Le transhumanisme relie la vision de l’homme à sa conception générale de la nature. Cette conception se veut naturaliste (physicaliste), déterministe, évolutionnaire et accélérationniste. C’est en ce sens que José Luis Cordeiro, dans « The Boundaries of the Human : From Humanism to Transhumanism » 1, rattache ce mouvement aux écrits de l’astronome et astrobiologiste Carl Sagan 2, auteur d’un calendrier cosmique qui montre l’accélération du changement dans l’évolution continue de l’univers où les hommes apparaissent comme les nouveaux venus n’ayant évolué que tardivement. Cordeiro convoque également un texte bien connu de l’astrophysicien Éric Chaisson, qui décrit la formation de l'univers à travers le développement de sept âges : matière, galaxies, étoiles, éléments lourds, planètes, vie, la vie complexe et la société Chaisson 3 présente une étude précautionneuse de ces domaines et montre comment les combinaisons de systèmes plus simples se transforment en systèmes plus complexes, puis donne un aperçu de ce que l'avenir pourrait apporter.

Perfectibilité illimitée et banalisation de l’homme

L’idée d’une « Singularité » de Ray Kurzweill 4 procède de cette vision de l’histoire de l’univers. La singularité dont nous avons montré ailleurs l’arrière-plan mythologique 5, est la survenue de la machine qui surpassera l’homme et sera dotée d’une volonté et d’une conscience autonomes. Selon Kurzweil, trois arguments justifient sa survenue :

  • La loi de Moore.
  • La loi des rendements accélérés
  • Les prédictions du futur (l’induction de Kurzweil).

Kurzweil affirme que l’évolution du cosmos s’est faite en six époques marquées par une complexité croissante et une accumulation du traitement de l'information. L'humanité entre dans la cinquième ère avec un rythme de changement accéléré avec pour principale avènement, la fusion de la technologie et de l'intelligence humaine. L'événement majeur de cette fusion de la technologie et de l'intelligence humaine sera l'émergence d'une singularité technologique. Kurzweil pense que d'ici un quart de siècle, l'intelligence non biologique sera aussi étendue et subtile que l'intelligence humaine. Elle la dépassera ensuite en raison de l'accélération continue des technologies de l'information, ainsi que de la capacité des machines à partager instantanément leurs connaissances. Il établit la loi des rendements accélérés, présentée comme une généralisation de la loi de Moore, pour décrire une croissance exponentielle du progrès technologique. La loi de Moore décrit un modèle de croissance exponentielle de la complexité des circuits intégrés à semi-conducteurs. Kurzweil étend la loi de Moore pour inclure des technologies bien antérieures au circuit intégré aux futures formes de calcul. Chaque fois qu'une technologie approche d'une sorte de barrière, écrit-il, une nouvelle technologie sera inventée pour nous permettre de franchir cette barrière. Il prédit que de tels changements de paradigme deviendront de plus en plus courants, de plus en plus fréquents, conduisant à un changement technologique si rapide et profond qu'il représentera une rupture dans le tissu de l'histoire humaine. Il pense que la loi des rendements accélérés implique que la singularité technologique se produira vers 2045.

A la suite de Max More et en résonance avec les prédictions de Kurzweil, le transhumanisme considère qu’une perfectibilité illimitée de l’espèce humaine, est à la fois possible et souhaitable. Il remet en question les limites humaines et soutient que par les moyens de la science et de la technologie combinés avec la pensée critique et créative, il est possible de changer la condition humaine : la vieillesse et la mort ne sont pas inévitables. L’humanité n’est, pour le transhumanisme, qu’une phase transitoire dans le développement évolutionnaire de l’intelligence. Pour reprendre le mot du physicien Freeman Dyson, « l’humanité me semble être un magnifique commencement, mais pas le dernier mot 6». Le corps humain est un bon début, mais il est possible de l'améliorer, le moderniser et le transcender. L'évolution biologique par la sélection naturelle est peut-être terminée, mais l'évolution technologique ne fait que s'accélérer. La technologie, qui a commencé à dominer les processus biologiques il y a quelques années, est en train de dépasser la biologie en tant que science de la vie.

Ce raisonnement débouche logiquement sur la banalisation de l’humain. La première affirmation de la pensée transhumaniste est le rejet de l'hypothèse selon laquelle la nature humaine est une constante (Böstrom, 1999). Il n'y a rien de sacro-saint dans la nature en général, ou dans la nature humaine en particulier. Les critiques des tentatives de modification de la nature comme « jouant à Dieu » ou comme l'ultime hubris humain sont donc rejetées comme inappropriées. L’espèce humaine ne peut plus être considérée comme une catégorie stable et encore moins comme une catégorie qui occupe une position privilégiée par rapport à tout ce qui est subsumé sous la catégorie du non-humain. Au contraire, les humains doivent être compris comme une entité ténue qui est liée à l'animal, au « naturel » et, en fait, à d'autres humains également. Les humains se trouvent à la croisée des chemins, comme d'autres espèces naturelles qui sont reclassées face à de nouvelles dynamiques relationnelles et à des changements de comportement.

Le paradigme informationnel et le problème du composé humain

Le problème du composé humain est un aspect essentiel du transhumanisme. Il concerne le statut ontologique de l’esprit par rapport au corps et la question dérivée de la relation du corps et de l’esprit. Deux affirmations sont au fondement de la position des transhumanistes : - Le biologique n’est pas une fatalité - L’intelligence est séparable des émotions du corps biologique ; Selon le transhumanisme, il est possible de concevoir des organismes qui ne soient pas à base de carbone comme ceux que nous connaissons. Le silicium et d’autres supports offrent de meilleures possibilités. Au fond, le transhumanisme méprise la nature que l'être humain possède actuellement, avec toutes ses fragilités et ses limites. L'objectif du transhumanisme est d'avancer vers un avenir posthumain dans lequel l'homo sapiens devient techno sapiens ("transhumain" est l'abréviation de transitional human). Ainsi, l'écrivain transhumaniste Bart Kosko peut-il affirmer :

La biologie n'est pas un destin. Elle n'a jamais été plus qu'une tendance. C'était juste la première façon rapide et sale de la nature de calculer avec de la viande. Les puces sont le destin.

Dans la même veine, Kevin Warwick, un autre écrivain transhumaniste, déclare :

Je suis né humain. Mais c'était un accident du destin - une simple condition de temps et de lieu. Je crois que c'est quelque chose que j'ai le pouvoir de changer.

L’humanité serait ainsi à la croisée des chemins comme d’autres espèces qui se sont reclassées face à de nouvelles dynamiques relationnelles 7. La question de la relation corps-esprit trouve sa solution dans ce sillage. Pour y parvenir, le transhumanisme adhère au paradigme informationnel. Son propos est, en fin de compte de se servir de ce paradigme pour adopter une position physicaliste et réductionniste qui, s’inspirant du fonctionnalisme, défend l’idée selon laquelle, la conscience émerge du cerveau. Pour le transhumanisme, le cerveau n’est qu’une machine plus sophistiquée que les autres et la conscience, son produit superficiel, une mince pellicule de pensée qui dépend entièrement de l’infrastructure neurale dont elle est issue.

On peut faire remonter l’origine du paradigme informationnel jusqu’au mathématicien américain et père de la cybernétique Norbert Wiener, qui écrivait en 1950, dans The Human Use of Human Beings 8, qu’on pourra un jour « télégraphier un homme ». Aujourd’hui, l’idée transhumaniste du mind uploading est élaborée sur la même conviction, selon laquelle le monde réel tout entier peut être réduit à des unités d'information transmissibles d'un hardware à un autre 9. On peut, selon les transhumanistes, séparer l’intelligence et les émotions du corps biologique, comme l’information de son support, puis stocker la mémoire, comme la conscience, sur des machines.

De plus, le transhumanisme soutient que la conscience n’est pas le résultat d’un schéma rationnel. Les séquences de notre génome régulant notre cerveau sont tout sauf logiquement ordonnées, sans but et parfois contradictoires. Pour le transhumanisme, il est question de changer la condition humaine en passant de la fatalité à la liberté, de la loterie génétique à une manipulation/augmentation librement consentie. Il n’est plus question, pour l’homme de subir l’évolution naturelle, mais de la maitriser et de la conduire par lui-même. Les transhumanistes prônent sinon un devoir, du moins un droit d’intervenir dans le cours des événements. Pour ce faire, l’être humain doit s’intégrer à la technosphère et tirer, pour son « autoévolution » accélérée, tout le potentiel de l’intelligence artificielle, des nanotechnologies, des neurotechnologies, de la robotique et surtout de la génétique humaine. L’humain n’est plus destiné à devenir meilleur par l’éducation (humaniste), et le monde par des réformes sociales et politiques, mais simplement par l’application de la technologie à l’espèce humaine.

La fin de la sélection naturelle et le spectre de l’extinction de l’espèce humaine

La vision transhumaniste de l’homme considère que nous sommes le fruit d’une évolution due au hasard et milite, pour une modification ad libitum du corps humain, afin de pallier la « fin » de la sélection naturelle darwinienne. Cette sélection n’existe plus chez l’homme depuis qu’il s’est mis à se protéger de son environnement, en particulier en assurant la viabilité d’individus qui, jadis, auraient été éliminés par la sélection naturelle. Or, sans sélection naturelle, le génome humain se dégradera, ce qui va conduire à une dégradation de ses capacités intellectuelles. Le recul de la sélection naturelle est en particulier préoccupant pour notre cerveau, parce que la pensée et la conscience, spécificités de l’être humain, reposent sur l’organisation de son système nerveux central dont la régulation génétique est très complexe.

L’organisation génétique de l’homme est si fragile que sans la sélection naturelle et/ou sans l’intervention de la technomédecine, nous nous dirigeons vers une dégradation progressive de notre fonctionnement biologique, de notre génome, de nos capacités cérébrales. Certes nous ne pouvons redevenir des êtres « primitifs », le chemin inverse étant impossible, mais ce qui nous guette est une forte détérioration de nos facultés (comme la perte de l’odorat) ; car si l’évolution ne peut pas aller à rebours, elle ne va pas non plus forcément dans le bon sens. L’évolution positive n’est pas une nécessité.

Désormais, sans la pression de la sélection naturelle, des modifications malheureuses de notre génome ont une grande chance de se transmettre et de s’accumuler. La société moderne a permis à des gens porteurs de modifications accidentelles d’ADN de survivre. Génération après génération, ces modifications vont se combiner et se cumuler. Cette dégradation reste partiellement masquée, parce que la civilisation, la culture et l’éducation se substituent rapidement à la révolution darwinienne (cette dernière étant beaucoup plus lente). Mais, la variabilité du patrimoine génétique va augmenter considérablement, et il faudra intervenir pour corriger les erreurs.

Cet article est la suite de Réflexions sur le transhumanisme.

Notes

1 José Luis Cordeiro, « The Boundaries of the Human: From Humanism to Transhumanism », in Newton Lee(eds), The Transhumanism Handbook, Springer Nature Switzerland AG, 2019, pp. 63-74.
2 Carl Sagan, The Dragons of Eden : Speculations on the Evolution of Human Intelligence, 1977.
3 Éric Chaisson, Epic of Evolution: Seven Ages of the Cosmos, New York, NY: Columbia University Press, 2005.
4 Ray Kurzweil, The Singularity Is Near: When Humans Transcend Biology, Penguin Group, 2005.
5 Réflexions sur le transhumanisme, L’arrière-plan épistémologique et métaphysique.
6 Cité par Luc Ferry, La révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vont bouleverser nos vies, Paris, Plon, Edition numérique, 2016, p. 65.
7 Newton Lee (eds), The transhumanism Handbook, Springer, 2019.
8 Norbert Wiener, The Human Use of Human Beings. Cybernetic and Society, Boston, Houghton Mifflin Company, 1950.
9 P. Breton, L’utopie de la communication, La Découverte, Paris, 2005, et Le culte d’internet, La Découverte, Paris, 2000 ; K. Hayles, How We Became Posthuman. Virtual Bodies in Cybernetics, Literature and Informatics, The University of Chicago Press, Chicago, 1999 ; C. Lafontaine, L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Seuil, Paris, 2004.