Que nous est-il permis d’espérer du transhumanisme ? Raisonnant, comme la plupart des philosophes transhumanistes, en termes purement utilitaristes, Hervé Chneiweiss 1 écrit :

Très probablement il y aura quelques conséquences négatives de l’ingénierie germinale humaine qui ne peuvent être ou ne seront pas anticipées. Inutile de dire que la seule existence d’effets négatifs n’est pas une raison suffisante pour ne pas y procéder. Toute technologie majeure [...] a quelques conséquences négatives, y compris quelques conséquences imprévues. Et il en va de même pour le choix de préserver le statu quo. Ce n’est qu’après une comparaison équitable des risques et des probables conséquences positives que l’on peut parvenir à une conclusion fondée sur une analyse en termes de coûts-bénéfices.

Aux frontières de la science

James Hughes approuve, lui aussi, le recours à l’approche utilitariste des coûts et des bénéfices lorsqu’il s’agit d’évaluer prospectivement un upgrade génétique. Parlant du Deep learning, cet auteur considère que les algorithmes d'apprentissage profond fonctionnent parce qu'ils rendent compte, mieux que n'importe quel être humain, de la complexité, et même de la beauté, d'un univers dans lequel tout affecte tout le reste, en même temps. L’apprentissage automatique n'est qu'un des nombreux outils et stratégies qui nous mettent de plus en plus face à l'incompréhensible complexité de notre monde quotidien. Mais cet avantage a un prix : nous devons renoncer à notre insistance à toujours comprendre notre monde et la façon dont les choses s'y passent 2.

De telles affirmations qui débouchent sur une forme de pessimisme ou de renoncement reposent le plus souvent sur une induction dont les prémisses se revendiquent de la science. Mais, toutes les propositions de ce type relèvent-elles réellement de la science ? Pour répondre à cette question, Roberto Manzocco 3, propose une présentation des « piliers du transhumanisme ». Les piliers dont il est question représentent, en effet, un ensemble de propositions et de domaines disciplinaires qui, bien qu'ils ne soient pas totalement acceptés dans la recherche scientifique officielle, n’en sont pas non plus exclus a priori, et qui constituent l'apport spécifique du transhumanisme en termes d'idées et de projets. Il s'agit d'approches et de propositions qui se trouvent, dans un certain sens, dans l'antichambre de la science officielle. Pour cet auteur, ces idées, sans prétendre à l’exhaustivité, sont les suivantes:

  • L’extension de la vie ;
  • La cryonique ;
  • L’amélioration de l’homme, c'est-à-dire l'amélioration des capacités physiques, psychologiques et mentales humaines, par toutes les mesures technologiques possibles, de la manipulation génétique aux implants neuronaux ;
  • Des nanotechnologies, ou plus spécifiquement, les nanomachines ;
  • Du téléchargement de l'esprit, c'est-à-dire le transfert de la conscience humaine dans une forme de support non biologique ;
  • De la Singularité Technologique.

Le transhumanisme s’appuie donc, pour une large part, sur la science marginale et Manzocco ne manque pas de souligner l'excès d'optimisme avec lequel certains transhumanistes abordent cette science.

Les champs de possibilités épistémologiques

L’externalisme épistémologique dont se réclame le transhumanisme soutient que la nature de nos croyances est, au moins, partiellement déterminée par le monde objectif environnant et pas seulement par des considérations subjectives ou internalistes. La justification d’une croyance ne requiert donc pas la prise de conscience du processus cognitif sous-jacent. La conjonction de cette position avec le pragmatisme de Pierce n’est pas innocente : elle vise à réduire à la portion congrue voire à éliminer toute « vie intérieure » et justifier, de la sorte, une théorie computationnelle de l’esprit, sans laquelle le concept de « singularité » ne peut prendre tout son sens.

En se débarrassant des considérations internalistes, le transhumanisme se rapproche du constructivisme social (constructivisme des faits, constructivisme de la justification et constructivisme de l’explication rationnelle). Or, le constructivisme social génère le spectre du relativisme généralisé qui considère que la science n’est qu’un système de croyances parmi d’autres. Du coup et à son insu, le transhumanisme perd son engagement de base. Enfin, on peut se poser le problème de la validité de l’induction de Kurzweil qui, si elle peut être créditée de quelques succès, doit encore prouver sa solidité face à la méta-induction pessimiste. Kurzweil pense que la loi des rendements accélérés implique que la singularité technologique se produira vers 2045. Or comme le relève Frank Wilczek 4, les prévisions les plus optimistes considèrent qu’un évènement de ce type n’est pas envisageable avant des siècles. S’il ne remet pas en cause la plupart des idées du transhumanisme comme l’effacement de la distinction entre intelligence naturelle et artificielle, ce scientifique, après avoir comparé les avantages et les inconvénients des deux types d’intelligence et après avoir conclu dans ce qu’il appelle « étonnant corollaire » que l’intelligence naturelle est un cas particulier de l’intelligence artificielle, écrit :

Dans l’ensemble, les avantages de l’intelligence artificielle par rapport à l’intelligence naturelle semblent permanents, tandis que les avantages de l’intelligence naturelle par rapport à l’intelligence artificielle, bien que substantiels à l’heure actuelle, semblent transitoires. Je suppose qu’il faudra plusieurs décennies avant que l’ingénierie ne rattrape son retard, mais – à moins de guerres catastrophiques, de changements climatiques ou de fléaux, afin que le progrès technologique reste vigoureux – quelques siècles » (p.112).

Pour mieux comprendre la portée de cette affirmation, recensons avec Frank Wilczek les avantages des deux types d’intelligence. L’intelligence artificielle offre les avantages suivants : la rapidité, la taille, la stabilité, le cycle d’utilisation (les cerveaux humains se fatiguent avec l’effort), la modularité (architecture ouverte) et la préparation quantique (la mécanique quantique permet de nouvelles formes qualitatives de traitement de l’information). Les avantages de l’intelligence sont cependant plus substantiels : la tridimensionnalité (les cerveaux font un meilleur usage des trois dimensions), l’auto-réparation (le cerveau humain peut se remettre de nombreux types de blessures ou d’erreurs ou les contourner), la connectivité (les neurones humains supportent plusieurs centaines de connexion (synapses)), le développement (autoassemblage avec sculpture interactive. Le cerveau humain développe ses unités par division cellulaire et les orchestre en structures cohérentes par le mouvement et le pliage. Une partie importante de sa sculpture se produit à travers des processus actifs pendant l’enfance, lorsque l’individu interagit avec son environnement), intégration (le cerveau humain est équipé de capteurs – les organes sensoriels - et d’actionneurs polyvalents – les mains, la bouche, les pieds, etc. – qui sont intégrés de manière transparente dans le centre de traitement de l’information après avoir été perfectionnés au cours de millions d’années de sélection naturelle).

Ces caractéristiques de l’intelligence naturelle montrent à suffisance la distance qu’il faut parcourir pour que l’intelligence artificielle ne puisse produire à la singularité, c’est-à-dire au développement de la conscience. L’idée d’une intelligence artificielle forte 5, pour autant qu’elle soit raisonnable 6, reste du domaine du possible et sa réalisation n’est pas pour si tôt. Pour l’heure et au regard des connaissances dont nous disposons, la singularité reste une simple possibilité dont la réalisabilité exige des conditions qui sont loin d’être réunies. On voit combien les promesses et l’optimisme du transhumanisme peuvent s’avérer illusoires.

Les champs de possibilité métaphysiques

De même, comme nous l’avons suggéré dans la troisième partie de cette série, l’arrière-plan métaphysique soulève un certain nombre de difficultés qui nous plongent au cœur des débats les plus actuels en philosophie de l’esprit et dont l’analyse montre combien l’arrière-plan métaphysique du transhumanisme est difficile à tenir. La réponse fonctionnaliste à la question de la réalisation multiple des états mentaux autorise-t-elle le transhumanisme à postuler l’équivalence de ces différents media ? Autrement dit, les états mentaux peuvent-ils être réalisés artificiellement ? Et si tous les états mentaux peuvent être réalisés artificiellement, avons-nous le droit d’en attendre l’émergence d’une conscience, capable de réflexivité et de moralité ? En d’autres termes, la configuration d’états physiques que représente la machine peut-elle réaliser des états mentaux dotés des qualités phénoménales ou vécues qui sont le propre des états humains tels que les émotions, les désirs et les volitions ?

D’autre part, le fonctionnalisme comprend plusieurs variantes. Une de ses extensions est connue sous la dénomination de « matérialisme révisionniste ou éliminativiste ». Selon l’éliminativisme, les états mentaux n’existent pas. Parce que les concepts tels que, la croyance, le désir et l’intention, n’ont aucune base définitionnelle neurologique, ils peuvent être abandonnés de la même manière que le concept de calorique a été abandonné au profit des concepts de la thermodynamique. Même si le transhumanisme, aux dires de More, prend une position moins radicale, il n’en demeure pas moins vrai que cette attitude rencontre de redoutables difficultés théoriques : le dilemme de l’éliminativisme et de l’épiphénoménisme, la question de la nature des états mentaux par rapport aux états physiques, la question de la causalité mentale et la question de la réalisation des états mentaux par les états physiques, compte tenu du principe de complétude causale, nomologique et explicative du domaine des états physiques.

De plus, La singularité soulève aussi de nombreux problèmes : qu’est-ce que la conscience ? Une conscience artificielle est-elle possible ? La pensée se réduit-elle au calcul ? Des robots super intelligents peuvent-ils être plus que des instruments, pour s’affirmer comme des « agent à part entière », selon le vœu de Phil Torres ? Pour montrer le côté illusionniste de cet hypothétique avènement, Njoh-Mouelle se demande « en quoi consiste cette intelligence artificielle si ce n’est en objets programmés pour accomplir des tâches bien déterminées », si l’on considère que c’est l’intelligence humaine qui crée l’intelligence artificielle. Il lui paraît peu probable que cette « Super intelligence » puisse se passer de l’assistance de l’homme. Pour notre auteur, l’homme ne peut pas fuir sa responsabilité : de là procède une fois de plus la nécessité de réguler. Bien plus encore, le biologique, une nécessité a posteriori ? L’homme aurait-il pu être façonné autrement que par le biologique ? Nous ne pouvons prétendre répondre de manière adéquate à cette question qui déborde largement le présent cadre. Il est cependant possible de s’appuyer sur une analyse de la relation entre possibilité et réalité pour soutenir que si le biologique, au regard de l’histoire naturelle, peut ne pas être considéré comme une nécessité a priori, il reste qu’il est une nécessité a posteriori. Nous allons emprunter, pour cela, les éléments de la conception des mondes possibles de P. Tichy tels qu’ils ont été présentés par Frantisek Gaher 7. Pour Tychy, les mondes possibles ne sont pas des collections de choses mais des collections de faits (possibles), c’est-à-dire d’autres façons dont les propriétés sont distribuées entre les individus. Les mondes possibles sont des systèmes de détermination caractérisés par l’affectation d’objets à certains déterminants et dans lesquels la dimension temporelle joue un rôle très important. Tichy les appelle « protomondes ». De nombreux protomondes sont irréalisables pour des raisons logiques et conceptuelles.

Cet article étant le dernier d’une série consacrée au transhumanisme, nous voulons clore nos réflexions en affirmant que marqué par les grandes réalisations scientifiques et techniques, notre temps se caractérise par une action normée par les indications scientifiques et les possibilités offertes par les techniques. Le transhumanisme profite de cette grande notoriété pour faire des promesses, qui vont au-delà des attentes légitimes, et promouvoir des pratiques risquées telles que l’eugénisme. Ce faisant, il confond science constituée et science constituante, science acquise et recherche en cours. La science et la technologie ne peuvent rendre tous les mondes possibles réels et parce que le transhumanisme laisse subsister le doute sur ce fait, on est en droit de dire qu’il ne représente, à certains égards, qu’une « économie de l’espoir ». Malgré sa puissance, la science repose sur une ontologie trop étroite pour rendre compte du réel dans toute sa complexité. Dans l’état actuel des connaissances, des phénomènes relevant de la vie, de la nature de l’esprit et de la relation entre le corps et l’esprit lui échappent partiellement en raison de leur complexité.

Cet article est la suite de : Une approche africaine du transhumanisme.

Notes

1 Hervé Chneiweiss, L’homme réparé. Espoirs, limites et enjeux de la médecine régénératrice, Paris, Plon, 2012.
2 David Weinberger, Everyday Chaos. Technology, Complexity, and How We’re Thiving in a New World of Possibility, Boston Massachusetts, Harvard Business Review Press, 2019.
3 Roberto Manzocco, Transhumanism - Engineering the Human Condition. History, Philosophy and Current Status, Springer Nature Switzerland AG 2019, p. 74.
4 Frank Wilczek, The Unity of Intelligence in John Brockman (dir.), Possible Minds. Twenty-five of looking at AI, New York, Penguin Press, 2019, document numérique.
5 John Searle, Minds, Brains and Programs, Behavioral and Brain Sciences, Volume 3, Issue 3, Cambridge University Press, September 1980, pp. 417 – 424, disponible en ligne.
6 David J. Chalmers, The conscious mind In Search of a Fundamental Theory, Oxford University Press, 1996.
7 Frantisek Gaher, Logical, Scientific and Real Possibility in H. Rott et V. Horak (eds.), Possibility and Reality – Metaphysics and Logic, Frankfurt & London, Ontos Verlag, 2003, pp. 169-186.