La deuxième moitié du XIXe siècle consacre l’existence et le rôle des microbes, plus noblement appelés microorganismes. Ils sont partout ou presque et l’on met en évidence leurs effets tantôt bénéfiques où ils sont responsables de processus utiles, comme des fermentations mais aussi de certains mécanismes physiologiques, tantôt pathogènes pour l’être humain comme pour les animaux. Or si la découverte des causes – microbiennes – de certaines maladies a permis de limiter les risques de contamination par des mesures d’hygiène mieux maitrisées, force est de constater qu’on ne sait pas – pas encore – les éliminer. Et pourtant, depuis des siècles et en divers lieux l’humanité a mis au point, de façon totalement empirique, une étrange méthode pour se prémunir de certaines maladies. Comment Pasteur entre-t-il en scène ? Quels ont été ses apports singuliers et comment s’est-il appuyé sur ce « déjà-là » pour mettre au point ses premiers vaccins ?
L’article précédent, De Jenner à Pasteur, a souligné l’importance des travaux de l’anglais Edward Jenner au début du XVIIIe siècle, dont Pasteur a su reconnaitre la valeur et a cherché à s’en inspirer. Toutefois, Pasteur n’est ni médecin ni vétérinaire – on le lui rappelle souvent – et jusqu’ici ses travaux ont eu pour substrat les cristaux, le jus de betterave (L’énigme des fermentations et Une fermentation en cache une autre), le vin, la bière, aussi les vers à soie (Pasteur combat la maladie des vers à soie) et à présent les animaux de ferme atteints de l’anthrax (La maladie du charbon et Maladie du charbon, la démonstration microbienne est établie), Pasteur achève la démonstration microbienne. Comment Pasteur est-il amené à suivre la piste de l’immunisation pour lutter plus efficacement contre les maladies infectieuses ?
Le choléra des poules
Tout commence par cette maladie qui se manifeste par la somnolence des bêtes se tenant les ailes repliées et les paupières baissées. Ce choléra, distinct de celui qui atteint les humains, occasionne des lésions, notamment du bréchet, et s’avère mortel. L’équipe de Pasteur à l’École normale supérieure met en culture le microbe responsable. Or à la rentrée universitaire de 1879, des poules saines sont inoculées par des cultures abandonnées durant l’été. Les poules ne sont pas malades. Que s’est-il passé ? Les bactéries de la culture abandonnée seraient-elles mortes ? Ce n’est pas le cas puisque, repiquée dans du bouillon de poule, cette préparation abandonnée développe de nouvelles colonies microbiennes.
Le phénomène est d’autant plus étrange que non seulement les cultures laissées à l’abandon semblent devenues inoffensives, mais qu’en plus cette préparation vieillie possède une propriété fort intéressante : elle confère la protection aux animaux contre la forme virulente. Car l’équipe pastorienne n’a pas manqué de faire ce test sur ces poules inoculées avec la culture abandonnée de l’été. Elles sont demeurées saines après injection d’une préparation virulente. Qu’est-il donc arrivé pendant l’été à la culture laissée à l’abandon ? Un point est sûr, les bactéries ne sont pas mortes. Faut-il dater de ce moment décisif l’idée qu’il devient possible d’obtenir des germes à la virulence atténuée et que ceux-ci sont les agents de la protection acquise ? Pour l’historien Antonio Cadeddu, Pasteur possédait le concept d’atténuation dès 1877 (Les vérités de la science : pratique, récit, histoire, cité par Wikipedia). Les cahiers de laboratoire, assez difficiles à déchiffrer, ne mentionnent pas l’expérience de l’inoculation des poules avec la culture vieillie de 1879, mais là n’est pas l’essentiel. Ce qui importe c’est que Pasteur dispose à cette date et du concept et d’une méthode tout à fait concrète pour concevoir et fabriquer ce qu’il nomme un « virus-vaccin » (le terme virus ayant encore valeur générique à cette époque).
Pasteur adresse à l’automne 1880 une note à l’Académie des sciences pour présenter ses résultats obtenus sur le choléra des poules. L'article Maladie du charbon, la démonstration microbienne est établie a déjà rapporté l’anecdote qui a failli provoquer un duel entre Pasteur et le professeur Guérin, vétérinaire et anti-pastorien acharné, car Pasteur n’avait pas révélé la « recette » de son vaccin, ce qu’il ne fera qu’en août 1883. Prudence scientifique, car depuis 1879, l’équipe de Pasteur poursuit le projet de mise au point d’un vaccin contre la redoutable maladie du charbon qui décime le bétail, et dont Pasteur s’était occupé trois ans plus tôt. Habileté commerciale aussi pour pouvoir faire breveter son vaccin une fois définitivement au point.
Pouilly-le-Fort ou la preuve à la ferme
5 mai 1881. Une foule de curieux, composée en majorité d’éleveurs de la Brie, arrive en gares de Melun et de Cesson. On se rend à Pouilly-le-Fort où un vétérinaire de Melun, un certain Rossignol, a proposé à Pasteur d’organiser une « expérimentation à la ferme ». Le protocole établi par le savant est communiqué à la Société des agriculteurs qui met à sa disposition 60 moutons – 2 seront remplacés par des chèvres au dernier moment – et 10 vaches, dont une sera remplacée par un bœuf.
Pasteur a rappelé Roux et Chamberland qui ont dû interrompre leurs vacances de Pâques pour préparer les vaccins. Thuillier se joint à eux dans la ferme, et c’est Roux qui fait les injections. Au fur et à mesure, on marque les animaux. Un autre individu se mêle aux observateurs : c’est l’envoyé de Colin, chargé de s’assurer que Pasteur ne triche pas en inoculant les animaux destinés à la survie avec la partie supérieure du liquide, jugée inactive. Pasteur n’a-t-il pas cette fois présumé de sa science, lui qui commence pourtant à avoir l’habitude de prendre des risques ? S’est-il fait un peu manipuler par Rossignol qui s’affiche pastorien mais qui, habilement, gagnerait autant du succès que de l’échec ?
Les opérations effectuées, Pasteur s’adresse au public dans la grande salle de la ferme. Rendez-vous est pris pour le 17 mai, date du rappel de vaccination qui sera fait avec un lot de bacilles un peu plus virulents. L’injection du bacille très virulent est programmée pour le 31 mai. Cette fois, l’envoyé de Colin exige que l’on agite bien les flacons et surtout que la dose de microbe soit triplée. Pasteur accepte, et un nouveau rendez-vous est fixé au 2 juin pour les résultats. La veille de cette dernière date, les nouvelles qui parviennent à Paris sont alarmantes : l’une des bêtes vaccinées a de la fièvre, une autre boitille et la troisième refuse la nourriture. Une dépêche annonce bientôt la mort d’une brebis vaccinée. Pasteur se met à douter. Très en colère, il accuse Roux de mettre en péril l’avenir du laboratoire.
Or le 2 juin à 9 heures du matin, nouveau télégramme de Rossignol : 18 bêtes non vaccinées sont mortes, les vaccinées sont toutes vivantes, sauf celle signalée la veille. Et c’est ainsi qu’à 2 heures de l’après-midi Pasteur fait une entrée triomphale dans la cour de la ferme de Pouilly-le-Fort. Tel un prophète il s’écrie : « Eh bien ! hommes de peu de foi ! » L’autopsie d’un cadavre confirme la présence de bacilles du charbon.
Pour les ovins, les résultats exacts sont les suivants, ils sont similaires pour les bovins.
Le succès de la méthode est reconnu. Pasteur est sollicité de toutes parts. On l’invite en Afrique du Sud – il n’ira pas – pour vacciner des chèvres. L’affaire est publiée dans le Times de Londres où Pasteur se rend le 31 juillet à la demande du gouvernement français pour un congrès de médecine international : il y est acclamé, tandis qu’en France on le critique toujours.
Il réédite l’exploit de Pouilly-le-Fort à Chartres, où la démonstration est encore plus éclatante car il a contaminé les bêtes avec du sang charbonneux et non avec sa culture de laboratoire. Il se rend ensuite à Aubenas, à Nîmes et Montpellier. Mais comment a-t-il mis au point le précieux vaccin ? Sa démarche n’a-t-elle été que purement empirique ? Pasteur était-il le seul à rechercher des moyens de conférer la protection ?
Références
Patrice Debré, Louis Pasteur, Champs biographie, 1995.
Michel Morange, Pasteur, Gallimard, 2022.