-quatre volumes, avec plusieurs suppléments, s’étale sur quarante années. On y parle de notre planète Terre, notamment sa formation et son évolution, ainsi que des minéraux qui la composent ; des livres sont consacrés aux Mammifères, qu’il s’obstine à nommer Quadrupèdes, et d’autres aux Oiseaux. En revanche, point de Végétaux. Plus de 400 espèces animales y sont décrites en détail, avec des dessins réalisés par des collaborateurs et qui sont encore édités de nos jours. Surtout, Buffon y tient beaucoup, on y trouve des indications sur leurs mœurs : habitat, façon de se procurer la nourriture, parades amoureuses.

Si Buffon passe beaucoup de temps à rédiger, il ne travaille pourtant pas seul. Il a de nombreux correspondants et assistants : on lui envoie des spécimens du monde entier, ainsi que des croquis et des descriptions. En outre Buffon lit énormément : ce qui parait sur les sujets qui l’intéressent, et aussi beaucoup d’ouvrages plus anciens. Il s’inspire de tout cela, sans hésiter à relever les contradictions. Il a parfois la dent dure :

Qu’on juge maintenant (…) s’il serait raisonnable d’ajouter foi au témoignage de trois hommes dont le premier a mal vu, le second a amplifié les erreurs du premier, et le dernier a copié les deux autres.

(Le sarigue ou opossum, Histoire naturelle Tome X)

Chaque fois qu’il le peut, Buffon n’hésite pas à observer lui-même. Il se rend par exemple à la foire de Saint-Germain où l’on montre un rhinocéros et le fait dessiner, corrigeant ainsi les erreurs du peintre Dürer. Il a fait installer une ménagerie à Montbard, ainsi que des fosses pour les ours et les lions. Toutefois, il n’est pas exempt des défauts qu’il reproche à d’autres naturalistes. Par exemple, dans la description du Lion et du Tigre, il se laisse aller à des jugements de valeur qu’on n’aurait pas attendus, où pointe l’anthropocentrisme.

Le tigre :

… trop long de corps, trop bas sur ses jambes, la tête nue, les yeux hagards, la langue couleur de sang toujours hors de la gueule, n’a que les caractères de la basse méchanceté et de l’insatiable cruauté.

Le lion :

… il a la figure imposante, le regard assuré, la démarche fière, la voix terrible. Sa taille (…) est au contraire si bien prise et si bien proportionnée que le corps du lion paraît être le modèle de la force jointe à l’agilité.

(Histoire naturelle, Tome XI)

Autre exemple, plus surprenant : la vénération des Indiens pour la Vache est jugée comme le résultat d’un respect dégénéré en superstition. Il critique leur croyance en la métempsycose et en profite pour «remercier Dieu de nous avoir donné la vraie religion » (Roger, 1989).

Son « crédo » : séparer science et religion

Servie par un style d’écriture remarquable, et par l’engouement du grand public (à l’époque surtout des aristocrates et des bourgeois), jamais démenti depuis le Moyen-Âge, pour les plantes et les animaux, cette Histoire naturelle a d’emblée un immense succès. Ce qui vaut à Buffon d’être élu à l’Académie française en 1753. Se prend-il pour le nouvel Aristote auteur plus de deux mille ans auparavant d’une Histoire des animaux qu’il voudrait bien imiter autant que réformer ? En tout cas, Buffon est un admirateur de Newton et un adepte de l’esprit libre qui règne en Angleterre. Il voudrait bien l’impulser en France, à l’instar de ces philosophes des Lumières que sont les Voltaire, Diderot ou Rousseau qu’il connaît et fréquente.

Sans être « engagé politiquement », comme l’on dirait de nos jours, Buffon prend dans ses écrits quelques risques, assez mesurés mais suffisants pour être inquiété par l’Église catholique, toujours prête à le faire censurer. Il faut dire qu’il bouscule, lui qui entend séparer science et religion. Buffon rejette l’attitude qui consiste à attribuer à l’intervention divine, surnaturelle, ce que la science ne sait pas – pas encore – expliquer. Il écrit :

Toutes les fois qu’on sera assez téméraire pour vouloir expliquer par des raisons physiques [naturelles, fondées sur la raison] les vérités théologiques, qu’on se permettra d’interpréter dans des vues purement humaines le texte divin des livres sacrés, et que l’on voudra raisonner sur la volonté du Très Haut et sur l’exécution de ses décrets, on tombera nécessairement dans les ténèbres et le chaos.

(Roger, 1989)

Le courant philosophique et religieux qui domine à l’époque est la théologie naturelle, qui concilie science et religion. L’idée vient du théologien du XIIIe siècle Thomas d’Aquin et a été popularisée par Newton : la mécanique céleste est si minutieusement et parfaitement réglée qu’elle ne peut être, selon lui, que d’essence divine. Au fond, il suffit de considérer que le monde obéit, une fois pour toutes, à des lois naturelles que l’Homme peut certes élucider, tout en admettant que c’est Dieu qui les a instaurées.

La position philosophique contraire de Buffon l’amène ainsi à critiquer la classification des espèces telle qu’elle a été révisée et étendue par son contemporain le suédois Linné. Cette classification fleure trop pour lui l’idée d’un ordre de la nature qui ne peut être que de source divine. Il n’est pas loin de penser que cet ordre n’existe pas, et qu’en tout cas la Nature n’est pas harmonieuse et paisible sous la douce surveillance de la Providence.

L’âge de la Terre : on frôle la déclaration de guerre

L’idée aristotélicienne d’un monde existant de toute éternité et immuable, déjà contrée par la théologie judéo-chrétienne, est aussi remise en cause par la science. Par exemple, à cette époque, la plupart des savants admettent le récit biblique de la création du monde comme une vérité scientifique. Ce qui les conduit, y compris Newton, à donner à la Terre un âge d’environ 6 000 ans.

Or Buffon remarque, comme d’autres, que le jour biblique de la Genèse ne saurait correspondre au nycthémère puisque selon ce récit le Soleil n’est créé qu’au troisième jour ! Ce qui en fait un laps de temps indéterminé qui ouvre de nouvelles perspectives. En outre, pour les géologues de cette époque, deux explications s’affrontent : les neptuniens (de Neptune, dieu de la mer) mettent en avant le rôle de l’érosion et de la sédimentation dans l’évolution de la géographie terrestre ; les plutoniens (de Pluton, dieu des enfers) penchent pour une origine des roches située dans le feu du centre de la Terre. En plutonien partiellement converti, Buffon estime que notre planète, très chaude à l’origine, se refroidit progressivement. Ce qui l’amène à faire des mesures dans les forges qu’il a implantées près de Montbard : ayant chauffé à incandescence des boules de métal de diamètre variable, il mesure leur durée de refroidissement puis extrapole par le calcul au rayon terrestre, en tenant compte de la composition des roches faiblement ferreuse.

Résultat : la terre serait vieille de 74 000 ans ! Presque inimaginable à l’époque. Et surtout pas du goût de l’Église catholique qui le somme, en 1751, de se rétracter sur des « propositions contraires à la croyance de l’Église ». Il s’exécute. Il écrira dans une lettre au président de l’Académie des Sciences en 1760 :

Je sens que je serai obligé de supprimer le peu de bonnes choses qu’il y aurait à dire ; mais enfin, comme dirait quelqu’un, il vaut mieux encore être plat que pendu.

(Krivine, 2011)

C’est un siècle plus tard que Lord Kelvin trouvera la solution mathématique à l’extrapolation défectueuse de Buffon pour proposer une fourchette de 20 à 40 millions d’années. Or Buffon, sans publier ses résultats, sera allé encore plus loin en suivant les traces d’un certain Benoist de Maillet à la fin du XVIIe siècle, dans une approche cette fois neptunienne. Par une estimation de la vitesse de sédimentation marine, il calcule un âge terrestre entre quelques millions et 3 milliards d’années.

Gardons-nous de faire de Buffon un révolutionnaire de la pensée scientifique, lui qui décède un an avant la Révolution française. Nous verrons dans les prochains articles à paraitre en quoi la science buffonienne est à la fois confuse et parfois prémonitoire, surtout marquée par le souci de la rationalité, non sans quelques égarements.

Références

Buffon, Histoire naturelle – Choix et préface de Jean Varloot, Folio Gallimard, 1984.
Krivine H., La Terre, des mythes au savoir, Cassini Paris, 2011.
Roger J., Buffon, un philosophe au Jardin du Roi, Fayard, 1989.
Zarka Y., Buffon le naturaliste philosophe, Chemins de traverse, 2013.