Qu’est-ce que le vivant ? La question n’en finit pas d’être posée et reposée, tant par les philosophes, les biologistes que le commun des mortels. Buffon, notre naturalise philosophe, auteur d’une célébrissime Histoire naturelle, en signe paradoxalement la mort. L’histoire naturelle est en effet surtout descriptive alors qu’il voudrait fonder une science explicative du vivant, celle que Lamarck popularisera bientôt sous le nom de biologie. Pour cela, il faut s’attaquer au « noyau dur » de ce qui demeure le plus énigmatique dans le vivant : comment il est organisé, se nourrit et se reproduit.
Comme il a été vu précédemment dans l'article Le moule intérieur selon Buffon, Buffon tente de dépasser l’opposition entre le mécanisme et le vitalisme pour rendre compte des propriétés communes des vivants. D’un côté le mécanisme a échoué à expliquer la reproduction, comme l’a raillé Fontenelle en prenant l’exemple des montres placées côte à côte sans la moindre chance qu’elles en produisent une troisième. En même temps qu’il peine à expliquer la nutrition. Car on voit mal comment la chaleur et le mouvement, joints à la trituration mécanique des aliments au cours de la digestion, peuvent adapter la forme des aliments à celle du corps qui s’en nourrit. Certes Descartes avait repris le modèle de Borelli en imaginant des filtres et des cribles au niveau de l’intestin et à l’entrée des organes pour ne laisser passer que les particules appropriées à accroitre les tissus corporels. Toutefois le rôle de la chaleur n’est pas sans rappeler la thèse aristotélicienne de la coction des aliments qui donnent à ceux-ci la forme du corps qui les consomme. Si le modèle des cribles – mécanique par leur géométrie – atténue l’énigme de la chaleur, Descartes continue d’invoquer cette dernière dans l’autopoïèse de l’embryon à partir de l’œuf jugé « inorganisé », lui qui est partisan de l’épigenèse intégrale. Nous y reviendrons.
Le moule intérieur au service de l’assimilation alimentaire
Or Buffon, conscient de toutes ces limites du modèle mécaniste triturationniste (voir dans cette revue article De « l’âme nutritive » à la controverse sur la digestion), confère à « son » moule intérieur la vertu de faire en sorte que la « matière accessoire et étrangère qui pénètre dans l’intérieur » devienne « semblable à la forme, et identique avec la matière du moule » ; la matière du moule n’étant pas autre chose que la matière corporelle elle-même.
En réalité, Buffon n’a pas inventé lui-même ce moule intérieur. Il le reprend d’un certain Louis Bourguet, professeur à Neuchâtel, lequel Bourguet n’a lui-même fait qu’actualiser, sous l’appellation de « moule organique », l’idée déjà exprimée par un certain Bayle à la fin du XVIIe siècle. Il ne s’agit certes que d’une explication purement verbale. Son mérite est pourtant d’attirer l’attention sur un point que le mécanisme avait partiellement évacué : le problème de la forme. Certes on vient de le voir, les mécanistes résolvent le problème de la forme par un tour de passe-passe géométrique. Car leur géométrie est borgne en quelque sorte. Si elle rend compte de l’amont, elle néglige presque totalement l’aval : selon les mécanistes, les matières extérieures sont en effet séparées en particules au cours de la digestion et filtrées par des cribles ne laissant passer que les particules ayant les « bonnes » formes pour s’agréger aux tissus. Ils peuvent bien imaginer l’existence de cribles spécifiques à l’entrée de chaque organe, cela ne règle pas la façon dont ces particules sont attachées aux tissus, et comment elles feront grandir des tissus aussi différents que les muscles, les os, le foie ou le système nerveux. Le mécanisme cartésien est assez discret sur ce second point, évacuant du même coup la question des forces à l’œuvre pour opérer cette agrégation.
Or Buffon ne néglige pas ces questions. Il reprend de la vieille thèse galénique, en la mettant au goût du jour, l’idée de « forces pénétrantes » assurant ces opérations. Et avec « son » moule intérieur la notion d’information (l’idée sera introduite sous ce terme au XXe siècle). Comme il l’écrit, le moule intérieur prescrit « à la matière accessoire [la matière d’origine alimentaire] cette règle » et la contraint «à arriver également et proportionnellement à tous les points de l’intérieur (…) ». Prescrire, contraindre en fonction de règles : voici qu’enfin est re-connue la nécessité pour l’organisme de disposer d’une information qui puisse régir les opérations matérielles qui président au maintien et à la croissance de la structure vivante.
Cela fait-il une telle différence avec le concept d’âme chez Aristote, repris plusieurs siècles plus tard par Thomas d’Aquin ? La réponse est nuancée. Autant l’âme chez Aristote est un concept général, applicable à toute matière structurée, autant le moule intérieur ne vaut que pour le vivant – plus précisément l’animal – et présente un avantage supplémentaire : celui de constituer un authentique modèle, certes seulement analogique comme c’est presque toujours le cas en biologie. Un moule ordinairement est une structure prédéfinie qui accueille de la matière pour la façonner. Les moules ordinaires sont extérieurs. Celui qui nous occupe se doit d’être intérieur et Buffon en dresse avec sagacité le cahier des charges.
Le corps d’un animal est une espèce de moule intérieur, dans lequel la matière qui sert à son accroissement se modèle et s’assimile au total ; de manière que sans qu’il arrive aucun changement à l’ordre et à la proportion des parties, il en résulte cependant une augmentation dans chaque partie prise séparément, et c’est cette augmentation de volume qu’on appelle développement (…).
(Buffon, 1884)
Notons au passage que Buffon n’envisage ici que la croissance (nommée développement). Au moment où il propose ce modèle, personne n’a encore sérieusement envisagé la biodynamique matérielle, autrement dit l’incessant renouvellement de la matière des corps vivants. Si à la suite du chimiste Lémery, le chimiste Stahl et Descartes ont dû l’admettre, c’est à la marge. Toutefois Buffon n’ira pas au-delà : personne n’en a encore les moyens conceptuels.
Les molécules organiques vivantes, auxiliaires du moule intérieur
Au service de son modèle du moule intérieur, Buffon recourt à divers ajouts de notions, dont nous avons vu les « forces pénétrantes », ainsi que les notions de germes (nous verrons cela ultérieurement) et de molécules organiques vivantes. De quoi s’agit-il ? La notion de molécule organique vivante est assez floue et englobe deux aspects :
Le terme molécule est employé alors au sens courant de petite masse, sans rapport avec le sens que lui donnera la chimie moderne ;
Ces molécules sont organiques au sens qu’elles entrent de façon caractéristique dans la composition des organes des êtres vivants, à l’opposé des substances minérales ou terreuses comme on les nomme alors. Cela ne va pas plus loin car, chimiquement parlant, on ignore la nature exacte de ces molécules. La conception buffonienne correspond à un atomisme primitif qui envisage l’existence d’atomes ou de molécules (termes employés indistinctement alors) de muscle, de peau, d’os, de nerf, etc. Buffon ira prétendre jusqu’à les avoir observées au microscope avec son collègue anglais Needham lors d’une visite de ce dernier à Paris.
En quoi cette notion est-elle un auxiliaire du moule intérieur ? En ce sens qu’elle lui donne un support matériel concret. La matière qui sert à l’accroissement du corps et qui s’assimile à lui grâce au moule intérieur est représentée comme un agrégat (ou peut-être une composition plus intime, cela n’est guère décidable alors) de particules particulières, spécifiques du vivant. Ainsi, on peut envisager le phénomène de recyclage qui s’opère au long des chaines alimentaires. Le bœuf en consommant de l’herbe en extrait des molécules organiques vivantes pour en faire les matériaux de ses propres tissus. L’homme qui en consomme la viande prend à son tour les molécules qui lui servent à faire sa propre chair. Toutefois, Buffon ne peut guère aller plus avant, puisqu’à ce stade on ignore tout de leur composition et de leur structure chimiques.
Récapitulons brièvement avant d’aborder, dans le prochain article, la question de la reproduction. Avec ce moule intérieur, Buffon innove en faisant du neuf avec du vieux. Paradoxalement, lui qui critique les « systèmes » et privilégie l’observation et l’expérience, il exhume un modèle du passé qu’il met au goût du jour. Ce modèle se veut mécaniste par l’idée même de moule, mais il présente néanmoins un compromis comme Buffon les affectionne. Il réintroduit la question de l’information (la prescription) négligée par les mécanistes qui avaient récusé Aristote. Il présente un schéma de la nutrition authentiquement vitaliste : la matière des vivants ne peut venir que d’autres vivants, du moins comme cela semble évident pour les animaux ; sachant que Buffon ne s’aventure pas sur le terrain encore miné de la nutrition végétale.
Références bibliographiques
Buffon, Histoire naturelle – Choix et préface de Jean Varloot, Folio Gallimard 1984.
Jacques Roger, Buffon, un philosophe au Jardin du Roi, Fayard 1989.
Jacques Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française du dix-huitième siècle, Armand Colin Paris 1963.
Yves Zarka (avec la coll de Germain M-F), Buffon, le naturaliste philosophe, Chemins de tr@verse 2013.