Pasteur est presque au sommet d’une célébrité bien assurée grâce à ses multiples travaux et succès, entre autres, sur les fermentations, la maladie du ver à soie et surtout la vaccination contre la maladie du charbon qui décimait le bétail. Il lui manque pourtant la consécration. Avec la rage, c’est l’humain qui va entrer en scène, et la lui apporter. Non sans aviver, s’il en était encore besoin, la critique que lui firent bon nombre de médecins, tout juste condescendants envers ce chimiste qui s’était mêlé de biologie, de médecine et d’hygiène. Avec la rage, Pasteur ouvre surtout le chantier de l’immunologie, discipline qu’il ne crée pas mais qui ne cessera de se développer après lui, apportant l’éclairage théorique qui lui avait manqué.
La rage est de ces maladies qui frappent les esprits. Car si le mal est peu fréquent et assez facilement évitable, le plus terrible est la mort qui survient presque à coup sûr – quoique ce point doive être nuancé – et surtout après une longue et atroce agonie. Alors qu’en Allemagne à cette époque la chasse aux chiens errants suffit amplement à limiter son incidence, la France a le triste privilège de compter bien plus de cas. Ce qui entretient la crainte d’être mordu, ou simplement léché, par ce compagnon si fidèle qui du jour au lendemain devient agressif ou au contraire se met en retrait, craint l’eau et bave abondamment. Enfant, le jeune Louis avait été effrayé par l’affaire d’un loup parcourant la région autour d’Arbois, mordant bêtes et gens. Si cela a pu contribuer à son intérêt pour le sujet, l’explication la plus solide est celle avancée par son fidèle collaborateur Émile Roux :
Il pensait que résoudre la question de la rage serait un bienfait pour l’humanité et un éclatant triomphe pour ses doctrines.
(Cité par Debré, 1995, p. 444)
Pasteur lui-même le confirmera dans une lettre datant de 1888 adressée au Dr Émile Grancher, chef du service de pédiatrie à l’Hôpital des Enfants Malades :
Rappelez-vous que jadis je n’ai entrepris quelques recherches sur la rage que dans la pensée de forcer l’attention des médecins sur ces nouvelles doctrines, au cas où quelque donnée médicale pourrait surgir de ces recherches.
(Cité par Debré, 1995, p. 445)
De Meister à Jupille : les succès s’enchainent presque sans fausse note
6 juillet 1885. On toque à la porte de Pasteur. Un homme accompagne une mère et son enfant. Ils viennent d’un bourg près de Villé en Alsace. Le chien de l’homme a attaqué à deux reprises le 4 juillet : son maître a été protégé par la manche de son vêtement ; le petit garçon, Joseph Meister, n’a pas eu cette chance. Le soir même, Pasteur commence le traitement. Il écrit dans son rapport :
… le 6 juillet, à huit heures du soir, soixante heures après les morsures du 4 juillet, et en présence du docteur Vulpian et de Grancher, on inocula, sous un pli fait à la peau de l’hypocondre droit du petit Meister, une demi-seringue de Pravaz d’une moelle d’un lapin mort rabique le 21 juin et conservée depuis lors en flacon à air sec, c’est-à-dire depuis quinze jours.
(Cité par Debré, 1995, p. 447)
Les autres injections vont suivre, jusqu’au 16 juillet. Nous sommes à présent fin août 1885, Pasteur est à Arbois et Léon Say lui a suggéré de se présenter à la députation. Déclinant cette offre, sans doute échaudé par son échec au Sénat en 1876, il ajoute dans sa lettre cette confidence tue jusqu’ici :
Avant mon départ pour le Jura, j’ai osé traiter un pauvre petit garçon de neuf ans que sa mère m’a amenée d’Alsace où il avait été, le 4 juillet dernier, terrassé et mordu aux deux cuisses, aux deux jambes et à la main dans de telles conditions que la rage eût été inévitable. Sa santé est toujours bonne.
(Cité par Debré, 1995, p. 468)
La question éthique n’est en effet pas absente des pensées de Pasteur, on y reviendra. Ce qui l’amena avant son départ à préparer pour la famille du petit Joseph des enveloppes à son adresse pour qu’elle lui donne régulièrement des nouvelles (Morange, 2002). C’est ainsi que la nouvelle se répand, publiée dans le Journal des débats, avant même que l’Académie des sciences en soit informée. Selon les carnets d’expérience du savant, le petit Joseph Meister est le troisième à avoir subi le traitement. Peu avant, début mai, un homme de 61 ans est suspect de la rage suite à une morsure de chien. Il est hospitalisé à Necker où Pasteur se rend pour proposer qu’on lui fasse les injections. Le médecin qui l’accompagne accepte de faire la première, mais l’Assistance Publique consultée va s’opposer aux suivantes, et Pasteur n’obtiendra aucune nouvelle de la santé de ce patient, dont par ailleurs le diagnostic de rage a été mis en doute. On sait juste qu’il a quitté l’hôpital une vingtaine de jours après, en bonne santé après avoir traversé une période de symptômes aigus.
Le 22 juin, on avise Pasteur qu’une fillette d’environ 10 ans, mordue six semaines plus tôt par son propre chien, est dans un état alarmant à l’hôpital de Saint-Denis, près de Paris. Il s’y rend. Le docteur Leroy pratique une injection sous ses directives. Lorsque Pasteur revient le lendemain, il ne peut qu’assister à la mort de la fillette. L’autopsie confirme la rage : un prélèvement du bulbe rachidien de la petite fille fait mourir deux cobayes et deux lapins, tandis qu’au 31 août le singe inoculé est encore en bonne santé. Une nouvelle occasion se présente à l’automne. Un berger du Jura âgé de 15 ans, Jean-Baptiste Jupille, gardait les moutons en compagnie de cinq autres bergers plus jeunes quand un chien enragé se présente. N’écoutant que son courage, il l’affronte pour permettre à ses compagnons de prendre la fuite. L’Institut de France lui décernera le prix Montyon de la vertu, assorti d’une somme de 1000 francs. Comme il a réussi à abattre le chien, l’autopsie de la bête confirme la rage. Aussitôt, Pasteur le prend en charge, il est hébergé rue Vauquelin, et fin octobre 1885 il est hors de danger. Comme Meister, il deviendra concierge à l’Institut Pasteur.
Cette fois, le succès est médiatisé, la presse relatant tous les détails de l’affaire. Si bien que début décembre 1885, 80 traitements achevés ou en cours ont été administrés dans le laboratoire de la rue d’Ulm. Viala prépare les doses, Grancher les inocule et Pasteur supervise. Seule ombre au tableau, le décès de la petite Louise Pelletier le 6 décembre : les parents ont tardé 37 jours après la morsure pour la conduire à l’École normale supérieure.
Ambition internationale
Cela n’enraye pas la vague de confiance. Aux USA, 300 000 personnes paieront pour voir quatre enfants d’ouvriers exhibés dans une vitrine : acheminés par bateau jusqu’en France, une souscription lancée par le New York Herald Tribune a financé leur voyage ; ils ont été traités rue d’Ulm avec succès. En mars 1886, dix-neuf paysans russes se présentent au laboratoire de Pasteur à la suite d’une sauvage attaque de loup. Tous traités, trois décèdent, les seize autres repartent sains et saufs. En juillet 1886, la ville de Saint-Pétersbourg fonde son laboratoire antirabique et c’est Adrien Loir, le neveu par alliance de Pasteur, qui est chargé d’y amener les lapins enragés. Bientôt le monde entier se range à la méthode de Pasteur, et les subventions et les donations affluent, comme les 40 000 francs fournis par le comte de Laubespin. En effet, au début de l’année 1881, Pasteur avait adressé à Gambetta une note pour lui soumettre la proposition de créer un établissement de production de vaccins. À ce moment, Pasteur pense avoir mis au point le vaccin contre la maladie du charbon. La proposition resta alors sans réponse.
De ce fait, c’est son laboratoire de la rue d’Ulm qui sera, encore pour quelques années, la base de production des vaccins qui sont acheminés dans le monde entier, et dont une partie des bénéfices commerciaux – les ventes à l’étranger – vont alimenter le fonds qui sera utilisé pour construire le futur Institut. Car Pasteur n’a pas renoncé à son projet, dont la philosophie est claire : l’indépendance. Il l’écrit le 12 janvier 1886 à Laubespin.
Mon intention est (…) de fonder à Paris un établissement modèle sans avoir recours à l’Etat, à l’aide de dons et de souscriptions internationales. J’ai la confiance qu’un seul établissement à Paris pourrait suffire, non seulement pour la France, mais pour l’Europe, la Russie, même l’Amérique du Nord.
(Cité par Debré, 1995, p. 490)
Si Pasteur n’est pas insensible à la notoriété, lui qui a tenté en vain de se faire élire sénateur, il est aussi animé d’une foi extraordinaire dans la science, confortée par les multiples succès obtenus par sa méthode expérimentale mainte fois éprouvée. Pourtant quelque chose résiste, mis à part le scepticisme de la gent médicale vis-à-vis de ce chimiste qui la bouscule. L’agent infectieux de la rage n’a toujours pas été isolé ni observé au microscope, encore moins pu être cultivé sur milieu nutritif, comme tous les microbes étudiés jusqu’ici par Pasteur lui-même, son collègue allemand Koch et bien d’autres. Comment dans ces conditions a pu être mis au point cet étonnant traitement contre la rage, qui tient du paradoxe d’être à la fois un traitement et un vaccin ?
Références bibliographiques
Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographies, 1995.
Michel Morange, Pasteur, Gallimard, 2022.