Auteur d’une monumentale Histoire naturelle publiée à partir de 1749, le naturaliste Georges Louis Leclerc, comte de Buffon, qui dirigea également le Jardin du Roy (futur Muséum national d’histoire naturelle de Paris), eut une double ambition. Certes présenter une somme de connaissances actualisées pour décrire les espèces minérales et une partie des espèces animales. Mais aussi s’essayer à théoriser la nature. Se prenait-il pour le nouvel Aristote ? A tout le moins, il se voulait le Newton des sciences de la vie et de la Terre (voir dans cette revue Buffon le naturaliste philosophe). Et parmi les questions qu’il pose figure celle de l’existence d’un ordre de la nature.

Cette question fut, presque de tout temps, posée par les religions. Plus près de nous dans l’occident chrétien, les théologiens admettent que la Création – divine – possède un « ordre caché » qui dépasse forcément ce que la raison humaine peut concevoir. La science peut tenter de le découvrir, sans espérer y parvenir vraiment. Or Buffon n’est pas loin de penser que cet ordre n’existe pas, et qu’en tout cas la Nature n’est pas harmonieuse et paisible sous la douce surveillance de la Providence.

En ce qui concerne les êtres vivants, l’affaire se complique du fait de la place accordée à l’Homme dans cet ordre naturel. Après le coup porté depuis le XVIe siècle à la place de la Terre dans le système solaire, que l’Église eut tant de mal à digérer, et tandis que se répandent les options déiste (Voltaire) ou subrepticement athée (Diderot), un dernier pas reste à franchir : l’origine de la vie, et plus encore celle de l’Homme. Ce n’est pas le moindre des enjeux ! Buffon écrit ceci :

La première vérité, qui sort de cet examen sérieux de la Nature, est une vérité peut-être humiliante pour l’homme ; c’est qu’il doit se ranger lui-même dans la classe des animaux…

(Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière avec la description du Cabinet du Roy (Roger,1989))

Avant d’aborder ce point dans un prochain article, examinons d’abord comment Buffon aborde les fondements de la classification des espèces.

L’espèce : commodité pratique ou entité naturelle ?

Aristote déjà avait distingué le genre (genos) du type ou forme ou espèce (eidos), dans un emploi de ces termes distinct du sens que leur donne la taxonomie actuelle. Ils correspondent à des articulations dont le niveau est difficile à préciser : tantôt élevé, tantôt au contraire pour distinguer espèce et variété (ou race). Buffon portera du reste cette ambiguïté dans son œuvre.

Au-delà de cette subtilité, le débat porte sur la question de savoir si les noms que l’on attribue aux collections formées d’objets semblables sont de simples commodités de désignation, ou correspondent à des réalités. La position dominante chez les naturalistes, héritée de Platon, est d’inspiration essentialiste, laquelle considère la primauté de l’essence des choses (leur épure, leur idéalité immuable) sur leur existence, forcément matérielle, contingente et variable. Le philosophe anglais John Locke (1632 - 1704) opte au contraire pour le nominalisme, autrement dit la première branche de l’alternative. La plupart des naturalistes admettent pourtant la réalité des catégories taxonomiques, soit par choix philosophique essentialiste, soit par simple empirisme ou pur pragmatisme. C’est la position du suédois Carl von Linné (1707 - 1778), auquel Buffon s’opposa résolument, sans que, disons-le pour l’anecdote, le premier ait jamais daigné lui répondre.

Une espèce est d’abord circonscrite par les caractères observables d’après la morphologie et l’anatomie ; ces caractères sont complétés par des données sur l’habitat et la façon de vivre. Or, sensible à la critique de Locke, le naturaliste anglais John Ray (1628 - 1705) introduisit, en employant des termes différents, ce qu’on appelle aujourd’hui le critère d’interfécondité. S’intéressant aux plantes, son souci fut avant tout pratique : il fallait pouvoir distinguer les espèces des variétés. Ce qui peut s’hybrider (se reproduire avec succès, en combinant les caractères des parents) reste au sein de la même espèce. Ce qui ne peut s’hybrider signe la barrière spécifique. Quand cette méthode est applicable dans la pratique, elle permet de distinguer les espèces à coup sûr.

Buffon reprendra cette idée dès 1753, en l’étendant aux animaux, de façon très moderne, contredisant Locke malgré l’influence que celui-ci eut sur lui, tout en proposant, comme à son habitude, un compromis :

Ce n’est ni le nombre ni la collection des individus semblables qui fait l’espèce, c’est la succession constante et le renouvellement non interrompu de ces individus qui la constituent. (…)
L’espèce est donc un mot abstrait et général, dont la chose n’existe qu’en considérant la Nature dans la succession des temps et dans la destruction constante et le renouvellement tout aussi constant des êtres.

(Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière avec la description du Cabinet du Roy (Roger,1989))

S’appuyant sur la continuité générationnelle – nous pourrions dire de nos jours biologique – des individus formant une espèce, Buffon peut considérer cette catégorie comme d’autant moins un artifice de la pensée humaine qu’il appuie sa réflexion pragmatique – les chiens ne font pas des chats – sur le concept de « moule intérieur », sur lequel nous reviendrons dans un prochain article. Le gardien de l’espèce est en effet pour lui ce moule intérieur qui assure la transmission matérielle des traits de caractère des parents à leurs descendants. Qu’on se rassure, Buffon n’a pas inventé l’ADN, mais le besoin d’expliquer l’hérédité remonte lui aussi à la nuit des temps.

Convaincu de la pertinence du critère d’interfécondité, notre naturaliste philosophe ne se contente pas de la théorie. Il ne manque pas de relever dans la littérature savante tout ce qui a pu être écrit sur les croisements entre espèces, par exemple sur l’Âne et le Cheval, la Jument et l’Ânesse. Il se livre lui-même à des expériences d’hybridation entre :

  • Le pécari (espèce de Cochon d’Amérique) et le cochon européen ;
  • Le chien et le loup, le chien et le renard ;
  • Le lièvre et le lapin ;
  • Le bouc et la brebis (donnant une sorte de mouflon), ou le bélier et la chèvre (croisement stérile).

Dans la plupart des cas, le résultat est négatif. Cela le conforte dans sa vision réaliste de l’espèce, même s’il est assez averti sur la difficulté de s’assurer de la rigueur suffisante des conditions expérimentales.

La dénomination binominale de l’espèce

Pour autant, Buffon partage-t-il la posture essentialiste stricte de Linné ? Cela est moins sûr. En premier lieu parce qu’il a vigoureusement contesté la classification du suédois, bien que tous deux s’accordaient sur la définition de l’espèce en référence au critère d’interfécondité. Ensuite en raison de sa position sur les taxons supérieurs au genre.

On sait que Linné a imposé sa nomenclature. Toute espèce est désignée, encore de nos jours, par un double nom, ou plus exactement par un nom suivi d’un adjectif épithète. Classiquement, il utilise le latin. Par exemple, le pécari à collier, cochon d’Amérique, est ainsi nommé : Pecari tajacu L. 1758. La lettre L se réfère à l’auteur qui l’a décrite (ici Linné), suivie de l’année de cette première description. Buffon conteste ce procédé, estimant qu’il faut parler clair et nommer l’espèce selon le terme courant du pays ou de la région. Au risque, qu’il prend en se trompant, d’agréger des espèces distinctes sous une même appellation vernaculaire.

Si Buffon récuse l’appellation binominale, c’est aussi pour une autre raison. Par exemple, le fait de placer l’Âne et le Cheval dans le même genre, Equus, réduit leur différence à un détail : avoir une queue toute garnie de crins pour le Cheval, contre une queue garnie de crins à l’extrémité pour l’Âne. Mais l’argumentation de Buffon ne manque pas d’une magistrale orthodoxie essentialiste. Si ces deux espèces sont dans le même genre, alors on est conduit à admettre que l’une a pu dériver de l’autre : adieu fixisme ! « Adieu » la création divine !

Le risque est d’autant plus grand que si l’on range le Singe et l’Homme dans une même famille naturelle, on peut être conduit à faire dériver l’un de l’autre. Et comme on ne saurait concevoir que l’Homme puisse provenir du Singe, il faudrait admettre que le Singe est un Homme dégénéré. On se trouve dans une impasse. Buffon critique et s’enflamme, il se contredit parfois. Car il est visiblement toujours en quête d’un compromis. Il est pourtant difficile de connaître sa position exacte sur les parentés entre espèces. Buffon va cependant au bout de sa critique de Linné.

Les taxons d’ordre supérieur

Au-dessus du genre, Linné a retenu l’ordre et la classe, admettant de l’autre côté de la séquence la variété pour catégorie inférieure à l’espèce. Il se méfie visiblement de la famille, située entre genre et ordre. Du reste, dans son Systema Naturae, Linné n’ose pas prétendre proposer une classification naturelle, à moins qu’il ne veuille l’éviter ? Pourtant, il présente le caractère isolé choisi pour définir un taxon comme essentiel, autrement dit censé correspondre à la nature profonde de la plante, son essence. Posture essentialiste qui s’accorde avec sa conception des espèces, ou plus exactement des genres, selon Linné créés par Dieu et par conséquent fixes, immuables.

Buffon s’insurge contre l’idée de former des ordres et des classes, qui instaurent des barrières, lui qui estime que dans la nature tout n’est que nuance et graduation, si l’on excepte et place à part les quelques étrangetés et monstruosités. Au mieux, les classifications sont pour lui des langages commodes qui ne nous apprennent rien sur la nature. Consolation posthume pour Buffon : la classification des plantes de Linné, fondée sur les étamines des fleurs, se révèlera être un échec.

Au fond, par ses prises de position iconoclastes, Buffon ouvre-t-il la voie à une conception nouvelle des liens entre les espèces ? Nous examinerons cette question dans l’article à suivre.

Références

Buffon, Histoire naturelle – Choix et préface de Jean Varloot, Folio Gallimard 1984.
Roger J., Buffon, un philosophe au Jardin du Roi, Fayard 1989.
Zarka Y., Buffon le naturaliste philosophe, Chemins de tr@verse 2013.