Un nouveau partage du monde est en marche. Que celui-ci s'effectue en superficie par des télescopages retentissants ou par des glissements souterrains moins saisissables, de nombreux rapports de force et interdépendances sont affectés par ce mouvement de fond dont il nous appartient d’éclairer le sens et les manifestations. Or cette transition ne manque pas de remettre au premier plan les inerties et les clés de compréhension que nous utilisons pour déchiffrer les affaires globales. Faut-il se préparer à un monde « illibéral » et néo-national, tournant le dos à la mondialisation, dans lequel la bipolarité Chine-États-Unis succédera à l'hégémonie du « globalisme unipolaire » ? L’approche multilatérale et le droit international vont-ils être relégués en arrière-plan comme parent pauvre d'une gouvernance mondiale a minima, conservatrice par nature et menée avant tout par le bal hobbesien des puissances ? Au-delà de la cacophonie médiatique et de l’air du temps, comment saisir les manifestations nouvelles et le plus souvent fragmentées des évolutions mondiales et comment y donner sens ?
Permanence d’une architecture mondiale
Si les périodes de reconfiguration sont souvent synonymes de dispersion voire d'affolement des boussoles perceptives, ce premier quart de XXIe siècle s'avère en lui-même particulièrement riche en agitation. « L'âge des extrêmes » et le « court XXe siècle » comme les qualifiait l’historien Eric Hobsbawm en avaient supposément terminé avec les grands périls liés au totalitarisme, aux idéologies et aux conflits fratricides. Le premier quart de XXIe siècle nous démontre par lui-même que la boîte de Pandore est loin de se refermer – en excluant peut-être le totalitarisme - et que d'autres menaces viennent s'agréger aux précédentes. Le fait nationaliste paraît avoir le plus solidement traversé l'histoire, intimement mêlé aux passions idéologiques et religieuses. La croissance économique montre chaque jour un peu plus son inviabilité dans le système social (inégalités endémiques) et écologique planétaire, présageant à court et moyen terme des effondrements d’échelle et de nature différente.
Du point de vue géopolitique, les deux dernières décennies ont vu s’élargir encore un peu plus l’amplitude des hétérogénéités mondiales - même si des progrès incontestables ont été fait dans la consolidation des États et la réduction de la pauvreté - avec une constellation d’États oscillant du démocratique à l’autoritaire, du très riche au très pauvre, du très faible au très puissant. Devant ces hétérogénéités – comprenant aussi celles des perceptions et des intérêts stratégiques - et vu le contexte nouveau qui résulte de leur mise en interdépendance, aucune grande puissance n’a su pour l’instant projeter vers l’avant et en de nouveaux termes l’architecture de sécurité collective et de gouvernance mondiale. Autrement dit, le système international fait toujours corps avec des schémas forgés dans les rapports de force passés (ce qui n’est pas nécessairement un problème en soi), en contraste croissant avec les enjeux et les déséquilibres contemporains qui appellent des arrangements d’un nouveau type.
Au centre de ce panorama, un frêle système onusien et surtout les États-Unis, puissance qui fut propulsée une nouvelle fois sur le devant de la scène mondiale en 1989 et la seule finalement qui se soit confrontée réellement à la question de la stabilité globale, lesquels ont choisi de résoudre ce dilemme en cédant à la tentation impériale et à la réduction des hétérogénéités par l’uniformisation politique. Pour le meilleur et pour le pire et par le biais perceptif de sa culture stratégique, la politique américaine s’est structurée autour d’une domination hégémonique, assise sur leur immense puissance et imposant leur préséance à une mosaïque plus ou moins anarchique d’entités nationales.
Au final, la gouvernance du monde, même convertie aujourd’hui en un tout beaucoup plus vaste que la somme des pouvoirs nationaux et transnationaux, semble toujours prisonnière des principes énoncés à l’aube des temps par Kautilya, Thucydide, Platon et Aristote. Entre les rapports de force, l’idéal mobilisateur et l’organisation politique, le premier principe persiste dans son rôle de gouvernail du navire planétaire, avec un cap fixé essentiellement vers la recherche de sécurité et de puissance.
Virage géopolitique et perceptif des dernières décennies
Plus près du terrain et en-deçà de ce panorama très général, il n'empêche que les évolutions des vingt dernières années ont le mérite d'avoir actualisé un certain nombre de perceptions hégémoniques, parfois surévaluées et tenues pour certaines. Revenons brièvement sur les faits pour resituer l’esprit du temps et la façon dont se structurent les mentalités. L’hyperpuissance américaine avait installé dans l’après Guerre Froide l’horizon d’un monde unipolaire, arbitré et sécurisé par Washington, dont le rayonnement s’appuyait, dans la lignée moraliste de Wilson, sur un prosélytisme démocratique et libéral à vocation universelle. Cette perception, on ne peut plus fidèlement forgée dans la culture étasunienne, n'a cependant que peu résisté aux événements du 11 septembre 2001, de la guerre irakienne de 2003 puis de la crise financière de 2008. Ces trois évènements ont cristallisé tour à tour les limites de l’uniformisation culturelle, de la dérégulation néolibérale et de l’arrogance impérialiste insufflée dans la promotion de la démocratie et de l’État de droit. Alors que beaucoup s’alarment de l’érosion actuelle du droit international, il est utile de rappeler que c’est dans le cadre d’une offensive idéologique visant le refoulement de l’URSS que se diffusent les droits de l’Homme à partir de 1977, lesquels n’ont pas cessé d’être pratiqués par Washington et nombre de ses alliés selon un double standard et une arrière-pensée stratégique. N’enlevant rien à la validité du droit qui fut jusque dans les années 1990 le fer de lance des transformateurs du système international, ce précédent a le mérite de souligner la valeur politico-idéologique des normes et le contexte dans lesquelles celles-ci sont exercées.
Dans le même intervalle, sous l’emprise américaine ou européenne, les instances multilatérales étaient écartées ou détériorées lorsque celles-ci se montraient réfractaires aux injonctions d’une Amérique confondant expressément unification et homogénéisation des différences (imposition de la démocratie libérale), délitement communautaire et dénationalisation (ingérence et érosion des unités nationales). Les (re)émergents - ceux-la mêmes qui furent des puissances redoutables au XVIIIe siècle (Chine de l’empire Qing, Inde moghol, Iran séfévide, empire Ottoman) - poursuivaient leur rattrapage en sourdine, affirmant par là leur dynamisme économique et démographique ainsi que leur mode d’insertion contestataire. De cette contradiction, mais surtout de l’illusion d’omnipotence que le bloc atlantiste a insufflé sur une scène globale infiniment plus complexe que ce que le prisme aveuglant de l’hyperpuissance n’autorisait à voir (les néoconservateurs y ayant contribué magistralement dans la dernière phase), est né progressivement un discours alternatif, en divorce avec un ordre excessivement idéaliste et universalisant. Il s’est d’abord cristallisé autour de la notion d’anti-mondialisation puis de « monde multipolaire », stimulée par l’émergence économique des BRICS (et autres regroupements MINT...etc.), laissant poindre l’idée que les nouvelles économies avaient voix au chapitre puis que la politique et le droit pouvaient différer du modèle occidental.
Dans la pratique, les pays (re)émergents ont avancé un discours contestataire sur l’ordre global et la prédominance occidentale, tout en s’appropriant les outils de la globalisation et du capitalisme qui constituent les moteurs concrets de leur retour en puissance. À l’extrême de ce discours alternatif, s’est plus récemment développé un narratif conspirationniste voire « fascisant », qui obtient une réceptivité chez les esprits sceptiques, nostalgiques, humiliés ou anti-systèmes, qu’ils soient chrétiens européens, suprémacistes blancs, arabo-musulmans, citoyens critiques ou militants radicaux (droite ou gauche), voire dirigeants de la vague « populiste » (typiquement Trump, Erdogan, Bolsonaro, Maduro, Orban, Salvini). Il puise une bonne partie de sa substance dans le ressentiment des perdants ou des vaincus de la globalisation, c’est-à-dire dans les zones d’ombre projetées par une mondialisation inégalitaire, jugée à l’aune des injustices et des forces oligarchiques qui l’instrumentalisent à leur profit. Dans ce courant d’opinion, les hétérogénéités, les néoconservateurs, le multilatéralisme tout comme le devoir d’ingérence (né à l’origine pour empêcher les violences sur les populations civiles), sont renvoyés tour à tour à de supposées fins impérialistes. Idem pour les notions de globalisation économique, de démocratie, d’ONGs, de responsabilité de protéger qui viennent alimenter les variantes de ce bouillon de culture. Sauf que dans les faits, la posture complaisante consistant à recourir à l’argument victimisant et conspirateur, élevé comme nouvelle variable explicative des menaces potentielles ou subies, fonctionne et s’accroche au nouvel air du temps. Dans le domaine des médias et des mentalités, cette posture contribue par ailleurs à tirer vers le bas et rétrécir - par des pirouettes épistémologiques telles que la relativisation, le whataboutisme, la stigmatisation, le manichéisme sans parler de la manipulation directe - le champ de perception des évolutions globales. Ces postures font pleinement partie à présent des outils méthodologiques mobilisés dans les flux de désinformation.
Plus près de nous, le fiasco général de la « guerre de choix » au Moyen-Orient, la contre-révolution du monde arabe à partir de 2010 suivie du renversement chaotique de la Libye en 2011 et l’épisode ukrainien avivèrent encore plus la brèche entre le réel perturbateur et l’idéalisme d’une pax americana. Au final, c’est ce bilan mitigé qui permit en contrecoup à Bachar al-Assad en Syrie d’échapper au sort que connut son voisin irakien en 1991. Avec l’aide militaire somme toute limitée de la Russie, sans oublier l’Iran et les milites chiites de la sous-région, le conflit syrien a fait revenir les crimes de guerre au premier plan, dans l’impuissance du « système international » à intervenir dans un scénario chaotique, sur fond de propagande en réseau profitant habilement des sensibilités verrouillées par le passif de l’interventionnisme impérial et de la guerre manichéenne contre le terrorisme. Dès lors, l’horizon d’un ordre multipolaire n’est plus seulement devenu synonyme de rééquilibrage géoéconomique. Il a ouvert la voie, comme après la tension est-ouest, à l’expression de nouvelles tensions régionales et a rappelé que la violence guerrière revenait rapidement au galop lorsque se rencontrent prétention à la puissance, déstabilisation régionale et vide sécuritaire, à des lustres de la prospérité multilatérale et de la coopération économique faisant la une des diplomaties d’affichage.
En matière d’échanges, le consensus néolibéral - incluant la disposition à l’ouverture et à la libre circulation des personnes - continuait à être mis en cause, y compris dans ses patries fondatrices en 2016, au Royaume-Uni avec le Brexit, aux États-Unis avec un Donald Trump trompeusement isolationniste. En pratique, devant les signes plus nets de son déclin relatif, l’imperium américain chercha à restaurer sa suprématie par le biais d’une diplomatie virulente et par son empire du droit en projetant son extraterritorialité de plus en plus violemment sur le reste du monde. La preuve en est depuis 2016 avec le court-circuitage des instances multilatérales, le mercantilisme bilatéral et le chantage à géométrie variable exercés sur de nombreux partenaires internationaux. En cela, Washington a pu s’appuyer sur une Europe suiviste qui, faute de vision et de volonté, n’a pas trouvé les ressorts pour s’extraire du conformisme euro-atlantiste et approfondir son projet fédérateur. Certes, l’Union européenne et une partie de ses membres ont avancé positivement vers la perception des intérêts communs, présageant un possible réveil géopolitique. Mais de l’autre, les vingt-huit membres progressent en rangs dispersés, avec une partie de leurs bases sociales en opposition au projet européen et en proie aux capteurs de frustration. En arrière plan, la Chine, pour qui l’Europe est devenue une cible stratégique susceptible de contrebalancer l’influence étasunienne, a tissé des alliances avec la Grèce, l’Italie, l’Allemagne et tous les pays de l’Est européen.
La bipolarité montante Pékin - Washington
Or précisément, c’est dans l’ombre des radars médiatiques et à travers un retard perceptif de plusieurs années, que la Chine est en train de former un nouveau couple géopolitique avec les États-Unis, dans une aspiration impériale et une dynamique capable de structurer un nouvel ordre international. N’en déplaise à la croyance rassurante en un monde multipolaire, l’échiquier actuel est très éloigné de celui d’une Europe du traité de Westphalie de 1648, dans laquelle des puissances régionales homogènes, au lendemain des guerres de religion, renonçaient à l’expansion de leur puissance et s’accordaient à former un équilibre de stabilité (autour de quelques principes novateurs qui perdurent aujourd’hui). A contrario, ni les États-Unis, ni la Chine - ni d’autres pays candidats d’ailleurs – n’émettent pour le moment les signaux d’une appréhension de ce moment d’inflexion géopolitique dans le but de travailler sur les bases d’un régime mieux adapté à la stabilité planétaire. Dans l’absolu, il n’est pas interdit d’imaginer à l’avenir qu’un groupe de trois ou quatre puissances, achevant leur rattrapage, puissent organiser autour d’elles les équilibres régionaux et converger au niveau mondial sur des principes de stabilité configurant une sorte de schéma néo-westphalien. Mais pour l’instant, la scène globale s’avère beaucoup trop disparate pour appliquer ce système tel qu’il fut inventé à l’échelle européenne. Surtout, les principales puissances régionales poursuivent avant tout aujourd’hui un agenda orienté vers leur montée en puissance nationale, avec des perceptions des priorités et des enjeux stratégiques extrêmement variables entre elles.
En d’autres termes, Pékin et Washington n’en sont pas au stade de G2 émancipateur du statu quo mondial. Leurs intérêts sont contradictoires, à la fois rivaux sur le plan stratégique (sauf sur des dossiers particuliers tels que la Corée du Nord par exemple) et en partie complémentaires en matière de coopération économique. Les deux dernières décennies ont vu par ailleurs une multipolarité centrifuge de l’échiquier géopolitique qui incite les deux géants à exploiter leur puissance pour stabiliser « par le haut » un ordre interétatique en dispersion. Conséquence de cette évolution, de nombreux pays de grande et moyenne taille sont aujourd’hui sommés, par influence, pression ou chantage, de se positionner en tant que partenaire, client supplétif ou vassal, selon leur niveau de dépendance vis-à-vis de l’un ou de l’autre pôle de ce couple en tension montante. La surprise est d’observer que, malgré les résistances rhétoriques à ces pressions, l’emprise exercée par les États-Unis et la Chine fonctionne bel et bien et il est rare de voir se concrétiser les moyens de s’y opposer.
Avec un PIB chinois qui s’est multiplié par huit depuis son entrée dans l’OMC en 2001, le géant asiatique entre désormais en compétition sur une grande partie du pouvoir mondial - hormis l’influence culturelle, les droits et le pouvoir feutré – mais y compris dans le domaine des normes (le classement universitaire de Shanghai ou les standards de durabilité par exemple). Les États-Unis, arc-boutés sur leur position hégémonique, mettent en œuvre une diplomatie réaliste orthodoxe, visant ouvertement à freiner l’expansion chinoise. Pékin pour sa part, invente un imperium à « revers et en gant de velours », drapé dans un récit d’« ascension pacifique ». Son influence se projette sans prosélytisme et à travers une politique de l’offre non contraignante. Alors que la « Nouvelle route de la soie » a fait beaucoup parler d’elle – sans que certaines contre-réactions ne soient vraiment rendues visibles - sait-on aujourd’hui que la marine chinoise met en mer tous les quatre ans l’équivalent de la flotte navale de la France et que ses ambitions maritimes vont jusqu’aux océans Indien et Pacifique ?
Le modèle chinois est apprécié par les États favorables à un monde multipolaire, recherchant une alliance de contre-poids face aux États-Unis. Peu d’État souhaitant substituer un impérialisme à un autre, ces alliances s’avèrent surtout tactiques, certains choisissant d’appuyer circonstanciellement la Chine pour gagner une marge de manœuvre vis-à-vis de Washington, et réciproquement. Dans les faits, Moscou se rapproche de Pékin, tout en craignant obsidiennement l’expansionnisme chinois dans son Extrême-Orient et en dirigeant ses nouveaux systèmes de défense (Kalibr 9M729) vers la Chine (non vers la Pologne et l’OTAN). Les États riverains de la mer de Chine méridionale choisissent, à l’instar des Philippines et progressivement de Tokyo, de négocier avec Pékin de façon bilatérale. L’Inde a choisi malgré tout le rapprochement avec son grand rival. Enfin, l’offre chinoise se mesure en Amérique Latine (multiplication par 24 des investissements chinois entre 2000 et 2011), en Afrique ou en Europe méditerranéenne et balkanique, avec une prodigalité aussi généreuse qu’inhabituelle.
D’un nouveau type, imparfaite, dominée pour l’instant par Washington à l’intérieur d’un binôme à la fois rival et complémentaire, cette bipolarité en germe insuffle un repositionnement des partenariats et des allégeances suivant des logiques de dépendance et d’influence. À l’inverse de l’équilibre de la Guerre Froide qui imposait un positionnement exclusif et une capture par l’un des deux blocs des dynamiques nationales, elle autorise des rapports non « totalisants » qui donnent des marges de liberté et de chevauchement. De fait, cet ordre en formation n’est pas sans générer des craintes, ré-haussées par le courant d’affirmation nationale qui a émergé depuis la fin de la bipolarité Est-Ouest et le reflux de la gestualité impériale. De la Turquie à l’Iran et du Brésil à la Russie, mais aussi en Israël et au Royaume-Uni, s’exprime une volonté de rayonnement et de retour : patriotique voire nationaliste pour les émergents les plus actifs ; volontariste et idéalisé pour les pays faibles ; peureux et en repli au sein des puissances occidentales en reflux.
Dans cet ordre hybride, il est important de noter que la puissance brute n’a plus le même impact et vit une mutation. La coercition tend à butter sur le rejet relatif du messianisme et du hard power, d’où le soft power et le revers narratif de l’« ascension pacifique » chinoise. D’autre part, la force brute se heurte à des environnements complexes, moins prévisibles et beaucoup plus coûteux pour les belligérants, avec des voies de propagation de la violence allant du local au global. Les exemples de la Syrie en tant que conflit globalisé, de l’Irak et d’autres pays arabes sont là pour le démontrer. Ajoutons que depuis 1945, la supériorité des pays de l’Ouest n’est pas suffisante pour remporter des conflits asymétriques qui adoptent des formes irrégulières et mettent au centre les dimensions sociopolitiques et idéologiques.
Volte-face contestataire et mutation de la puissance
Pour les élites et en général les médiateurs faisant face à cette recomposition géopolitique, il n'y a visiblement rien d'évident à réinterpréter la physionomie des relations internationales et s'investir dans un aggiornamento conceptuel et stratégique. La preuve la plus marquante en est la volte-face contestataire qui se dresse dernièrement face à une mondialisation livrée à ses ressorts économiques sans en maîtriser la dimension politique d’unification et de rééquilibrage. Ici et là s’élèvent des remparts à la fois conceptuels, symboliques et identitaires. Tout se passe comme si la réorganisation dynamique impulsée par la mondialisation avait provoqué dans les dernières années un reflux vers des catégories défensives, conservatrices et manichéennes. Certains courants idéologiques s’accrochent à des cadres de pensée anachroniques ou résiduels (tiers-mondisme, anti-impérialisme et stratégie du chaos, antimilitarisme abstrait, souverainisme primaire, restauration impériale...etc.). La solidarité entre les mouvements sociaux et les luttes socio-politiques accusent également le coup de cette confusion des genres. L’un des cas les plus emblématiques est le conflit syrien où l’on voit de quelle manière s’entrelacent ces projections idéologiques au-dessus d’une réalité qui déroge largement aux simplifications.
Dans ce contre-discours qui emboîte le pas de l’anti-mondialisation initiée dans les années 1990, se croisent des mouvances qui se réclament de l’islamisme militant, des formations souverainistes, des anticapitalistes ou les nostalgiques de l’époque des empires. Ces courants se cristallisent parfois dans une convergence « rouge-brun », nommée ainsi en écho aux reconfigurations semblables de l’entre-deux guerres. Ces mouvements d’opinion sont à prendre au sérieux. Ils ne dérivent pas seulement d’une manipulation des sensibilités, mais prolongent une crise des imaginaires qui s’élabore dans le creux des souffrances identitaires et de la faiblesse des réponses qu’ont pu y apporter les mouvements émancipateurs. En effet, quand bien même ces mouvements existent, ils demeurent pour l’instant à l’état d’ébauche, sans élaboration d’ensemble ni concrétisation en profondeur. Peu peuvent prétendre aujourd’hui opposer une alternative à la globalisation néolibérale en articulant les aspirations socio-environnementales, la défense des cultures, des territoires de vie et des identités, sans être de ceux qui projettent le rejet de l’autre et dissimulent un retour vers l’archaïsme derrière l’horizon de rééquilibrage du monde.
Pour d’autres courants, la bipolarité sino-américaine alimente l’horizon d’une sortie de la dépendance de l’un des deux pôles ou à l’inverse la tentation de se fondre dans l’un ou l’autre modèle. Dans l’absolu, le monde interconnecté d’aujourd’hui demanderait aux États souverains d’être capables d’entraînement et d’initiative, de produire des idées et de l’influence, de tirer partie des cadres régionaux en interprétant intelligemment les rapports de force et de promouvoir des règles internationales visant à prévoir et contenir les crises. La souveraineté « primaire », coïncidant avec les limites territoriales, n’est plus et il est clair que le cycle actuel ne se caractérise pas par des prises d’initiative progressiste. Très schématiquement, la Chine en reste autant à mi-chemin dans ce rapport à la mondialité que les États-Unis, la première étant absorbée par ses déséquilibres internes et se faisant surtout l’avocat du libre-échange comme vecteur de son imperium ; le second accusant le coup de ses affaires intérieures et délestant son rôle géopolitique pour resserrer son imperium en réseau (commercial, technologique, normatif… etc.). Dans les espaces vacants et interstitiels, les pays émergents s’affirment, tirent partie de leur puissance en formation et élaborent des aires d’influence régionale, en adoptant des postures plus pragmatiques et réalistes. Elles peuvent être critiquées à la lumière de leur arrogance ou de la mise à distance du multilatéralisme et des droits. Elles ont néanmoins le mérite de remettre les rapports de force au centre d’un système international qui n’a jamais cessé d’être contraignant et prédateur pour les candidats à une participation plus active dans la diplomatie internationale.
Un autre revirement perceptif renvoie à une modification importante de l’esprit du temps dans le système international. Il a trait au rejet du devoir d’ingérence et de la responsabilité de protéger, autrement dit de ce qui renvoie de près ou de loin à la solidarité, au dépassement de la souveraineté traditionnelle et la projection de puissance brute dans l’espace mondial. Jusqu’à 2011, il était encore envisageable pour certains États – pas seulement occidentaux comme l’illustrent les actuelles ingérences de l’Iran, de l’Arabie Saoudite ou la Russie - de violer un mandat de l’ONU, de militer dans l’ombre ou même ouvertement pour perturber la souveraineté d’un plus faible. Avec le solde militaire des croisades en Irak et en Libye (le Yémen ouvre un nouveau chapitre), l’action d’ingérence dans des nations affaiblies tend d’emblée à devenir à la fois inefficace et suspecte, tout au moins à se heurter à des opinions réfractaires et à se heurter à de nouvelles formes de conflictualité (prolifération des groupes armées et des proxys notamment). En parallèle, le dépassement des souverainetés nationales butte sur des réticences dans les processus d’intégration régionale, comme si les priorités nationales et les aires d’influence étaient devenues prépondérantes. Tout cela met en avant la nécessité de concevoir de nouveaux arrangements diplomatiques capables de tempérer la puissance brute, de coopérer et d’articuler les dimensions politiques et sociales. Mais pour l’instant, ces expérimentations sont minimales et contrastent avec un échiquier global qui se déstabilise, donnant la possibilité à certaines puissances régionales de profiter des déséquilibres.
Adapter nos grilles de lecture
Devant ces évolutions et de ce que Cornelius Castoriadis appelait la « montée de l’insignifiance » en constatant l’essor de la confusion dans les sociétés de masse, il devient prioritaire d’adapter nos grilles de lecture, de privilégier une pensée dynamique et de renouveler la perception des cultures stratégiques qui façonnent ces transformations. A défaut de nouvel élan émancipateur, les observateurs et la sphère médiatique sont aux premières loges de ce renouveau et sont même partie prenante de ces bouleversements. D’un côté, les médias et la « tyrannie des opinions » ont modifié la géométrie des relations internationales, y compris dans les autocraties qui doivent les prendre en compte. D’autres flux d’information sont maintenant entrés en compétition avec le rééquilibrage post-unipolaire. De l’autre, ils impriment une grammaire sémantique et temporelle qui achoppe sur des réalités nouvelles. À ce titre, les entrepreneurs de désinformation sont les premiers à se saisir de la défiance à l’égard des médias traditionnels pour occuper les vides et développer leurs propres lectures.
Il faut noter que certaines initiatives voient le jour pour embrasser ce virage vers plus de complexité, de réalisme et de pragmatisme. On voit poindre des réseaux d’investigation et un journalisme plus apte à s’ancrer dans des réalités locales et à s’articuler globalement en intériorisant un travail critique sur les filtres géo-culturels et idéologiques. Modestes, ces initiatives n’en sont pas moins fortes parce qu’elles véhiculent une sensibilité sur ce nouveau partage du monde et les immenses défis qu’il implique. Plus qu’un seul changement de regard, il s’agit probablement de forger un nouveau rapport éthique au monde, capable de combiner plus créativement solidarité, idéaux et pragmatisme.