La semaine dernière, j’ai été invitée à la conférence de presse de l’exposition Photographies du Viêt Nam 1966-1976 de Marc Riboud, au musée Guimet à Paris. J’ai pleuré, pendant et après l’exposition. Même en écrivant ces lignes, je sens les larmes me piquer les yeux.

Và tôi cài lên những lời ca, để cho anh em tôi được nghe, Việt Nam quê hương tôi là thế, là tan nát, não nề.

(Et je grave ces paroles en chanson, pour que mes frères les entendent. Viêt Nam, ma patrie, est ainsi : brisée, dévastée.)

Je connaissais déjà l’univers de ce photographe talentueux, dont l’une des œuvres les plus emblématiques est « La jeune fille à la fleur », cette image iconique d’une manifestante brandissant une fleur face aux baïonnettes des soldats américains.

On dit que Marc Riboud n’était pas un homme politique. Il était du côté de ceux qui souffrent, de ceux qui n’ont pas de voix, des plus faibles. Et cela, je n’en doute pas. La tendresse qu’il avait pour les Vietnamiens transparaît dans chacune de ses images.

Mais en parcourant cette exposition, une question me hantait : reflète-t-elle vraiment la vérité vécue par tous les Vietnamiens, du Nord comme du Sud ?

Le langage n’est jamais neutre et, comme le disait si bien Benjamin Vautier, dit Ben, Il faut se méfier des mots. Et ceux que les visiteurs de cette exposition liront sont : « Réunification du Viêt Nam » ; « Paix » ; Ho Chi Minh-ci, Ho Chi Minh-ça

Mais alors, réunification pour qui ? Paix pour qui ?

Le 30 avril 1975, Saïgon, capitale du Sud-Viêt Nam, tombe aux mains des communistes nord-vietnamiens. Et aussitôt, les purges commencent.

Les communistes instaurent un système de camps de rééducation, inspiré des goulags soviétiques et des camps de travail chinois, où sont envoyés : les militaires sud-vietnamiens, les fonctionnaires, les intellectuels, les religieux, les capitalistes.

Personne n’en sort indemne… enfin, s’il en sort.

Parce que mon père était chinois, pour que mes grands-frères et grandes-sœurs soient expulsés de leur université et envoyés loin de chez nous, pour couper de mauvaises herbes. L’arbitraire communiste, hélas.

À la répression politique s’ajoute une destruction totale de l’économie du Sud-Viêt Nam : suppression de la monnaie sud-vietnamienne, nationalisation des terres agricoles, confiscation des entreprises privées, une misère généralisée.

Je me souviens de ces soldats en uniforme vert, venus chez nous. Mes parents étaient à leur boutique textile, en centre-ville. J’étais seule avec mon frère aîné de cinq ans de plus que moi.

Ils m’ont interrogée :

— Où tes parents cachent-ils leur argent et leurs bijoux ?

J’avais six ou sept ans. Évidemment, je leur ai montré toutes les cachettes. Même notre bibliothèque secrète.

Ces individus à la peau brulée par le soleil et un accent si différent de celui de ma ville commencèrent à jeter nos livres par terre, puis casser les étagères en bois précieux.

J’ai pris la main de l’un d’eux et ai murmuré :

— Monsieur, ces livres sont très précieux pour mes grandes-sœurs.

Ne me laissant pas terminer ma phrase, il a dégagé ma main et m’a poussée plus loin. Frêle et légère comme j’étais, je me suis retrouvée étalée sur le sol.

Les soldats nous fixaient du regard, puis, avec des sourires sadiques aux coins des lèvres, déchirèrent les livres page par page avant de les piétiner.

Mon frère m’a relevée et proteste :

— Vous détruisez des livres parce que vous ne savez pas lire !

Sans attendre, ces barbares l’ont roué de coups avant de l’embarquer. Cette scène fut d’une violence inouïe que je l’ai instinctivement effacée de ma mémoire d’enfance.

Quelques jours plus tard, mon frère est revenu à la maison. J’étais folle de joie. Je lui ai sauté dans les bras.

— Pourquoi as-tu rasé ta tête ?
— Oncle Hô a décrété qu’il est interdit pour les hommes d’avoir les cheveux longs.
— Mais pourquoi ?
— Pour se débarrasser des poux, dit-il en éclatant de rire.

Moi aussi, je me suis mise à rire. Je l’ai vraiment cru.

— Qu’il est bête, ce Oncle Hô !
— Chut ! Mon frère mit sa main sur ma bouche. Ne dis plus jamais ça ! Sinon, ils t’enverront au camp pour être rééduquée.

Aujourd’hui, cinquante ans après le 30 avril 1975, le Viêt Nam est plus divisé que jamais.

D’un côté, ceux qui parlent de « réunification », glorifiant le Parti, défendant l’idée d’un pays unifié et prospère sous l’égide du communisme.

De l’autre, ceux qui parlent d’une « patrie perdue », d’un asservissement, d’une déchirure qui porte encore en elle les blessures de l’exil, de la répression, des vies brisées.

Ma famille fait partie de ceux qui ont dû fuir. Nous avons été recueillis par la Belgique, où nous pouvons parler, penser, rêver librement.

Et c’est exactement ce que je fais à cet instant précis.

J’écris pour les Vietnamiens du Sud qui ont perdu leur pays, leur liberté, leurs proches. J’écris pour ceux du Nord, endoctrinés, qui ont cru se battre pour une cause noble alors qu’ils n’étaient que des pions dans un jeu politique cruel.

Tant de souffrances.

Và tôi cài lên những lời ca, để cho anh em tôi được nghe, Việt Nam quê hương tôi là thế, là tan nát, não nề.