La maladie du charbon, appelée aussi anthrax, décime les troupeaux et atteint parfois les hommes. Un bacille en forme de bâtonnet lui a été associé dès 1850, sans qu’on ait pu affirmer qu’il en est la cause. En effet, les résultats expérimentaux se contredisent et apparaissent paradoxaux. Pourtant en 1876 l’allemand Koch établit le cycle du bacille, mettant en évidence sa capacité de sporulation. Pasteur, dont la réputation n’est plus à faire, est chargé en 1877 d’étudier cette maladie. Ni médecin ni vétérinaire, il se heurte à de vives oppositions, en particulier celle du professeur Colin de l’École vétérinaire d’Alfort, auquel il réplique avec son panache habituel (voir La maladie du charbon : un bacille qui joue à cache-cache). L’affaire prend un tour polémique et un détour presque comique.

Le charbon des poules

Pasteur a affirmé que les poules ne sont pas sensibles au charbon. Colin prétend le contraire. Pasteur le met au défi : il lui adresse un échantillon de culture du bacille charbonneux pour qu’il l’inocule à ses poules. Colin accepte. Or, chaque fois que les deux hommes se croisent, Pasteur s’enquiert des poules, et Colin élude. Jusqu’au moment où il finit par avouer que ses poules n’ont toujours pas contracté le charbon. Pasteur ne s’arrête pas là, intrigué par l’insensibilité apparente des poules au charbon. Le 19 mars 1878, Pasteur, passé expert ès mise en scène, arrive à l’Académie des sciences avec une cage contenant trois poules : l’une d’elles est morte du charbon 29 heures après l’inoculation. Comment ce résultat a-t-il été obtenu ?

Bacilles

La température interne élevée des oiseaux semble empêcher le bacille de se multiplier. Vérification :

Bacilles

Colin refait les expériences et réclame une commission. Pasteur accepte à condition que ce dernier en fasse partie et rédige le procès-verbal. Les poules sont examinées et l’on constate la présence du bacille sous le microscope. Pasteur savoure sa victoire, et s’acharne avec ironie sur son adversaire.

M. Colin s’est trompé. Voilà ce qui m’importe de retenir. Son premier tort a été de ne pas s’enquérir auprès de moi de la cause de ses insuccès quand il a essayé de provoquer le charbon chez les poules en les refroidissant ; son droit de contrôle est absolu, mais son devoir aussi est peut-être de ne pas oublier des conclusions avant de bien s’instruire des travaux de ceux qu’il prétend contredire.

(Debré)

Si le charbon des poules demeure anecdotique, il aura renforcé l’aura de Pasteur. Cependant, on ignore encore comment le mal se propage et comment s’en prémunir.

La séquence de la contamination

Les éleveurs avaient noté que certaines zones de pâture sont plus risquées que d’autres, d’où l’idée d’incriminer le pâturage. Or Pasteur est convaincu que les spores des bacilles peuvent aller partout, et donc contaminer la terre. C’est d’autant plus plausible qu’il apprend que les bêtes mortes sont enterrées à l’endroit où elles ont péri.

Le 16 août 1878 Pasteur installe son équipe à la ferme Saint-Germain, près de Chartres. Sont présents : Charles Chamberland son préparateur, Auguste Vinsot vétérinaire frais émoulu de Maisons-Alfort et Emile Roux, jeune médecin de 25 ans. Pasteur, occupé à d’autres travaux, prend le temps en septembre de la même année de résumer au ministre les expériences accomplies sous sa direction. Nourris de luzerne contaminée par du bouillon de culture du bacille, les moutons restent sains. Si toutefois le repas infesté est agrémenté de chardons et autres feuilles piquantes et coupantes, la mort est assurée, comme elle survient en conditions naturelles dans les champs où l’herbe est dure et coupante. L’explication est évidente : le microbe pénètre par les blessures des gencives et de la gorge occasionnées par les plantes piquantes et coupantes.

Comme pour les vers à soie, de simples précautions peuvent limiter les risques. Pasteur les recommande aux fermiers.

Eloigner le bétail des plantes telles que les chardons, les barbes d’avoine, les pailles. S’écarter des zones où les cadavres ont été enfouis.

(Debré)

Un détail intrigue encore le savant. Les bêtes mortes du charbon sont enterrées très en profondeur, comment se fait-il que les bactéries se retrouvent en surface ? En visite dans un champ, il remarque à un endroit une teinte de terre plus sombre qu’alentour. Le fermier lui signale que les moutons terrassés ont été ensevelis à cet emplacement. Le nez contre le sol, Pasteur aperçoit les tortillons de terre que les lombrics (vers de terre) laissent en creusant leurs galeries. Il fait recueillir des lombrics sur ce lieu même et récupère ensuite le contenu de leur intestin : sans trop de surprise, il y met en évidence les spores charbonneuses. A cette même époque Darwin venait de montrer le rôle essentiel de laboureurs des vers de terre pour l’agriculture.

A ce stade, Pasteur a, une fois de plus, trouvé le moyen d’empêcher l’épidémie de se propager, de barrer la route à la contamination, par des mesures de prévention et d’hygiène. Mais pas encore de traitement. Pourtant il y songe sérieusement. Roux rapporte que Pasteur lui a déclaré dès 1878 :

Il faut immuniser contre les maladies infectieuses dont nous cultivons le virus.

(Ibid)

Le choléra des poules

En 1880, Pasteur adresse à l’Académie des sciences une note intitulée : Sur les maladies virulentes et en particulier sur la maladie appelée vulgairement choléra des poules. Cette maladie se manifeste par la somnolence des bêtes, qui se tiennent les ailes repliées et les paupières baissées. Pasteur écrit :

Il me semblerait superflu de signaler les principales conséquences des faits que j’ai eu l’honneur d’exposer devant l’Académie. Il en est deux cependant qu’il n’est peut-être pas sans utilité de mentionner. C’est d’une part l’espoir d’obtenir des cultures artificielles de tous les virus ; de l’autre, une idée de rechercher des virus-vaccins des maladies virulentes qui ont désolé à tant de reprises et désolent encore tous les jours l’humanité.

(Debré)

Cette note déclenche la fureur de Jules Guérin, anti-pastorien acharné, médecin et dirigeant de la Gazette de la santé. Il reproche à Pasteur de n’avoir pas détaillé la technique lui ayant permis de vacciner les poules. Cette technique sera révélée en août 1883. En attendant, le 5 octobre 1880 Guérin, âgé de près de quatre-vingts ans, provoque Pasteur en duel et lui envoie ses témoins. La séance à l’Académie des sciences venait d’être houleuse et les bornes de la bienséance avaient été franchies : on s’étripait sur la variole et la vaccine de Jenner. Le duel n’eut pas lieu.

D’autres microbes se dévoilent, des perspectives de traitement aussi

La fin des années 1870 est marquée par l’essor et la diffusion des techniques de culture pastoriennes. On les utilise de plus en plus dans les hôpitaux comme moyen de diagnostic plus précis, et hélas encore comme source de pronostic. Fin 1879, Pasteur examine le pus des furoncles du cou et de la nuque de Chamberland. Il le prélève, le met en culture dans du bouillon de chair de poule et dans de l’eau de levure. Il identifie ainsi le staphylocoque. En février 1880, il élucide la cause de l’ostéomyélite, une infection des os que le chirurgien Marie Lannelongue sait bien opérer. Du staphylocoque est encore présent dans le pus prélevé du genou incisé d’une jeune patiente puis mis en culture.

Étrange : le même microbe pour des affections différentes. Le dogme qui semblait prévaloir jusqu’ici « 1 maladie, 1 germe » est mis en défaut. La clinique est-elle battue par le laboratoire ?

En septembre 1881, la fièvre jaune menace Bordeaux à cause de navires venus du Sénégal. Pasteur s’y rend. Pour effectuer des prélèvements, il faut obtenir des autorisations. Or celles-ci – bureaucratie oblige – ne seront délivrées qu’après que le dernier mort aura été jeté par-dessus bord.

En 1883, l’épidémie de choléra fait rage au Caire et s’étend bientôt à toute l’Egypte. Pasteur propose qu’une mission française s’y rende. Elle sera composée de ses collaborateurs Thuillier et Roux auxquels sont adjoints Edmond Nocard, professeur à Véto de Maisons-Alfort et Straus, médecin spécialiste des maladies parasitaires. Il leur recommande la lecture de son livre sur la maladie des vers à soie, car il est persuadé de la similitude entre la pébrine ou la flacherie et le choléra. Pasteur a tout organisé jusque dans les moindres détails : on fera des prélèvements dans le sang et les selles des malades, des cultures puis des injections à des cobayes.

Mais quand ils arrivent, Koch et son équipe sont déjà sur place. La rude compétition franco-allemande sera remportée par l’allemand qui isole le vibrion cholérique à la fin de cette année 1883. Une année frappée par le malheur qui affecte Pasteur : la mort de Thuillier, emporté par ce choléra sur lequel il venait enquêter.

De son côté, Pasteur réussit à cultiver le microbe du choléra des poules. Il montre que le cobaye peut servir de réservoir infectieux sans développer la maladie : c’est un porteur sain. On montrera plus tard que le rat joue le même rôle vis-à-vis de la peste et de même le singe pour la fièvre jaune. Ce fait prendra un peu plus tard une grande signification.

En 1884, Straus rapporte d’Allemagne deux techniques qui vont faire faire à la microbiologie naissante des progrès considérables : l’objectif à immersion pour le microscope ; un procédé de coloration des germes. La pathologie expérimentale est née.

Or voici qu’un fait intrigue Pasteur. Le mal rouge du porc est dû à un germe qui se présente, sous le microscope classique de Pasteur, en forme de 8. Après coloration par la nouvelle méthode et observation sous l’objectif à immersion, Loir le voit comme un banal bâtonnet. Pasteur suspecte une erreur qu’il attribue aussitôt à son neveu, se reprochant sa trop grande confiance envers lui. De nouvelles observations confirment cependant le travail de Loir.

Pourtant, Pasteur délaisse bientôt la collection des microbes, laissant à l’école allemande, sous l’égide de Koch, les études systématiques qui vont conduire à l’identification des agents bactériens de la plupart des maladies humaines. Il préfère passer d’un sujet à l’autre, au gré des circonstances et des commandes qui lui sont passées. Il s’intéresse aussi aux aspects plus généraux. Il passe pourtant à côté d’une découverte qui interviendra cinquante années plus tard – la pénicilline – en observant, sans l’exploiter, que:

Beaucoup de microbes paraissent donner naissance dans leur culture à des matières qui ont les propriétés de nuire à leur propre développement.

(Debré)

Pasteur avait bien entrevu cette issue dès ses travaux sur la fermentation : le rôle des microbes dans tous les processus de décomposition de la matière vivante, dont les désordres de la santé se révèlent n’être qu’une forme d’expression au cœur même des tissus encore en vie.

Que de chemin parcouru depuis Boyle et Lémery, même si la filiation est palpable, lorsqu’ils affirmaient les symptômes des maladies être le fruit d’une « fermentation bouillonnante », terminologie toutefois fort verbeuse alors.

Pasteur ne manqua pas d’être critiqué pour s’être engagé sur un terrain – que dire, une chasse gardée – que sa formation initiale de chimiste lui interdisait, celui de la médecine. En dépit du scepticisme – au mieux – dont il fut l’objet, quand ce ne fut pas l’hostilité ouverte issue du corps médical, il ouvrit pourtant la voie qui conduisit, quelques années seulement après sa mort, à la naissance de l’immunologie.

Références

Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographie, 1995.