Perdition: détresse – malheur – misère – désarroi – dénuement – adversité – angoisse – disgrâce – douleur – danger – perte – débauche – dissipation.
Elle est grande, belle et forte malgré la douleur et les larmes au coin de ses yeux, et sa voix impressionnante porte, debout devant moi avec la photo de deux présidents, Mattarella le président de l’Italie et Said le Président de la Tunisie.
Je suis venue parler de la douleur de 11 ans, de 806 mamans de toutes les régions du pays que je représente qui ont été touchées par la précarité et le drame de l'émigration clandestine de leurs enfants. Pourquoi nos enfants partent-ils ? Pourquoi avant les jeunes partaient avec un visa et disparaissaient après, c’est vrai ! Pourquoi depuis 11 ans ils partent même sans prévenir leurs parents, désespérés, avec la mort ou la vie devant leurs yeux et traversent la mer au péril de leurs vies ? Pourquoi avons-nous fait la révolution de 2011 ? Si ce n’est pour le travail, la liberté et la dignité, où est le travail ? Où est la liberté ? Et où est la dignité ? Sur du papier. Moi je suis là, mais d'autres mamans sont mortes de chagrin, mortes vraiment, et ne pourront plus venir. Qu’a fait le parlement “que nous ne regrettons pas” ! Et qui a pris nos retraites et nos contributions pour leurs salaires honteusement élevés avec aucun service rendu au peuple ! La pauvreté et la démocratie ne peuvent pas s’associer. La liberté et la perfidie ne peuvent pas s’assembler.
Aujourd’hui l'émigration clandestine touche toutes les classes sociales, du simple ouvrier, à l’étudiant et même à l'hôtesse de l’air qui a perdu son travail. Le 25 juillet était une date attendue pour notre fête de la république, figer les activités du parlement était une date bénie mais et où est la suite ! Qu’a fait le président ? Où sont les promesses que le Président' nous a faites de rendre justice à l’injustice que les gouvernements successifs nous ont fait subir depuis 2011 ! Combien de diplômés chômeurs sont partis, morts en mer ! Et continuent à partir ! Moi je n’ai pas seulement contribué au développement démographique de mon pays, moi j’ai contribué avec des enfants qui ont étudié, qui ont réussi leurs études pour contribuer à l’essor de leur pays, réaliser leurs rêves et leurs ambitions vers un avenir meilleur, pas pour mourir en mer, humiliés et désespérés pour avoir été rejeté par les institutions et ignorés pendant plus de dix ans !
Un témoignage fort de Mounira Chaqrawi, lors d’une des réunions préparatoires du er Congrès des Mouvements Sociaux et Citoyens qui aura lieu décembre prochain à Tunis, organisé par le Forum Tunisien des Droits Économiques et Sociaux. C’est la maman d’un des jeunes diplômés chômeurs, parti lui aussi et mort en mer, et présidente de l’Association Allmassir jeunes méditerranée, dont les principaux objectifs sont de contribuer à la recherche des jeunes disparus en mer, la prise en charge des jeunes et leur sensibilisation aux aspects négatifs de l'émigration clandestine. Elle demande depuis 11 ans que justice soit faite, qu’on leur dise où sont leurs enfants ! En collaboration avec Soltani Imed, président de l’Association la terre pour tous ont organisé un mémorial “Mémoire de 10 années de Douleurs”, une série de photos commémorant les jeunes disparus et un Tribunal Permanent des Peuples, symbolique, “Où sont nos enfants ?” Deux personnages meurtris par la perte d’un enfant et qui par la force des circonstances ont dû prendre les devants pour faire entendre leurs voix.
12,837 jeunes tunisiens ont traversé la mer vers l’Italie depuis le début de l’année 2021. Nos jeunes, cette force du futur, quittent le pays, désabusés. Qu’ils soient dans le Nord ou dans le Sud, avec la crise économique, le chômage, le coût élevé de la vie, et peu d’espoir d’avenir, ils partent toutes et tous, ou des campagnes vers les villes ou vers les pays avoisinants et même lointains. Leur sac à dos plein de rêves et de projets, quelques sous en poche et les voilà partis-es, tenter leur chance ailleurs, rêvant d’un avenir meilleur.
Combien sont morts depuis le Congrès de l’Union pour la Méditerranée à Marseille ? L'échec de l’Union pour la Méditerranée sous l’égide de la France
Un petit retour dans le passé serait opportun puisque du 21 au 23 juin 2019 Marseille a été la capitale des habitants de la Méditerranée, avec plus de 900 participants aux 30 ateliers et plénières des Etats Généraux de la ville et du Forum des Habitants de la Méditerranée, forum alternatif de l’Alliance Internationale des habitants, complètement autofinancés et autogérés, qui a souligné l’échec de l’Union pour la Méditerranée en congrès ces mêmes jours invité par le Président français Macron.
Ce forum alternatif a débattu entre autre en compagnie de, Raphaël Pitti, Conseiller Délégué aux Urgences Humanitaires et Sociales de la ville de Metz, qui a présenté les politiques d'accueil des migrants et souligné la disponibilité d'impliquer ANVITA, qui met en réseau les villes solidaires, dans le soutien des propositions du forum, à partir de la Carte d'Identité Mondiale. Giuseppe Caccia, chef mission Mediterranean – Saving humans, bloqué en Italie à cause de la saisie du navire Mare Jonio, est intervenu via Skype pour dénoncer la criminalisation des activités de sauvetage et relancer le réseau avec les villes solidaires des deux rives. Christian Leblanc, Etats Généraux des Migrants de Marseille, de son côté a souligné le lien entre la liberté de circulation et la liberté d'installation, pour passer des politiques d'urgence à des politiques pour les droits sociaux de toutes, et tous avec la Charte de Palermo en tant que pilier.
L’allongement de la durée des études, un des facteurs
Entre la lutte des classes, les conflits générationnels, et la crise économique globale, les jeunes du 21ème siècle ont déjà vu, souffert, bu la misère et vu leurs rêves détruits.
Qu’ils soient étudiants, apprentis, ou ouvriers, le chômage de masse s’offre à eux à chaque coin de rue. Il n'est pas étonnant que les nouveaux entrants sur le marché du travail et les salariés en contrats temporaires se retrouvent être les premières victimes avec la proportion élevée d'emploi à durée déterminée, les emplois précaires en intérim et en stages, l'absence d'une politique volontariste visant à partager le coût du programme d'ajustement structurel (chômage partiel, réduction collective du temps de travail, baisse négociée des salaires...), et les taux d’activité des seniors qui ont continué à augmenter.
L'allongement de la durée des études serait un des facteurs, le gouvernement n’ayant pas mis en place de politique visant à favoriser les départs anticipés à la retraite, sous un système défavorable aux embauches des jeunes, une protection sociale inadapté à l'allongement de la durée des études et aux difficultés d'insertion sur le marché du travail, qu’ils soient diplômés ou ouvriers, rien n’y change, le coût de la vie augmente à grande vitesse, les produits de première nécessité, le transport en commun, les loyers: en somme la pauvreté s’est rajeunie, nos jeunes sacrifiés par des politiques publiques irresponsables qui génèrent et accroissent les inégalités, et qui accumulent au fil des jeunes années de ces futurs adultes, déception après déception, privations, amertume, colère et chômage.
De l’abandon de l’école, du lycée ou de l’université il n’y a qu’un pas et même avec un diplôme ou même un doctorat c’est pareil : la dégringolade, de petites boulots en petits boulots, sans couverture sociale, d’étudiant à ouvrier, et même vendeur ambulant et puis plus rien, l’horizon se bouche, la délinquance pour certains, et le suicide pour d’autres, puis le rêve du départ. Certains partent, leurs papiers en règle et réussissent, d’autres disparaissent, virent vers l’illégalité, qu’ils soient du nord ou du sud le chômage est là.
Que ce soit en Occident ou en Afrique en ce qui nous concerne aujourd’hui, ce sont ces politiques publiques, causes principales d’un malaise sociétal profond, accentuant le sentiment d'injustice chez les jeunes et de régression de la société et qui, d’échec de stratégie et de mauvaise gouvernance du pays, en échec, ont poussé les jeunes à partir que ce soit par voie régulières en Europe ou en choisissant des voies irrégulières à partir de l’Afrique et de l’Asie, qui les mènent directement à la mort. Au lieu de prévenir les pertes de vies inutiles et évitables, les Pays d’Afrique du Nord et d’autres régions, poussent des étudiants, des diplômés, des médecins, infirmières, policiers, chômeurs et même des familles entières à braver tous les dangers, pour trouver de quoi vivre dignement et être libres.
L'année 1990 année charnière enregistrant le début d’un boom migratoire clandestin
La décision d’imposer le visa en 1990 par l’Union Européenne, pour freiner et mettre en difficulté la liberté de circulation, n’a pas empêché l’immigration. Au contraire, elle a poussé un grand nombre de jeunes tunisiens à immigrer dans des embarcations fantômes, pour finir au fond de la mer. Avec une situation géographique de la Tunisie proche des frontières européennes, 50 km de l’Italie en partant de Bizerte, la côté Nord se transforme en zone de passage de l’immigration illégale, non seulement des Tunisiens mais de tout le continent africain et même de l’Asie orientale. Celles et ceux qui réussissent à passer sont incarcérés, risquent d’être reconduits, ou sont enfermés dans des camps, dans des conditions inhumaines.
Des études faites par des experts au Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux, attestent qu’il existe deux boums exponentiels de l’émigration clandestine. La première en 2011, juste après la chute du régime de Ben Ali avec 28829 migrants clandestins. La deuxième en 2020, avec la période de confinement pour cause de pandémie de covid 19. Les réseaux clandestins ont sauté sur l’occasion de la situation inédite de 2011 avec une absence des forces de l’ordre sur certaines côtes, vu que la priorité était surtout de maintenir la sécurité dans le pays et empêcher les débordements, et en 2020, croyant que le confinement allait freiner les passages vers l’Italie. Rien que pour le mois de septembre : 139 mineurs non accompagnés et 68 mineurs accompagnés, 52 femmes et 1386 hommes.
Dix ans d’incertitudes, un bilan politique catastrophique, un bilan économique en faillite, une génération entière sacrifiée, marginalisée, exclue, au chômage, et surtout en précarité extrême, pour les jeunes tunisiens, le choix de partir même clandestinement malgré les risques de mort, a été et continue à être, leur refus de la situation politique, économique et sociale du pays, le manque de ressources due à la dette des municipalités, à la dette souveraine de l’état, et le poids de la bulle financière. Traverser la Méditerranée est pour eux une fuite de la précarité et la marginalisation par les gouvernements successifs depuis 2011 sous la houlette des partis Islamistes au pouvoir, notamment Ennahdha, trop occupés à s’enrichir à travers les dons et les prêts accordés par les pays alliés de la Tunisie pour des projets de développement adressés à ces même jeunes, mais dont la majorité n’a toujours pas vu le jour.
La mer Méditerranée en plus d'être devenue une carte enchevêtrée de circuits bloquant certains pêcheurs de pêcher, et permettant à d’autres d’en abuser, enregistre depuis 2014 jusqu'à aujourd'hui, d’après l’International Migration Organization, au moins 22.842 personnes mortes en mer et disparues, en 8 ans seulement : Une hécatombe !
Malgré le choc des bateaux et barques qui coulent emportant des milliers de femmes hommes, enfants, la migration clandestine continue tous les jours après dix ans de révolution, révélant le chemin d'une transition démocratique confuse et trébuchante de l’État tunisien. Nos jeunes partent mais il y a aussi l’escalade des violations systématiques contre les migrants subsaharien est observée et documentée au cours des derniers mois. Le Forum Tunisien des Droits Économiques et Sociaux refuse de faire de la Tunisie une plateforme de débarquement et de tri des migrants, cédant aux pressions européennes – et attribue la responsabilité morale, politique et juridique à l’Union Européenne et à ses États membres pour avoir imposé des voies de coopération injustes en matière d’immigration qui ont contribué à l’augmentation du nombre des décès en mer et aggravé la crise des migrants dans les Pays du Sud.
Ils sont désormais 91.306 à la date du 31 octobre 2021, en provenance des côtes Sud, dont 52,465 vers l’Italie, d’après les données du UNHCR, à avoir traversé la mer Méditerranée, la tête pleine de rêves et le cœur angoissé par la peur. Et plus le contrôle devient sévère et plus les passeurs augmentent, se diversifient et trouvent de nouveaux passages pour arriver à la côte et traverser.
Et d’accords économiques défavorables en accords économiques toujours défavorables, comme fond de la crise, de manque de propositions concrètes des présidents gouvernants les pays des côtes méditerranéennes, de la faiblesse des alternatives due aux divisions, aucune politique restrictive n’a réussi à stopper la migration, ni les peines d’emprisonnement encourues à tout passeur, migrant, ou habitant hébergeant un migrant.
L’espoir ne pourrait arriver que de la solidarité d’en bas, pour faire de la Méditerranée un vrai “Mare nostrum” de toutes et tous à travers la convergence de toutes les initiatives de co-constructions de politiques publiques, que ce soit au niveau local, national, européen et international.