Un an et demi après le début de la crise du Covid-19 et alors que l'on commence lentement à voir le bout du tunnel, l’on trouve toujours des messages comme quoi des changements nécessaires du "système" vont suivre.
Mais quels changements ? Et quel système ? Et à quel point est-ce nécessaire ?
Beaucoup de ces messages viennent de forces progressistes qui plaident pour un "autre monde" depuis au moins vingt ans. De nombreuses alternatives sont en préparation, mais il n'y a aucune convergence ni aucune stratégie.
S'il est évident que de nombreux gouvernements utilisent cette crise pour imposer des changements importants des règles concernant la liberté d'expression, la liberté d'association et d'autres libertés politiques, renforçant ainsi les tendances autoritaires, on ne peut pas dire que ce rétrécissement de l'espace civique soit une conséquence inévitable de la crise. De même, le tournant keynésien apparemment anticyclique pour les entreprises et le lissage de la consommation, qui s'accompagnera très probablement d'une nouvelle politique d'austérité et d'anti-inflation pour la population, ne peut être attribué au virus.
Les choses sont différentes au niveau des politiques de santé publique, surtout parce qu’on a pris conscience de la nécessité de se préparer. Nous savons que ce ne sera pas la dernière pandémie et nous avons perdu un temps précieux au début de 2020 quand les gouvernements n’étaient pas équipés pour faire face à la crise sanitaire.
Une conséquence réelle pourrait être l'approche différente de la mondialisation. La dépendance d'autres pays producteurs et exportateurs de matériaux de base nécessaires à la protection de la population a incité plusieurs gouvernements à diversifier leurs sources d'approvisionnement, même si la tendance à la démondialisation était déjà présente due à l'émergence de changements dans les relations géopolitiques.
Il n'y a aucun doute sur les leçons à tirer de la crise pour la protection sociale, dans un sens très large. Trop de pays sans système de protection des revenus et/ou de l'emploi n'ont pas été en mesure d'aider ceux et celles qui ont perdu leur emploi ou qui se sont retrouvés sans abri. Les travailleurs de l'économie de plateforme, trop souvent dépourvus de tout droit économique ou social, ont été laissés pour compte, tandis que les confinements n'ont aucun effet sur les personnes qui n'ont même pas de toit au-dessus de leur tête, qui vivent et travaillent dans la rue. Cependant, alors que tout cela était évident pour tous, partout dans le monde, jusqu’à présent, on n'a entendu parler d'aucun plan majeur d'extension des programmes et systèmes de protection sociale.
N'y a-t-il pas alors un argument pour dire que le changement le plus urgent dont le monde a besoin se situe effectivement au niveau des politiques sociales ?
D'autres changements peuvent certainement être souhaitables, mais peuvent difficilement être considérés comme une conséquence directe de la crise du Covid-19.
Dans la contribution présente, je souhaite examiner brièvement ces changements, la manière dont cette crise a révélé et confirmé le lien direct entre la justice sociale et la justice environnementale et comment une recherche cohérente de la justice sociale peut conduire à une transformation sociale, économique et politique. En d'autres termes, comment la justice sociale peut être un outil de changement.
Justice sociale et justice environnementale
L'origine du virus Covid-19 est encore inconnue. De nombreuses spéculations sont faites et elles ne sont pas exemptes d'intérêts géopolitiques. Les États-Unis veulent examiner l'Institut de virologie de Wuhan, tandis que la Chine prétend faire des recherches sur un laboratoire militaire aux États-Unis. Le virus peut provenir du marché humide de Wuhan et être transmis des chauves-souris à l'homme, éventuellement via un autre animal, comme le pangolin. Il peut aussi être le résultat du changement climatique ou de dommages environnementaux, tels que la destruction des barrières naturelles entre l'homme et la nature.
Rien ne peut encore être dit avec certitude. Mais il est évident que, théoriquement, cette dernière réponse pourrait être vraie. Il est possible que la fonte du permafrost ou la déforestation et la destruction d'un habitat naturel aient causé ou causeront à l'avenir la propagation d'un virus mortel.
Voilà le lien le plus direct entre l'environnement naturel et la santé des personnes. Les gouvernements et les organisations internationales qui se soucient ou prétendent se soucier de la santé des gens devraient commencer par protéger l'environnement naturel. C'est le premier et le principal élément de toute politique sociale.
Ce qui était également évident lorsque la pandémie a frappé, c'est que les gens n'avaient pas seulement besoin de médecins et d'hôpitaux, éléments de base de tout système de soins de santé, mais aussi d'eau potable, d'air pur et de logements décents, là encore des éléments de toute politique environnementale sérieuse. L'eau a été reconnue comme droit humain par les Nations unies, mais l'air pur ne l'est pas, alors que des recherches ont révélé que le virus était beaucoup plus virulent dans les villes où le niveau de pollution était élevé. En outre, dans le monde entier, des millions de personnes meurent prématurément en raison du manque d'air pur.
Plaider pour la justice sociale et une médecine préventive, c'est donc plaider pour la justice environnementale, les deux vont de pair.
Il existe désormais deux façons d'y parvenir. Les militants écologistes plaident pour que les personnes vulnérables soient prises en compte lors de l'introduction de mesures environnementales. L'interdiction des voitures polluantes, par exemple, sera une mesure plus sévère pour les personnes à faibles revenus conduisant de vieilles voitures que pour les groupes plus riches pour lesquels une nouvelle voiture n'est pas un obstacle insurmontable. La promotion de l'isolation des maisons ne sera le plus souvent pas abordable pour les pauvres. Les gouvernements peuvent donc à chaque fois veiller à ne pas agir en défaveur des pauvres et des personnes vulnérables lorsqu'ils imposent de nouvelles mesures écologiques.
Mais on peut aussi renverser ce raisonnement : au lieu de commencer par des politiques environnementales et d’introduire des corrections sociales par après, en ciblant ceux qui auront besoin d'aide, on peut commencer par des politiques sociales et se concentrer sur leurs avantages environnementaux. Rendre l'eau potable disponible pour tous est une mesure sociale et en même temps environnementale. Rendre l'énergie solaire universellement disponible est une politique sociale et en même temps environnementale. La construction de logements sociaux est une politique sociale extrêmement importante en faveur du développement soutenable.
Ce renversement des priorités est bien plus qu'une étape symbolique. En premier lieu, il ne présente pas les politiques environnementales comme un fardeau, au contraire, il peut être accueilli comme une proposition sociale positive difficile à refuser. Deuxièmement, il montre clairement que la politique sociale peut être en soi un outil de changement dans différents secteurs. En effet, les politiques environnementales ne sont pas les seules à devoir être renforcées. Les politiques sociales, dont la majorité de la population mondiale a un besoin urgent, peuvent devenir un point de départ exceptionnel et positif pour construire un "autre monde".
Cohérence obstinée
La "cohérence obstinée" est ce que j'appelle les efforts que nous devons déployer pour parvenir à un véritable changement et pour rendre, par conséquent, la protection sociale transformatrice. Elle ne concerne pas seulement l'évidente et directe libération du besoin ou de la peur, elle va beaucoup plus loin, du moins, si nous le voulons.
Pensez encore à la crise du Covid-19. Différentes campagnes sont actuellement en cours pour obtenir une dérogation de l'OMC, c'est-à-dire pour ouvrir la possibilité aux entreprises pharmaceutiques de renoncer à leurs brevets sur les vaccins en faveur des pays du Sud. Or, ces vaccins sont clairement une question de vie ou de mort pour les populations, surtout dans les pays pauvres qui, jusqu'à présent et contrairement aux pays du Nord, n'ont pratiquement pas reçu de vaccins. Cela signifie que pour obtenir ce grand succès sanitaire, il faut s'attaquer à l'OMC et aux grandes entreprises pharmaceutiques et, par conséquent, au système économique de la propriété privée et des brevets.
Il en va de même pour certains pesticides connus de tous, dont il est prouvé ou suspecté qu'ils sont cancérigènes pour les agriculteurs qui les utilisent ou pour les consommateurs qui mangent des légumes ou des fruits contenant des résidus de produits toxiques. Afin de protéger la santé de tous, agriculteurs et consommateurs, il faut s'adresser à ces grandes entreprises.
Ou regardez les producteurs de friandises et de boissons gazeuses à forte teneur en sucre, à l'origine de l'obésité et du diabète, qui est d'ailleurs aussi un facteur aggravant le risque d'attraper le Covid-19. La lutte contre la maladie virale passe donc par la lutte contre ces géants économiques.
C'est pourquoi certains parlent désormais "d’une seule santé", qui combine la santé humaine, animale et environnementale. Cela sera en effet nécessaire si nous voulons éviter des pandémies similaires à l'avenir. Elle implique une approche transdisciplinaire non seulement pour protéger la santé des personnes mais aussi pour promouvoir les changements que nous souhaitons.
Voici donc comment la poursuite de la justice sociale peut nous conduire directement aux grandes multinationales qui polluent l’environnement et menacent la santé publique. Si nous voulons un environnement sain, afin de protéger notre santé, nous ne pouvons pas permettre aux entreprises de détruire la nature et d'empoisonner la terre avec des industries extractives, qu'il s'agisse d'exploitation pétrolière, d'extraction d'or ou de monocultures utilisant des engrais dangereux. Si nous voulons une alimentation saine, nous ne pouvons accepter que des pesticides toxiques ou des boissons fortement sucrées soient mis sur le marché.
De cette manière, nous établissons également un lien avec le "soin" qui est au cœur de l'économie féministe. Prendre soin de la santé des personnes signifie prendre soin de leur emploi, de leurs revenus, de leurs pensions, de leur éducation, de leur logement... de leur protection sociale. Et si nous poussons ce raisonnement un peu plus loin, nous pouvons voir que l'économie elle-même devra "prendre soin" de la nature et des personnes. Elle ne devrait produire que les produits dont nous avons réellement besoin et qui ne nuisent ni à la nature ni aux personnes.
En d'autres termes, la santé publique implique de prendre soin de l'environnement et faire en sorte que l'économie prenne soin des personnes et de la nature. Cela signifie également prendre soin de la démocratie, car aucune justice n’est possible si les gens ne sont pas directement impliqués dans la conceptualisation, la mise en œuvre et le contrôle de leurs systèmes économiques et sociaux.
La justice sociale pour la durabilité
Prendre la justice sociale comme point de départ conduit directement et inévitablement à l'environnement, à l'économie et à la politique. Grâce à une approche transversale et transdisciplinaire, toute une série de problèmes peuvent être abordés avec des arguments parfaitement rationnels et non idéologiques. Cette contribution ne donne qu'un aperçu très superficiel des nombreux liens qui montrent comment la justice sociale peut devenir un outil de changement.
Le point essentiel est que les droits sociaux sont potentiellement bien accueillis par tous et qu'il devrait donc être facile de mobiliser les mouvements sociaux. Nul besoin de politiques comportementales ou de ‘nudging’, nul besoin de convaincre les gens afin qu’ils acceptent le fardeau des politiques, nul besoin enfin d'explications théoriques qu'ils pourraient ne pas comprendre. La justice sociale profite à tous.
La justice sociale est un concept très large qui recouvre de nombreuses politiques, de la protection sociale avec les soins de santé, la sécurité des revenus, le droit du travail et les services publics, aux politiques d'égalité des genres, de lutte contre le racisme et de migration. La plupart de ces éléments sont aujourd'hui très problématiques, en raison des priorités biaisées des gouvernements et du manque de cohérence au sein des forces politiques progressistes. La justice sociale pourrait - et je pense qu'elle devrait - devenir le ciment permettant d'articuler des préoccupations différentes et divergentes qui, au final, pourraient converger et contribuer aux politiques de transformation nécessaires.
La justice sociale, avec à sa base un système de protection sociale large et démocratique, peut donc être porteuse de durabilité, pour les personnes, pour les sociétés et pour la nature. Pourquoi ne pas l'essayer ?