6 Juin 1865 : Pasteur est accueilli officiellement par le maire d’Alès, puis se rend à Avignon pour rencontrer le célèbre entomologiste Jean-Henri Fabre. Il faut faire vite, car l’éducation des vers touche à sa fin. Qu’y a-t-il de si urgent ? Et pourquoi un chimiste au chevet de ces insectes, lui qui n’a même jamais vu un cocon ? Dans son Jura natal, il n’avait sans doute pas élevé de vers à soie dans des boites à chaussures, à la grande joie des enfants du pourtour méditerranéen de voir apparaitre ces énigmatiques boules cotonneuses, impatients d’en voir sortir des papillons.

Venue de Chine où sa présence est attestée dès le 3ème millénaire avant notre ère, la soie fait l’objet d’un commerce florissant autour des fameuses routes de la soie. Le ver à soie – Bombyx mori ou du mûrier pour les spécialistes – pénètre au Japon dès le IVe siècle av J.-C. puis à Byzance au VIe siècle et en France vers le XIIIe – XIVe siècle, via le Comtat Venaissin où les papes cultivent le mûrier. Au XVIIe siècle, les magnaneries (magnan désigne le ver en occitan) se multiplient dans le sud de la France : Gard, Hérault, Ardèche, Lozère, Var. Au début du XIXe siècle, Lyon devient la capitale européenne de la soie, tandis que les Cévennes en sont les « jardins à mûriers ». En 1853, la sériciculture française fournit 10% de la production mondiale avec 26 000 tonnes de cocons par an. Or si les maladies des cocons sont observées depuis longtemps, en 1849 les dégâts sont plus importants et une maladie en particulier, la pébrine, gagne le bassin méditerranéen, le Moyen-Orient puis la Chine. Les œufs sont atteints : ils se développent mal et les chenilles ne vont pas toujours au bout du cycle. Sur leur peau, des taches en grains de poivre suggèrent le nom donné à la maladie par l’académicien Quatrefages, de l’occitan pebre pour le poivre. On fait alors venir les « graines » des pays pas ou moins touchés. En 1865 il faut les importer du Japon alors préservé. L’enjeu économique est capital.


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1 gramme d’œufs consomme via les chenilles plus de 40 kg de feuilles de mûrier. Dans un élevage sain 100 grammes d’œufs fournissent 100 quintaux de cocon. Lorsqu’elles sont malades, les chenilles ne passent guère la première mue, ou bien la Grande Frèze dépérit avant de former le cocon. L’effet est sans appel : en 1865, la production de soie est tombée à 4 000 tonnes.

Des remèdes sans connaitre la cause

Attribuée à l’hibernation des graines ou à l’inexpérience des ouvriers des magnaneries, ou à une cause héréditaire, la maladie est déconcertante : tous les vers tachetés ne sont pas atteints, tandis que des vers non tachetés se révèlent frappés du mal. En Italie, le naturaliste Orcino suggère de trier les œufs ou les chrysalides d’après la présence de corpuscules ovales qu’il a repérés au microscope, mais ce n’est pas appliqué. En France, on pense avoir déjà tout essayé : chlore, acide sulfureux, rhum, sucre, soufre, vin, absinthe, vinaigre ! Même l’électricité. En vain.

Pasteur observe et réfléchit. Il trouve plus de corpuscules dans les chrysalides et les papillons issus des chambrées défectueuses. En outre leur fréquence augmente au fur et à mesure des mues. La prévention devient évidente : isoler les couples adultes ; après la ponte, ne conserver que les œufs issus de couples sans corpuscules. Mais la critique se déchaine : pourquoi faire appel à un chimiste, surtout pour préconiser la même chose qu’en Italie !?

Un fait intrigue pourtant : il arrive que des œufs issus de couples sains donnent des vers à corpuscules. Pasteur s’installe avec ses élèves en juin 1866 – sa femme et sa fille suivront – dans une magnanerie abandonnée. Ils y travaillent dur, levés très tôt matin. Quand il n’est pas rivé à son microscope, Pasteur écrit des articles ou rencontre les sériciculteurs, leur distribuant des graines et les invitant à tenter eux-mêmes les expériences. Critiqué par les uns, il sera encensé par les autres. Pourtant, de ces six mois d’intense labeur, la moisson est maigre : la méthode du tri est améliorée, mais point de cause ni de remède en vue.

Deux causes possibles

Pasteur demeure intrigué : pas de lien constant entre la pébrine et la présence des corpuscules. Deux hypothèses émergent progressivement.


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Pasteur rejette l’hypothèse du parasite. Dans une note à la Commission impériale de sériciculture en janvier 1867 il avance trois arguments :

  1. La maladie précède l’apparition des corpuscules.
  2. Des vers nourris de feuilles couvertes de débris de corpuscules meurent rapidement sans avoir développé de corpuscules.
  3. Les corpuscules n’ont pas l’apparence des germes dont Pasteur a l’habitude : levures, bactéries, moisissures. Immobiles, ils ne bourgeonnent pas ni ne se coupent en deux.

Toutefois, une observation incertaine montre la formation au sein des corpuscules de granules qui grandissent et deviennent des corpuscules. Pasteur, homme de conviction, maintient : le corpuscule est un tissu nécrosé, un abcès. Le plus étonnant est que ses assistants sont persuadés du contraire, car Pasteur ne se confie guère. Et le doute subsiste car dans une nouvelle expérience où il nourrit les vers de feuilles contaminées, la pébrine se développe.

Une famille d’éleveurs sollicite Pasteur car des œufs du Japon sains ont donné des vers corpusculeux. Pasteur constate que dans la rangée située au-dessus des graines japonaises, il y a une chambrée malade. C’est le déclic : ce sont les déjections tombées de cette chambrée qui ont contaminé la litière inférieure. L’hypothèse de l’agent infectieux gagne du terrain, mais Pasteur résiste. Lisant un ouvrage du zoologue allemand Leydig, il lui écrit. La réponse tombe sans appel : les corpuscules sont des parasites. La conviction se retourne.

Pourtant, on bute toujours sur l’inconstance du lien entre taches noires et pébrine. Pasteur isole à la quatrième mue des chenilles saines non tachetées dans des boîtes d’allumettes, puis les relâche pour la formation du cocon. Comparées aux chenilles saines restées en groupe, les taches apparaissent sur les chenilles groupées et pas sur celles qui ont été isolées. Il attribue cette différence à la vie en groupe, par le simple fait que les chenilles se blessent mutuellement en se marchant dessus. Car il observe finement que lors de la contagion par les corpuscules, la peau présente des taches moins nombreuses, en dépit de leur ressemblance avec les taches occasionnées par les cicatrices des blessures. Une autre inconstance trouve alors son explication : des graines contaminées donnent parfois des chenilles aptes à filer la soie. En moyenne, Pasteur a calculé que la durée moyenne de l’incubation du parasite est de 30 jours. Justement, c’est une moyenne ; si cette incubation met plus de temps, la chenille peut fabriquer un cocon, quoique de moins bonne qualité, car elle est moins envahie de corpuscules.

La contagion est clairement établie : elle opère aussi bien par les feuilles contaminées, les déjections et les poussières de la magnanerie, voire par les piqûres et blessures des chenilles entre elles. Or des sériciculteurs signalent la réapparition d’une maladie qui semblait avoir été jugulée : la flacherie. Les vers perdent l’appétit et meurent en quinze jours, tantôt en devenant tout mous (morts-flats), tantôt en durcissant. Aucune tache n’apparaît sur leur tégument. Pasteur passe du triomphe au découragement. Il montrera bientôt que la flacherie est due à des microbes de leur tube digestif et trouvera la parade par des mesures de stricte hygiène dans les magnaneries.

On peut prévenir mais pas encore guérir

Les alliés locaux de Pasteur promeuvent ses méthodes, critiquées surtout par les marchands de graines qui les font venir du Japon. Le procédé recommandé par Pasteur risque de les ruiner ! Sûr de lui, Pasteur écrit en décembre 1868 au ministre de l’agriculture :

Sans doute il faudra du temps pour propager le moyen préventif que j’ai fait connaître. C’est le propre de toutes les applications nouvelles de s’imposer péniblement aux personnes intéressées et d’inspirer même au début l’envie des uns et la défiance du plus grand nombre.

(Debré, 1994, p. 230)

Ralenti par une attaque cérébrale en octobre 1868, il peut néanmoins répondre dès le printemps 1869 à la Commission des soies de Lyon qui, toujours pas convaincue de la fiabilité de son procédé, lui demande un échantillon de graines saines à tester dans sa magnanerie expérimentale. Pasteur fait mieux, il adresse quatre lots ainsi constitués.


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Mademoiselle Victorine Amat, magnanarelle en Corrèze, a fait parvenir au ministre de l’agriculture des œufs pour expertise, prétendant avoir mis au point une autre méthode de grainage. Le ministre les adresse à Pasteur lequel, sûr de lui, répond les avoir jetés à la rivière sans se donner la peine de les élever. Il lui a suffi en effet de les observer au microscope. Pendant ce temps, les « disciples » parcourent la campagne pour porter la bonne parole et contrôler les pratiques des éducateurs, noter les résultats de la production.

Malgré les bons résultats, les critiques ne sont pas dissipées. L’épreuve décisive se jouera finalement sur un autre « théâtre », à la Villa Vicentina en Italie, près de Trieste, où la famille Pasteur s’installe en novembre 1869. Cette propriété de l’Empereur a hébergé une magnanerie qui a périclité avec la maladie. Ayant rapporté d’Alès cent onces de graines, ils ont de quoi produire, si tout va bien, trois tonnes de cocons. La récolte va rapporter 22 000 francs, du jamais vu depuis tant d’années.

Pourtant, au terme de tous ces efforts, si une parade a été trouvée, aucun véritable remède n’a été apporté au fléau : on peut le prévenir, en limiter les effets, on en connaît l’agent infectieux, mais on ne peut pas guérir directement les animaux atteints. Or jusqu’à présent Pasteur n’a pas eu la prétention de trouver des thérapeutiques. Il n’oublie pas qu’il n’est ni médecin ni vétérinaire. Le chimiste qui s’est fait biologiste – microbiologiste – a su montrer comment se préserver des microbes ou les utiliser efficacement. On peut débarrasser l’air, les instruments, les récipients, les ustensiles de leurs microbes par des moyens physiques (lavage, chaleur), on peut « jouer » des microbes les uns contre les autres, notamment par des moyens chimiques (acidification, neutralisation). Mais comment faire avec les microbes parasites d’autres êtres vivants, surtout lorsqu’ils sont pathogènes ? A ce stade de ses recherches, Pasteur n’est pas encore parvenu à poser le problème en ces termes. Ce sera pour plus tard.

Bibliographie

Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographie, 1994.