Les interrogations soulevées par le transhumanisme s’ouvrent sur des considérations d’ordre épistémologiques et métaphysiques. Il est intéressant de noter que les tenants du mouvement eux-mêmes, en sont parfaitement conscients. En effet, dans son texte bien connu, Max More présente, outre la doctrine éthique, les aspects épistémologiques et métaphysiques de la philosophie du transhumanisme. Du point de vue épistémologique, il présente ce mouvement comme étant un rationalisme pancritique et pragmatiste à la façon de Pierce, teinté d’une forme plus ou moins explicite d’externalisme. Cette base épistémologique s’adosserait, d’après lui, sur la philosophie des sciences de Karl Popper pour s’opposer radicalement au fondationnalisme de la philosophie moderne.
Au-delà des préoccupations éthiques, des interrogations épistémologiques
Seulement, des difficultés surgissent lorsqu’on scrute de plus près la doctrine du transhumanisme. On peut d’abord relever avec Michael Hauskeller 1 qu’on n'a pas encore suffisamment souligné le fait que les arguments transhumanistes en faveur d'une amélioration radicale de l'être humain reposent sur certains récits mythiques concernant ce que signifie être humain et ce en quoi consiste une bonne vie humaine. La discussion se déroule généralement au niveau des arguments de surface et ignore en grande partie les « mythologies » qui les entourent et dont dépend de manière cruciale leur plausibilité (p. 3). C’est pour combler ce vide que Hauskeller se propose d’explorer ces récits portant sur la nature humaine, qui informent le discours transhumaniste, Le terme mythologie signifie ici, non pas l'étude savante des mythes anciens, mais plutôt la narration d'histoires qui ont une profonde signification culturelle ou spirituelle et qui fournissent une explication et une justification pour certaines pratiques qui sont déjà établies, en cours d'établissement ou que l'on souhaite établir.
Par l'utilisation de ce terme, l’auteur souhaite également souligner le fait que les arguments philosophiques apparemment rationnels se suffisent rarement, voire jamais, à eux-mêmes. Les concepts qui sont employés dans ces arguments sont incarnés dans les mythes et les fantasmes, les images, les idéologies et les demi-croyances, les espoirs et les craintes, la honte, la fierté et la vanité. Ce que nous voyons communément comme la progression du mythos vers le logos, de l'émotion et l'intuition à la raison et la pensée rationnelle, et de la subjectivité à l'objectivité n'est pas, et ne pourra jamais être, complet. Le logos reste toujours fermement enraciné dans le mythos, qui lui donne sa direction, son objectif et son but. Le mythe, dit Neil Gillman 2, est une manière imaginative de façonner des données complexes en une structure de sens. Les mythes de ce type ne peuvent être ni vérifiés ni falsifiés. Ils ne peuvent être contestés que par un mythe alternatif.
De l’usage de l’analogie par le transhumanisme
Nous n’irons pas jusqu’à soutenir que la raison trouve son fondement dans le mythe comme cela semble être le cas chez cet auteur. Ce qui nous importe, c’est de relever le fait que les promesses du transhumanisme sont, pour un bon nombre, la traduction de vieux mythes que l’on rencontre dans la tradition occidentale. Ce n'est, en effet, qu'en découvrant les fondements mythologiques du transhumanisme que l’on pourra évaluer correctement sa plausibilité en tant que philosophie. Hauskeller cite des mythes comme celui de Prométhée, les rêves de l'homme d'un monde meilleur parfait, avec des êtres humains parfaits dans un environnement (social, politique ou technique) parfait. De plus, les visions transhumanistes du futur posthumain évoquent non seulement des lieux mythiques tels que le Pays de Cocagne 3, les îles des Bienheureux ou l'âge d'or, dans lequel les hommes vivaient comme des dieux. Elles font également écho aux promesses de l'alchimie et plus tard de la science moderne censées garantir la richesse et le bonheur à tous les êtres humains.
Un autre aspect des difficultés épistémologiques du transhumanisme se situe dans sa proximité avec la cybernétique. Comme l’explique Louis Couffignal 4 la cybernétique se définit comme champ de la théorie de la commande et de la communication, tant dans la machine que dans l’animal. Sa méthode est analogique et consiste, depuis ses débuts, à établir des ressemblances entre les notions de la théorie dite de l’information avec celles relevant de la physiologie, de la psychologie, de la psychiatrie et de la sociologie. La difficulté vient ici de l’usage que le transhumanisme fait de l’analogie. Le raisonnement par analogie s’appuie sur le fait que deux ou plusieurs objets (ou phénomènes) ont certains points de ressemblance pour conclure qu’ils ont d’autres points de ressemblance. Pour obtenir une inférence adéquate, on doit ajouter un principe d’analogie, selon lequel les objets ayant certains points de ressemblance ont généralement d’autres points de ressemblance.
Mais tout comme le raisonnement inductif, l’analogie repose sur la probabilité (le degré d’analogie) : plus des objets ont des traits de ressemblance, plus il est probable qu’ils partagent un trait additionnel. Cependant, on doit aussi tenir compte du nombre de différences entre les deux objets (analogie positive-analogie négative). Le degré d’analogie entre deux objets est le rapport entre le nombre d’analogies positives et le nombre d’analogies négatives. D’autre part, l’identification des ressemblances pertinentes, c’est-à-dire des propriétés communes qui sont susceptibles d’indiquer la présence d’autres propriétés communes, est cruciale à l’évaluation d’un raisonnement par analogie. On est donc en droit de se demander quel est le degré et la pertinence de l’analogie entre le biologique et silicium par exemple, pour justifier le rêve d’un téléchargement de la conscience ou celui de l’avènement de la singularité technologique.
Les interrogations métaphysiques
Sur le plan métaphysique, More reconnait lui-même que le transhumanisme suscite des interrogations poignantes sur l’univers et sur la nature et l’identité du moi. Ce mouvement véhicule une vision du monde qui prétend se fonder sur la science mais qui se situe dans l’antichambre de la science officielle. Résumons certains aspects problématiques de l’arrière-plan métaphysique de ce mouvement en quelques propositions :
Proposition 1 : le monde réel tout entier peut être réduit à des unités d'information transmissibles (c’est la formulation du paradigme informationnel). Toute forme, vivante ou non, est perçue comme un agrégat d’informations en mouvement, déjà déchiffré ou en voie de l’être, dont l’infinie complexité et les ambivalences se résolvent en un modèle de comparaison unique, mettant sur le même plan des réalités différentes et liquidant leur ancien statut ontologique. Du coup, la frontière s’efface entre le sujet et l’objet, l’humain et la machine, le vivant et l’inerte, le naturel et l’artificiel, le biologique et le prothétique.
Proposition 2 : le corps n’est qu’une cristallisation d’informations reproductibles. L’acide désoxyribonucléique (ADN), qui en est le substrat, est le support d'un code qu'on peut déplacer sur d'autres supports. La chair n’est, nous dit le biologiste français Pierre-Henri Gouyon, qu’une cristallisation d’informations éventuellement reproductibles ou accessibles à des transformations. Comme le relève David Le Breton 5, la quête de désincarnation qui résulte de cette vision de l’homme trouve dans le paradigme informationnel un allié de choix.
Proposition 3 : le corps est une limite tragique qui alimente la vulnérabilité inhérente à la condition humaine. Sans le corps l’homme pourra accéder à l’immortalité et devenir imperméable à toute maladie, sans limites, invulnérable, étranger au vieillissement, vivant uniquement sous l’égide de ses propres pensées 6. Pour le projet transhumaniste, l’homme finira par s’affranchir du corps avec tous ses défauts et toutes ses contraintes, ce qui justifie que certains courants post humanistes appellent de leurs vœux l’émergence prochaine d’une humanité enfin libérée de cette entrave anachronique. Le corps a cessé d’être la condition d’existence de l’homme pour devenir la manifestation de ses limites, le lieu de la mort et de la maladie.
Proposition 4 : Le corps n’est plus le site irréductible de l’identité du moi, il est l’un d’entre eux. L’individu ne valant que pour son cerveau, la dissolution du corps ne change rien à son identité. Non seulement la dissolution du corps nous ouvre la possibilité d’avoir d’innombrables identités virtuelles, mais en plus, ces dernières offrent de gros avantages en comparaison avec le corps qui apparait désormais comme le site le plus encombrant pour le moi, par les limites qu’il lui impose. Ainsi, toute la métaphysique qui liait le sujet à son corps s’effondre et nous oblige, par le fait même, à reconsidérer de vastes pans de la relation au monde. La conscience, le sentiment de soi, sont considérés dans ce contexte comme des termes maladroits pour nommer l’organisation informationnelle et cybernétique du cerveau. L’expérience subjective n’est qu’une illusion puisque l’esprit fonctionne comme un ordinateur. Il est l’organisation complexe d’une série de programmes échangeant des informations. On assiste de la sorte à la liquidation de toute anthropologie par l’affirmation de l’équivalence entre humain et produits de la technologie.
De la séparabilité l’esprit et du corps biologique ?
Les transhumanistes se présentent eux-mêmes comme des matérialistes, des physicalistes ou des fonctionnalistes. En tant que tels, ils considèrent que les états mentaux sont des processus essentiellement physiques. La majorité des partisans de ce mouvement croient à une forme de fonctionnalisme qui stipule que le moi peut être instancié par n’importe quel medium physique et pas nécessairement par le biologique. Si les neurones biologiques peuvent être progressivement remplacés par des parties synthétiques qui supportent les mêmes fonctions cognitives, faut-il pour autant considérer que l’esprit pourrait rester lui-même et la personnalité pourrait persister, dans un substrat non-biologique ?
Manifestement, le transhumanisme a franchi l’étape de l’interrogation pour celle de l’affirmation. L’approche transhumaniste exploite, pour cela, la réponse que propose le fonctionnalisme au problème de la réalisation multiple des états mentaux par les états physiques. Le fonctionnalisme est un physicalisme qui diffère de l’identité psychophysique et du behaviorisme et qui affirme que les états mentaux, tels que les croyances et les désirs, consistent en leur rôle causal : les états mentaux sont des relations causales avec d’autres états mentaux, les données sensorielles (inputs) et les comportements (outputs). Le fonctionnalisme est très répandu aujourd’hui dans les débats autour de la question métaphysique de la relation entre le corps et l’esprit. Mais il n’est pas encore établi que cette réponse est suffisante, le débat restant ouvert.
Ainsi, si l’on comprend pourquoi les transhumanistes soutiennent que le potentiel humain n’est pas réalisé dans l’essentiel et qu’il pourrait trouver un régime optimal dans l’univers des artefacts, on ne voit pas les raisons objectives qui pourraient nous pousser à adhérer à une telle position. Croire que l’hybridation de l’ordinateur et du cerveau va conduire à la sortie de ce dernier hors de lui-même, le rendant indépendant de l’humanité charnelle nous paraît relever d’une phraséologie opportuniste. Si la vieillesse et la mort ne sont pas inévitables, nous disent les transhumanistes, c’est précisément parce l’esprit et le corps biologique sont séparables et l’esprit téléchargeable dans une machine. L’homme deviendra alors un être infiniment connecté, ce que, comme le fera Njoh Mouelle, Laurent Alexandre considère comme une menace pour la dignité humaine :
Trois lignes rouges doivent absolument perdurer. Pour que nous gardions notre dignité, nous ne devons pas abolir les trois piliers de notre humanité : le corps physique, l’individuation et le hasard 7.
L’avenir nous en dira plus.
Cet article est la suite de L’Afrique et le transhumanisme.
Notes
1 Neil Gillman, A Jewish Theology of Death and the Afterlife, in The Fountain of Youth, ed. Stephen G. Post and Robert H. Binstock, Oxford, Oxford University Press, 94–108, 2004, cité par Michael Hauskeller, op cit., p. 4.
2 Michael Hauskeller, Mythologies of Transhumanism, Palgrave Macmillan, 2016.
3 Pays imaginaire dépeint dans la légende, l'histoire orale et l'art. Ce pays imaginaire est devenu le rêve collectif le plus répandu de l'époque médiévale - un paradis terrestre qui servait à contrer la souffrance et la frustration de l'existence quotidienne et à apaiser les craintes d'un paradis céleste de plus en plus insaisissable.
4 Louis Couffignal, La cybernétique, Paris, PUF, Collection Que sais-je ? 1968.
5 David Le Breton, Le transhumanisme ou l’adieu du corps, in Écologie & politique, 2017/2 N° 55, pp 81-93.
6 Voir David Le Breton, op cit.
7 Laurent Alexandre, La Guerre des intelligences, édition Jean-Claude Lattès, 2017, Document numérique, p. 205.