La linguistique, dont l'acte de naissance remonte au XIXème siècle, n'a pu advenir en tant que discipline autonome qu'au prix d'un tour de passe-passe dont il apparaît que la portée n'a pas été sondée dans toute sa profondeur ainsi que dans toutes ses implications. En effet, elle s'est constituée à partir de l'étrange vertige qui a saisi Ferdinand de Saussure (1857-1913) de penser le langage comme un système, ainsi qu'il l'appelait, autoréférentiel et fermé, caractérisé par l'arbitraire postulé des signes qui le constituent. Ayant constaté que d'une famille de langues à une autre les racines des mots désignant les mêmes signifiés n'ont souvent aucun rapport les unes avec les autres, il en a tiré argument pour définir une langue comme un système synchronique purement conventionnel de significations différentielles sans percevoir le caractère fondamentalement biomimétique de la morphogenèse diachronique des langues, qui leur permet précisément d'échapper au soupçon de n'être qu'un échafaudage arbitraire, en les faisant relever au même titre que le vivant de la question de l'origine et des caractéristiques qui la constituent: genèse nocturne inassignable dans le temps, principe de filiations multiples à partir de langues mères peu à peu tombées dans l'oubli, absence d'auteurs repérables.

Si l'on tente alors d'établir la généalogie de ces langues "mères", on se retrouve rapidement confronté à des problèmes inextricables, dont le moindre n'est pas l'absence d'éléments tangibles fixés, l'écriture n'ayant été inventée que vers 3600 avant J.C. avec le système syllabique cunéiforme des sumériens. La trace se perd progressivement dans les limbes des multiples émergences locales liées à l'histoire des peuples, et surtout d'une origine remontant à la préhistoire la plus reculée. Les différentes langues humaines résultent ainsi d'évolutions divergentes de formes originelles disparues, qui ont accompagné et favorisé en tant que facteur essentiel l'émergence progressive d'une conscience réflexive, un peu comme les mammifères actuels procèdent de formes de vie ayant évolué au fil d'échelles de temps considérables. Postuler une nature purement conventionnelle du langage fait ainsi peu de cas du caractère mystérieux et inanalysable de l'impulsion initiale responsable de notre extraction hors du seul règne animal, qui nous a conduits à élaborer la catégorie du réel en nommant les éléments qui le constituent. De plus, un tel postulat se double d'une incohérence logique majeure: pour élaborer un système conventionnel, il faut pouvoir se mettre d'accord sur les dénominations apportées aux innombrables effrangements distinctifs du monde, et cette délibération même présuppose une langue initiale, sans laquelle les choix opérés ne pourraient être validés.

En un mot, la langue telle que Ferdinand de Saussure la définit est réduite à l'état d'un simple code: le code, en effet est arbitraire, et se caractérise toujours par le fait de devoir être décodé dans une langue authentique qui l'a précédé. Il est à noter que l'un des frères de Ferdinand de Saussure, René, était un fervent défenseur de l'Espéranto, cette fiction linguistique née à la fois d'une conception irénique de l'histoire et de lacunes fondamentales dans l'appréhension exacte de ce qui définit une langue authentique, qui peut se résumer en quatre lois fondamentales: Une langue doit avoir: 1) une origine évidente, jumelée cependant à 2) un caractère inassignable dans le temps, et 3) ne doit être structurellement le fait d'aucun "inventeur" repérable et nommable. 4) Une langue authentique précède et donc "surplombe" nécessairement les locuteurs qui en font usage, et pas un des mots utilisés dans cet article n'est le fait de son auteur, qui les a tous reçus en héritage à l'instar des lecteurs auxquels il s'adresse1.

Mais ce n'est pas tout: le caractère biomimétique de l'inscription diachronique d'une langue dans le temps ne vaut pas seulement pour son histoire propre en tant qu'objet d'étude éventuel. Il prend également un sens fondamental dans la psychogenèse de chaque être humain, et très spécifiquement dans l'émergence du sujet réflexif en lui: c'est au travers de l'héritage reçu des parents de façon relationnelle et dans un premier temps non réflexive que cette émergence va pouvoir advenir. Le sens, caractéristique indissolublement attachée à la langue, est toujours en dernier ressort lié aux besoins tant nutritifs qu'affectifs, selon l'enchaînement schématique suivant: besoin, manque, absence, soulagement, marquant autant de jalons sur une anticipation projective d'un double horizon, soutenant soit notre être dans sa vie, soit le menant vers la perspective de sa perte. L'émergence du langage résulte d'un développement des facultés de symbolisation liées à l'expression du manque et de l'absence, doublée de la présomption projective fondée sur l'expérience qu'elles ne seront peut-être pas irrémédiables.

Autrement dit: une langue authentique ne saurait être pensée indépendamment de la question de l'incarnation et de ce qu'elle implique en termes de finitude et de précarité. Le fait majeur contenu dans ce qui précède reste cependant l'éviction référentielle à laquelle conduit immanquablement le fait de définir une langue comme un système synchronique purement conventionnel de significations différentielles et d'en faire un objet d'étude en soi, hors de tout cadre ontologique sous-jacent. C'est cette opération d'éviction référentielle pratiquée par la linguistique, qui a autorisé sa constitution en discipline autonome distincte de la philosophie et qui réduit finalement le langage à un simple jeu formel dont seule la structure interne mériterait d'être étudiée en dehors de toute considération liée au sens, notamment. Sans elle, il n'est pas possible de seulement concevoir le concept d'"intelligence artificielle", dont elle a constitué l'indispensable préface.

Quant à la science, considérée comme formalisation mathématisée du monde et dont le systématisme méthodique a servi de modèle à la linguistique, elle ne répond même pas aux caractéristiques nécessaires à l'établissement d'un langage, en tant qu'elle contrevient à plusieurs des lois énoncées plus haut: elle n'est qu'un codage brutal du monde qui désigne comme unique indexation référentielle sa mise au pas ainsi que sa mise en coupe réglée à des fins purement instrumentales: une logique du ventre ayant asservi à ses fins l'intellection, en dernier recours, et non de l'esprit incarné. La définition même d'un naufrage, donc, qui a nécessité plusieurs siècles de recul et de destructivités cumulées pour pouvoir être enfin repéré pour ce qu’il était.

De façon incidente, il convient de noter que certains observateurs francophones ont avancé qu'un malentendu s'était glissé au cours de la traduction de l'anglais artificial intelligence vers le français intelligence artificielle, arguant du fait que le terme anglais intelligence réfèrerait, entre autres, au sens très précis et presque technique de recherche de renseignements, tel qu'on le trouve par exemple dans l'expression intelligence service. C'est là faire crédit aux concepteurs anglo-saxons de ce type d'ingénierie informatique d'un recul épistémologique qu'ils sont loin d'avoir: AI ou son équivalent français IA signifient strictement la même chose, et c'est bien l'intelligence au sens de capacité intellectuelle ou de faculté de raisonnement qui, en anglais comme en français, est ici visé.

Prendre la structure du langage pour le monde lui-même

Nous avons vu que la constitution de la linguistique en discipline autonome a nécessité son extraction hors du champ philosophique, opération qui s'est effectuée par le biais d'une discipline intermédiaire, la philologie, que cependant Ferdinand de Saussure ne crédite dans l'introduction de son Cours de linguistique générale de n'être que la deuxième des quatre étapes qu'il pense repérer entre la grammaire et la linguistique elle-même, la troisième étant constituée par la philologie comparative qu'il appelle aussi grammaire comparée. Il est remarquable de voir ici qu'à aucun moment Saussure ne semble envisager de lier langue et philosophie, ce qui renseigne sur l'éviction déjà totale chez lui de tout questionnement ontologique relatif à la question du langage.

C'est en réalité l'essor progressif de la pensée scientifique moderne dans tout son efficace, validé par des processus méthodiques reliant modélisation théorique et validation expérimentale, qui a progressivement conduit à congédier comme insignifiante toute expérience sensible incarnée, dans l'hégémonie sans partage d'un positivisme dualiste dont les failles épistémologiques ne tarderont pas à être pointées plus ou moins explicitement par de grands scientifiques comme Ernst Mach ou des phénoménologues ou logiciens comme Edmund Husserl, Ferdinand Gonseth ou Maurice Merleau-Ponty. Cette aberration constituée par l'éviction du socle référentiel soutenant tout édifice représentatif quel qu'il soit signe un oubli fondamental des conditions premières de notre accession consciente au monde et des étapes extrêmement complexes de l'éveil de la conscience, impliquant des intrications tant physiologiques, sensorimotrices, psychoaffectives, spirituelles et relationnelles que strictement intellectuelles.

Or la science ne saurait se soustraire aux lois fondamentales régissant tout édifice représentatif, dans la mesure où elle n'est qu'un édifice représentatif parmi d'autres: seule sa performativité instrumentale exceptionnelle sur le monde, payée d'ailleurs au prix d'une destructivité également exceptionnelle dans de nombreux ordres, au premier rang desquels se trouve le monde lui-même (toxicité phytosanitaire, pollution, atteintes aux équilibres biologiques, etc...), a pu faire oublier qu'elle ne saurait se confondre en aucun cas avec le monde lui-même qu'elle se propose de modéliser. Réduire l'intelligence à une suite mécaniste et logique d'itérations complexes, même apparemment inaccessibles et cachées comme dans ce que l'on appelle le deep learning, c'est- à-dire – faut-il le rappeler? – la réduire déjà uniquement à la représentation que l'on s'en fait présentement, indépendamment du substratum impliqué dans son émergence, le cerveau humain, lui-même indissolublement lié à notre corps sans lequel il ne saurait exister, est une bien étrange omission.

Cette omission signe une fois encore, comme un des traits distinctifs de notre modernité qui semble, à force de répétition sonner peu à peu comme un aveu, un oubli généalogique dans l'ordre de la procession des phénomènes: l'intelligence ne saurait être envisagée comme une fonction en soi et être hypostasiée en Dieu sait quelle substance ou entité dotée d'une existence autonome, hors de ce substrat organique d'où elle émerge, notre corps, incluant notre cerveau, cette manifestation la plus complexe de l'ensemble de l'univers connu - si tant est qu'il renferme à lui seul le lieu de son émergence, ce qui reste encore largement à prouver. Par ailleurs, cette prétention à considérer le cerveau comme une entité autonome, comme s'il pouvait être concevable indépendamment du corps avec lequel il forme un tout indissociable, n'est que le fruit d'un artefact lié aux facultés distinctives du langage qui nous conduisent à tort à considérer le vivant comme sécable: de fait il l'est a posteriori lorsqu'un regard analytique et anatomique est porté sur lui.

Un corps vivant est fondamentalement organique et ne relève pas d'une logique constructive ou additionnelle: il n'y a pas de "déconstruction" possible du vivant – il n'est pas anodin ici de croiser un tel concept sur le chemin que nous empruntons présentement, ce qui permet incidemment de préciser la place extrêmement limitée à laquelle il peut prétendre. Il est important de noter que la prétention à l'interchangeabilité des organes rendue partiellement possible par la médecine moderne s'accompagne de précautions dont la mise en œuvre lourde nécessite d'être constamment soutenue par des traitements antirejet qui font de la vie sous de semblables conditions un sursis constamment menacé.

En résumé, il y a une différence fondamentale entre le monde - qui nous précède et dont nous procédons - et ce qui est du ressort de l'esprit humain qui est voué à l'unique domaine de la représentation. Le monde est. Une machine de Turing aussi sophistiquée soit-elle n'est qu'une construction procédurale, privée dans son principe même de toute densité ontologique, de toute substantialité, puisqu'elle ne donne qu'une image représentative au mieux du réel au pire de certains de ses segments sous la forme d'analogies procédurales plus ou moins poussées. Le "jeu de la vie" de Conway, pour prendre une suite logique à laquelle la rapidité de traitement algorithmique de l'informatique donne l'apparence trompeuse d'une animation, jeu qui fascine tant les tenants du réductionnisme scientiste à la mode, relève également d'un type grossièrement mimétique de formalisation représentative.

Ce qu'il importe de considérer ici c'est que la représentation, quelle que soit son degré de complexité, n'est que re-présentation d'un référent absenté en situation de précession radicale. Tenter ainsi de réduire le monde à une formalisation procédurale, c'est enjamber d'un seul pas la question de l'être - qui se trouve d'ailleurs organiquement liée à la question du sujet... - et c'est risquer de ne considérer que la pure efficacité procédurale en laissant de côté ce qui résiste. Or ce qui résiste n'est pas négligeable, il s'en faut de beaucoup. Ce qui résiste, c'est précisément cette extériorité au langage que désigne tout langage. Or la science n'est qu'une fonction représentative parmi d'autres, en d'autres termes un récit parmi d'autres, voire une fiction parmi d'autres. Et ce que je pointe est la destructivité particulière que risque de charrier un récit quand il se prend pour le référent, en se retournant vers la matrice référentielle originelle à laquelle il prétend se substituer.

Il convient donc de repérer ici un premier paralogisme consistant sans lequel le concept d'"intelligence artificielle" n'aurait pu être élaboré: confondre le monde avec sa formalisation représentative - on ne saurait trop répéter le bon mot d'Althusser: le concept de chien n'aboie pas. Une prétendue "intelligence artificielle" ne saurait être autre chose que l'image forcément partielle, datée et donc consubstantiellement frappée d'obsolescence que l'on se fait présentement de ce phénomène infiniment complexe et largement incompris qu'est la seule et unique véritable intelligence, l'intelligence humaine. L'émergence d'une conscience subjectale est donc totalement impossible dans un programme informatique ou une machine quelle qu'elle soit pour des raisons structurelles. Un programme informatique ou une machine ne sont que des projections représentatives procédurales, comme je l'ai écrit plus haut, alors que la conscience d'un sujet participe de l'être du monde, au sens ontologique du terme, en tant qu'elle en est issue d'une manière extraordinairement complexe, irréductible à un ordre représentatif quel qu'il soit, et qu'elle est incarnée. Comme par définition la représentation ne se peut confondre avec ce qui est représenté, la coalescence des deux relève d'un pur fantasme.

Le fantasme de l'externalisation du sens

L'origine du terme "ordinateur" remonte au Moyen-Âge, notamment avec le théologien et philosophe Grégoire de Rimini (vers 1300-1358) qui a composé plusieurs tables analytiques relatives à l'œuvre de Saint Augustin, ainsi qu'aux cours qu'il a donnés dans les nombreuses universités où il a enseigné, en Italie et à Paris. Ces tables visaient à pouvoir se repérer dans une œuvre donnée en suivant plusieurs entrées ou thématiques relatives à un terme précis ou encore à un auteur: il s'agissait donc d'ordonner l'accès complexe à un texte préexistant relié lui-même à de multiples autres références. Il n'y a donc pas là la moindre expression d'une pensée quelle qu'elle soit, mais la constitution de chemins possibles pour accéder à une œuvre et y retrouver un terme précis et les manières multiples dont il est traité. Le sens contemporain du mot "ordinateur", assigné en 1956, provient directement de cet héritage médiéval par le biais d'un emprunt au latin d'époque impériale ordinator, "ce ou celui qui met en ordre, qui règle". Le terme "informatique", quant à lui appartient également au champ sémantique relatif à des informations préexistantes et évoque volontiers un moyen de se frayer un chemin au milieu des données pléthoriques d'une sorte de bibliothèque universelle ou du moins complexe. Le computer anglais évoque pour sa part un simple calculateur.

Qu'est-ce qui pourrait donc dans tous ces termes, somme toute très neutres et peu enclins à suggérer l'horizon d'une quelconque fécondité, autoriser à imaginer que la pensée humaine puisse se réduire à une simple classification ou à un simple calcul? Car une information et sa classification sont toujours ordonnées à une fin qu'elles ne tiennent pas en elles-mêmes et qui leur sont assignées par un opérateur humain en vue d'une nécessité qui ne saurait échapper en dernier ressort aux nécessités qui s'attachent à notre finitude incarnée: se nourrir, se défendre, s'abriter, etc... Seul le processus d'évanescence référentielle consubstantiel à la linguistique saussurienne que j'ai évoqué plus haut peut permettre d'envisager un quelconque consentement à une telle reddition. Si la langue ne désigne rien d'autre qu'elle-même, elle se réduit de fait à un pur formalisme susceptible de relever uniquement de processus de classification ou d'opérations computationnelles d'où toute finalité intrinsèque ne peut être qu'exclue. Or, nous venons de le voir, un langage dépourvu d'une finalité qui ne peut lui être qu'extrinsèque ne saurait exister qu'au titre d'une absurdité totale. Il convient ici de distinguer deux types de finalités visées par le langage:

1) une finalité instrumentale performative que j'évoquais à l'instant visant à la transformation de l'environnement (monde, relations sociales) en vue d'assurer subsistance, abri et sécurité, et où autrui est en position fondamentalement concurrentielle. L'information relève exclusivement de ce champ, ce qui doit être relevé avec insistance. S'il fallait désigner un berceau anthropologique où une telle finalité s'est constituée en axe normatif majeur, c'est assurément du côté de la sphère civilisationnelle anglo-saxonne qu'il conviendrait de porter son regard, à l'heure où un tel modèle prétend devenir hégémonique et s'imposer ubi et orbi2;

2) une finalité relationnelle d'institution mutuelle entre êtres humains qui tiennent leur existence réflexive de sujets autonomes de leur construction psychique selon le langage même. Son berceau d'émergence est essentiellement méditerranéen et son héritage s'est établi dans une tension dialectique sans cesse à remettre en travail entre Jérusalem et Athènes.

La première relevant de la matrice animale dont nous provenons selon le corps; la deuxième relevant de notre extraction hors de cette matrice initiale, se caractérisant par une institution mutuelle des sujets entre eux selon l'esprit. Dans la première, l'autre est menaçant pour mon existence, comme je menace factuellement la sienne, les moyens de subsistance relevant de logiques soustractives ou additionnelles: ce pain que je mange ne sera pas mangé par un autre que moi, auquel il fera donc défaut; dans la seconde, il est indispensable à mon existence, comme je suis indispensable à la sienne, l'institution mutuelle selon l'esprit relevant de logiques multiplicatives ou relatives à la division: l'amour ou l'amitié donnés se nourrissent et croissent à mesure de leur don. La réduction formaliste imposée au langage par la linguistique, la science et à leur suite la prétendue "intelligence artificielle" opère une véritable tour de passe-passe où en dernier ressort seule la dimension performative instrumentale du langage est conservée, au détriment de sa dimension interlocutive d'institution subjectale mutuelle. Cela implique en sous main une altération radicale de la notion de vérité, qui d'universelle, relationnelle, métaphysique et morale va devenir exclusivement performative: sera considéré comme vrai ce qui fait levier sur le monde et ce qui, par le biais de sa réduction à des formalismes mathématiques, ouvrira un chemin à sa mise en coupe réglée par la technique, l'industrie et pour finir, le marché. La notion de vérité devient simplement synonyme d'efficacité.

D'un semblable cadre, toute notion de sens est exclue: je me souviens du rire d'un de mes proches, physicien de son état, lorsque j'ai évoqué la question du sens ontologique sous-jacent à certains points très précis de la physique quantique. Il m'a répondu que ce type de question n'intéressait aucunement les scientifiques, l'important étant seulement pour eux que les calculs "marchent". Il est remarquable de constater incidemment que les derniers grands scientifiques eux-mêmes, comme Ernst Mach, Albert Einstein, David Bohm n'ont pas eu cette attitude désinvolte relativement à ces questions qu'ils ont toujours considérées avec grande attention au cours de leurs travaux. Ce que nous avons relevé dans la linguistique saussurienne n'a été rendu possible en réalité que par l'assèchement formaliste progressif auquel la science a soumis le monde depuis Descartes et Leibniz. J'ai traité cette question dans un article consacré aux rapports entre langage et économie3 où j'indique que Leibniz "notamment était fasciné par la possibilité de remédier à tout dissensus au sein d'une discussion par une réduction de la pensée à une forme d'algébrisation analytique de son expression, le "Calculus raciocinator", censé mettre un terme au caractère aporétique des confrontations subjectives, soumises au règne problématique de l'opinion". Une telle approche, résolument dualiste, ne va pas sans poser de très nombreux problèmes, au premier rang desquels se place celui du statut épistémologique exact attaché à la notion de vérité, auquel j'ai consacré il y a quelques années un autre article4.

J'en résumerai ici les termes principaux en distinguant le concept de vrai ou de véracité, qui appartient à l'ordre des multiples diffractions représentatives correctes mais partielles relevant de nos modalités cognitives et intellectives d'appréhension du monde de celui de vérité qui appartient à l'être même du monde et dont la connaissance exhaustive nous est structurellement à jamais inaccessible. Il y a dans le rêve leibnizien le concentré du fantasme qui constitue le centre même de la notion d'"intelligence artificielle": celui d'une transgression possible de cette distinction entre langage et monde. Le rêve utopique de leur possible équivalence implique soit la destruction pure et simple du langage, c'est-à-dire le retour au chaos fusionnel d'une animalité antérieure à notre humanisation, soit, ce qui n'est que le verso de la proposition précédente, la disparition de la prise en compte de la dimension substantielle du monde en tant que tel et la négation de notre inscription incarnée en son sein. Car "le réceptacle ou le garant des arrimages référentiels corrects qui lient une langue au monde dont elle est le reflet réside précisément au sein de la conscience vivante d'un sujet vivant et ne peut résider qu'en lui seul: il ne peut en aucun cas être soumis à quelque externalisation que ce soit.

Le fantasme d'indexation de la véracité - c'est-à-dire de la conformité d'une proposition (relevant de la catégorie du vrai) - à l'effectivité substantielle du monde/du réel (relevant de la catégorie de la vérité) à l'intérieur d'un système de signes capable de se soutenir de lui-même en étant le garant ultime de cette véracité qui sous-tendait l'utopie leibnitzienne portée par le "Calculus ratiocinator", se trouve de ce fait définitivement invalidé. Affirmer le contraire reviendrait à soutenir l'indistinction entre l'être substantiel référentiel et sa représentation dans les instances du langage, confondre la chose et le mot, prétendre du concept de chien qu'il aboie. Or il y a une faille ontologique béante entre le monde-en-soi, en lequel réside la vérité, et les instances représentatives du langage, auxquelles appartiennent en propre la recherche et l'expression de la catégorie du vrai, faille que rien n'est susceptible de jamais combler, hormis le précaire et fragile pont constitué par la conscience d'un sujet incarné. Le sujet incarné, marqué par sa finitude, son incomplétude, sa fragilité et sa mortalité, caractérisé par sa conscience réflexive, voilà le seul et unique gardien en dernier ressort auquel la possibilité de l'expression du vrai, principale caractéristique du langage, puisse se fier. La possibilité de l'expression de la vérité sous les espèces de la catégorie du vrai portée par le langage n'a qu'un gardien: le sujet vivant"5. Pour comprendre en un mot ce dont il est ici question, il suffit de s'imaginer un livre ou une bibliothèque sans aucun lecteur, ni maintenant, ni jamais: ils ne seraient qu'objets morts et sans signification. Car le sens ne se constitue qu'au sein d'une conscience vivante et incarnée par la désignation suscitée en elle par les mots d'une expérience sensible, ou des niveaux d'abstraction qu'elle a rendu possibles, et à laquelle ils sont constamment rattachés.

Le plus ironique ici est que Grégoire de Rimini lui-même, qui est à l'origine de l'idée de la classification méthodique ayant mené au concept d'ordinateur, considérait que les phrases ne sont pas extra-mentales et ne sont pas réductibles à des termes individuels: il défendait en quelque sorte l'existence d'un sens sous-jacent à la phrase, mais irréductible à ses termes. Il y a là une défense de la continuité intuitive, c'est-à-dire de l'indissociabilité de la pensée et de son origine incarnée qui nous éloigne fondamentalement du réductionnisme qui actuellement gouverne les esprits. Son nominalisme spécifique le conduisait à développer une critique de la formalisation abstraite et de la discrétisation mathématique du monde, ce qui en fait un des lointains précurseurs du monisme impliqué par les approches phénoménologiques contemporaines de la connaissance.

Une confusion ontologique

On entend très souvent qualifier le cerveau de "machine", ce qui est le signe d'un défaut flagrant de réflexion, ou du moins de cadre épistémologique adéquat pour aborder les questions soulevées par l'arrivée de l'ingénierie informatique prétendant se faire passer pour de l'intelligence artificielle. Une telle qualification résulte en premier lieu d'un mésusage du langage, qui se doit d'être utilisé avec rigueur pour pouvoir soutenir une réflexion digne de ce nom. Voici une définition courante du terme "machine": "Objet fabriqué complexe capable de transformer une forme d'énergie en une autre et/ou d'utiliser cette transformation pour produire un effet donné, pour agir directement sur l'objet de travail afin de le modifier selon un but fixé." Du grec μαχανα ́, forme dorienne de μηχανη ́ «moyen (en général)» d'où le sens matériel «machine» notamment «machine de guerre» «machinerie de théâtre» mais aussi toute espèce de combinaison, d'invention, parfois pris en mauvaise part, le mot se superposant quelquefois au champ sémantique de δόλος «tout objet servant à tromper», d'où «ruse, artifice». Objet fabriqué, donc. Fabriquer: « faire, confectionner quelque chose à partir d'une matière première, par un travail manuel ou artisanal » Emprunté au latin classique "fabricare" « façonner, confectionner, fabriquer ». Or ce qui est façonné, confectionné ou fabriqué, l'est bien par quelqu'un qui se situe en amont de l'objet façonné, confectionné ou fabriqué, à partir d'une matière première qui l'a précédé, qui était là Avant lui. Le monde n'a pas été façonné, confectionné ou fabriqué, prérogative toute humaine, s'il en est.

Il est le résultat d'un processus qui renvoie à la question de l'origine, ce que l'on entend lorsqu'on dit qu'il a été "créé", c'est-à-dire qu'il résulte d'une origine profondément et structurellement inaccessible à notre entendement, puisqu'il nous a précédé et que nous venons Après lui, d'une manière aussi définitive qu'imprescriptible. Or notre cerveau est le fruit le plus définitivement complexe de ce monde, et, en tant qu'il n'a pas été conçu de la main de l'homme, ne saurait être désigné comme "machine", qui n'est qu'une construction faite de main d'homme. Un ordinateur est une machine, c'est-à-dire une approximation représentative incroyablement fruste et partielle de l'idée du moment que l'on se fait de cette chose fondamentalement inaccessible à nous qu'est le cerveau dans son inextricable complexité. Affirmer que le cerveau est une machine est une position aussi naïve que de prétendre que Descartes avait raison en comparant les animaux à des automates. Ce qui est récurrent dans les comportements cognitifs et imaginaires humains, c'est de prendre l'état des connaissances et des savoir-faire contemporains qui déterminent les modèles représentatifs explicatifs du monde à un moment donné, et de les projeter sur le réel en prétendant que le réel est construit selon ces modèles.

Ainsi le grand développement technologique du tout début du XVIIe siècle a autorisé la construction d'horloges et de mécanismes de plus en plus précis et complexes - comme la Pascaline de Blaise Pascal, par exemple, sorte de précurseur archéologique très rudimentaire d'une machine de Turing. De là à rendre compte du vivant à partir d'un modèle basé sur le fonctionnement des d'automates, il n'y a qu'un pas que Descartes et ses contemporains avec lui ont franchi sans vergogne. On assiste là à un cas d'inversion causale particulièrement remarquable, connue depuis les Grecs sous le nom d'hysteron proteron, ou, dans un vocabulaire actualisé, d'hystérologie. Cette inversion consiste à faire précéder une cause de son ou de ses effets, faute logique grossière et élémentaire. Le modèle animal a inspiré des reconstructions mimétiques - incroyablement grossières, faut-il le souligner? - nommées automates, qui sont à leur tour dans un deuxième temps utilisées avec la prétention d'en faire des modèles explicatifs du réel, crédité dès lors d'être la représentation de ses représentations dans un double mouvement inversif. Tant que le discours épistémologique accompagnant un tel processus de pensée reste dans une perspective suffisamment humble, c'est-à-dire simplement réaliste, ne perdant jamais de vue que la science appartient irrémédiablement à un ordre représentatif à jamais exilé de l'en-soi du monde, tout va bien, et ces approximations représentatives restent tolérables malgré leur abyssal réductionnisme explicatif.

Le problème devient inquiétant quand l'ivresse de toute-puissance d'une raison dégradée en rationalisme prétend plaquer sur le réel ses propres productions représentatives, qui finissent immanquablement par prétendre se substituer à lui. Le problème fondamental du rationalisme, qui se définit comme une raison devenue folle d'elle-même, est qu'il ignore que la raison ne préexiste pas au monde mais que c'est bien le monde qui préexiste à la raison et constitue en dernier ressort les conditions de possibilité de son émergence. Autrement dit le monde, et son articulation représentative complexe que je nomme le réel, situés en position de précession fondamentale, ne se prescrivent pas. Il se décrivent et, au mieux, s'épousent. Tel est le domaine légitime de la raison en son plein exercice, raison qui intervient dans l'ordre du monde de façon toujours seconde (réflexive, au sens spéculaire du terme). Nous avons là le cadre cognitif structurel fondamental qui rend compte du fait que le cerveau ne peut pas être une machine, car une machine est une construction humaine et que le cerveau humain n'est pas une construction humaine. Le cerveau et son fonctionnement, d'une complexité qui dépasse tout ce que notre entendement pourra jamais imaginer, est au cerveau envisagé comme une machine ce que la structure intime de la matière à un niveau quantique en l'absence de toute mesure est au modèle atomique planétaire. Quant à la question de l'émergence de la conscience subjectale, elle ne peut que rester à jamais un mystère inexpliqué pour la science elle-même, dans la mesure où la conscience ne se prouve pas, elle s'éprouve uniquement, au terme d'un éveil progressif au sein d'un sujet incarné.

Seule une communauté de sujétion à la loi naturelle définie par notre inscription au sein d'un corps sensible soumis à la nécessité (respirer, manger, boire, dormir, aimer, souffrir, mourir) et à la finitude (n'être que soi et ne l'être que pour un temps) permet, par l'expérience en soi de cette conscience et les échanges interlocutifs avec notre semblable de le créditer d'abriter en lui une conscience de même nature que la nôtre, dont le langage constitue la condition d'émergence et dans le même temps l'expression fondamentale. Ainsi, contrairement à ce deuxième paralogisme issu des errances axiomatiques sur lesquelles la linguistique s'est constituée, le langage n'est pas extrinsèque à la conscience, il en est la manifestation tangible. Lorsqu'une prétendue "intelligence artificielle" produit du texte, écrit ou synthétisé vocalement, elle ne lui donne aucun sens, car il n'y a justement pas de "elle", c'est-à-dire pas de sujet conscient à l'oeuvre: il s'agit uniquement d'un brassage procédural de données innombrables découpées en segments de quatre signes appelés "token", segments traités statistiquement sans considération pour la cohérence et la signification des mots, cisaillés sans aucune considération pour leur unité sémantique, et d'où tout sens est exclu.

Cela induit d'ailleurs des aberrations nombreuses qui impliquent généralement l'intervention d'une sous-section souvent passée sous silence de l'"intelligence artificielle" nommée le "Turc mécanique". Le "Turc mécanique" fait référence à un automate joueur d'échec construit en 1769 par le Baron Johann Wolfgang von Kempelen, doté d'un mécanisme interne destiné à faire illusion et à dissimuler un logement prévu pour accueillir un être humain de petite taille qui œuvrait comme un véritable marionnettiste pour déplacer les pièces du jeu d'échec. La sous-section de l'"intelligence artificielle" ainsi dénommée est constituée d'êtres humains bien réels vivant généralement dans des pays du tiers-monde, chargés, moyennant une rétribution misérable dispensée au prorata des items produits, de vérifier la pertinence des solutions aveuglément proposées par des algorithmes forcément faillibles car dépourvus de facultés délibératives, seul apanage d'une véritable conscience6.

Ce qu'il faut comprendre ici, c'est que la prétendue "intelligence artificielle" n'est qu'une marionnette vide, simplement plus sophistiquée que tous les automates qui l'ont précédée. Les effets de sens que nous croyons en voir provenir ne sont que des imputations projectives élaborées à partir d'un brassage statistique de productions humaines antérieures réagencées contextuellement. La fascination exercée par un tel dispositif sur nos contemporains ne diffère ni en nature ni en acte de celle exercée sur des enfants par des marionnettes habilement manœuvrées dans un théâtre du Champ-de-Mars. Cette fascination tire sa substance d'une propension de l'esprit humain à attribuer au monde extérieur, en soi inerte et vide de toute présence réflexive autre qu'humaine une imputation subjectale accompagnée de projections fantasmatiques d'intentionnalité: la psychose, par exemple, se structure de cette propension devenue pathologique faute de contre étaiements suffisants lors de la psychogenèse du sujet, quand l'animisme en représente une acclimatation neutralisée et normalisée par une ritualisation multiséculaire au sein de certaines civilisations.

Venant à l'instant d'évoquer la psychose et l'animisme, il est temps pour moi d'aborder à présent un volet rarement considéré dans l'étude de ce phénomène technologique qu'est le développement de cette prétendue "intelligence artificielle", que l'on ne saurait désigner avec trop de périphrases afin de ne pas s'habituer à altérer inconsidérément le sens des mots, c'est- à-dire en dernier ressort la dignité des êtres humains qui les emploient. Car le grand danger des prétendues "intelligences artificielles" n'est en rien qu'elles puissent répondre un jour aux fantasmes des hommes qui les ont élaborées – je ne donne pas dix ans avant que cette nouvelle idole soit allée rejoindre la décharge industrielle qui attend tout produit technologique depuis sa conception. Le danger dont elles sont porteuses réside dans la vision déceptive qu'elles risquent illusoirement de susciter sur l'être humain lui-même en humiliant sa liberté et sa dignité en prétendant le faire relever d'un réductionnisme radical: si sa liberté et sa dignité se réduisent à une possible mise en algorithme, fantasme dont j'ai plus haut démontré l'inanité, il n'y a plus aucune raison pour qu'on ne le traite pas à l'instar d'un vulgaire produit industriel, qui n'est qu'un déchet en sursis. Nous observons ce funeste travail à l'œuvre décennie après décennie, dans une véritable litanie des abominations: progression des législations portant sur le suicide assisté, compostage des défunts – horresco referens – eugénisme, etc... Ce volet trop rarement abordé concerne l'origine des invariants anthropologiques qui nous conduisent à élaborer siècle après siècle de semblables chimères, sans être en mesure de repérer le cycle lassant et banal des mêmes fantasmes démiurgiques dont ils procèdent.

Le mythe du Golem

La prétention à élaborer une "intelligence artificielle" provient en dernier ressort d'un fantasme infantile de toute puissance qui n'est que le fruit d'un puissant malentendu. J'évoque dans un de mes articles précédents la fondamentale vulnérabilité tant corporelle qu'affective des premiers moments de notre existence, "qui impose une mobilisation constante de l'entourage pour soutenir la croissance et le maintien en vie du nourrisson. Prenant peu à peu conscience de ce ballet ordonné à ses moindres besoins, ce dernier ne va pas tarder à tenter de l'ordonner à ses moindres...désirs, laissant émerger en lui un sentiment de toute-puissance dont le caractère paradoxal peut rapidement devenir tragique si le sujet reste bloqué à ce stade"7.

Ce sentiment de toute puissance, qui constitue une sorte de superstructure psychique archaïque dont seule une relation justement ordonnée à autrui peut limiter l'expansion, peut nous conduire au fantasme d'un surplomb imaginaire sur ce qui nous a précédé. On connaît le célèbre: "Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère et moi.", qui résume sous une forme lapidaire et pathologique ce dont il est question. Est exprimée ici la prétention paradoxale à se faire les créateurs de notre propre origine, à être en situation d'antériorité relativement à ce qui nous précède ontologiquement. Cette superstructure archaïque a tendance à façonner à des degrés divers et à notre insu notre rapport au monde, et peut nous conduire, par l'illusion d'autonomie qu'elle contribue à entretenir relativement aux conditions initiales de notre advenue en ce monde, à des raisonnements d'autant plus fondamentalement viciés qu'ils restent inconscients. La matrice de ces raisonnements peut conduire au fantasme d'une prescriptibilité du réel et d'une toute puissance sans limite.

On assiste ainsi dans l'histoire humaine à la récurrence lancinante de fantasmes qui se soutiennent de cette superstructure archaïque, qui toujours reviennent dans une configuration différente, donnant l'impression d'une nouveauté illusoire qui nécessite de les réinterroger à chaque fois à nouveaux frais. Dans cette hybris prométhéenne qui voudrait faire de l'être humain en général et de son cerveau en particulier une "machine" reproductible, donc un assemblage où le tout n'est que la somme des parties, on retrouve ainsi le fantasme immémorial du golem, déjà présent dans le Talmud il y a plus de 1500 ans. Le golem, créature faite d'argile et façonnée de main d'homme, est une parodie fantasmatique et prométhéenne - à l'échelle humaine - du geste initial de la création tel qu'il est décrit dans la Genèse. Le fait de parler de Création et de Créateur, dans ce cadre, hors de toute question religieuse relative à la foi ou d'ordre théologique, signifie simplement que le monde, auquel notre corps appartient notamment, est en situation de précession fondamentale par rapport à nous. Car ce qui nous caractérise, comme nous l’avons vu plus haut, c'est de venir structurellement après. En d'autres termes nous sommes ontologiquement précédés par le monde. L'hybris prométhéenne humaine consiste précisément, dans une nouvelle manifestation d'hystérologie, à vouloir inverser les termes de cette précession, la "créature" prétendant se faire Créateur. Le mythe du golem est la représentation mythologisée de ce fait. Le fonctionnalisme, théorie chère aux enthousiastes de l'IA, dont les termes sophistiqués donnent l'impression d'une nouveauté inédite n'est qu'une réactivation de ce fantasme, aussi vieux que l'humanité pourrait-on dire.

Susciter le Dieu

A rebours de ce fantasme de toute puissance, et comme pour l'accompagner de son double inversé, se trouve une angoisse existentielle fondamentale, liée tant à l'exercice de notre liberté qu'à l'indétermination fondamentale de notre nature. La lancinante question "Que dois- je faire ?" ne cesse d'accompagner le destin des êtres humains et ne les laisse pas en repos.

Cette angoisse consubstantielle à notre nature nous conduit au désir d'abdiquer notre liberté en ne cessant de convoquer l'Autre, l'instance divine qui nous dirait enfin comment agir et saurait répondre aux apories auxquelles la vie nous confronte. L'idolâtrie, tant fustigée par les prophètes de l'Ancien Testament, se constitue de cette angoisse et joue une fonction aliénante contre laquelle ils n'ont cessé de s'élever. Le fantasme lié à une prétendue "intelligence artificielle" n'est rien d'autre que la réactivation d'une propension archaïque à l'idolâtrie, en cherchant à susciter une altérité radicale, c'est-à-dire à susciter le dieu. Un dieu qui pourrait enfin nous dire quoi faire en nous délivrant de nous-même, c'est-à-dire de notre liberté. Je terminerai cet article par une anecdote. J'ai assisté il y a quelques années à une répétition d'une vingtaine de musiciens de l'Orchestre Philharmonique de Radio-France, qui travaillaient une pièce d'Edgar Varèse, Déserts, achevée en 1954. Cette œuvre sonnait avec une modernité et une puissance expressive exceptionnelles entre les mains vivantes de ces musiciens vivants, jusqu'à ce qu'intervienne ce qui à l'époque de sa composition était considéré comme la pointe la plus avancée de sa modernité, une bande magnétique enregistrée avec les moyens techniques les plus sophistiqués de l'époque. Une impression de misère, d'obsolescence technologique irrécupérable, d'illusions attachées à une modernité progressiste définitivement perdues a alors envahi le studio de la Maison de la Radio, me plongeant dans une stupeur encore vivace. Déserts: assurément, Edgar Varèse ne pouvait donner un meilleur titre à sa pièce.

Notes

1 A la marge, si l'on prétendait inventer un mot ou un concept, cette invention résulterait d'une dérivation d'éléments préexistants, afin que le sens porté par elle soit préservé. Ainsi, par exemple, du concept de "différance" de Derrida.
2 Je répugne véritablement à avoir à entrer dans de semblables considérations, mais il me semble important à présent de s'adresser sur cette question au réel de façon pertinente, pour pouvoir enfin envisager de se désaliéner de sujétions qui deviennent étouffantes.
3 Pierre Farago, Langage, mensonge et économie. Sur la définition de la notion de valeur, Meer International Magazine, 2023.
4 Pierre Farago, Sur un nécessaire réexamen des fondements axiomatiques de la rationalité contemporaine, Scripta Philosophiae Naturalis XX, 2021.
5 Op. cit.
6 Un scandale vient d’éclater au sujet des magasins "Amazon Fresh” et “Amazon Go”, qui promettaient des achats sans caisse grâce à l’IA. Le dispositif, dysfonctionnel, ne tenait en réalité que de l’emploi d’un millier de personnes sous payées en Inde, qui reprenaient confidentiellement et en sous main toutes les déficiences de l’algorithme.
7 Pierre Farago, Au sujet du diable, Meer International Magazine, 2022.