Le problème corps-esprit est un questionnement philosophique concernant le type de relation que l'esprit entretient avec le corps, en particulier avec le cerveau. Une autre façon de poser ce problème est de se demander quelle est la relation entre le domaine mental (le domaine des pensées, des croyances, des douleurs, des sensations et des émotions) et le domaine physique (la matière, les atomes, les neurones).

Les pensées, les sentiments, les perceptions, les sensations et les souhaits sont-ils des choses qui se produisent en plus de tous les processus physiques dans notre cerveau, ou ne sont-ils eux-mêmes qu'une partie de ces processus physiques ? Comme l’écrit Jonathan Westphal (2016), le problème de la relation entre le corps et l’esprit peut être considéré comme soulevant la question de la physicalité de l'esprit.

Il est difficile d’admettre que l'esprit, et avec lui la conscience, ne soit que de la matière physique. Tout autour de nous nous en dissuade : nos croyances communes, religieuses et traditionnelles, reposent bien souvent sur l’idée que le corps et l’esprit sont deux natures différentes. Nous ne pouvons pas « regarder ni même imaginer les neurones s'activer et émettre de petites bouffées de mentalité ou de conscience, comme des fées diaphanes virevoltant autour du cerveau » (Westphal, 2016: 8). Le cerveau est obstinément physique et pèse environ deux kilos ; il est absurde de se demander combien pèse l'esprit.

Il s'agit d’une énigme philosophique intéressante : la croyance en une âme immatérielle peut paraître farfelue aux yeux de certains. Mais d'un autre côté, il semble assez mystérieux qu'un système physique comme le cerveau puisse donner naissance à des états mentaux. Ce problème est donc une question ancienne qui remonte aussi loin que la pensée humaine et les premiers développements de la philosophie.

On comprend qu’un philosophe comme Platon n’ait pas manqué d’aborder le problème, et que ce problème ait trouvé sa formulation moderne dès le XVIIème siècle. Ce n’est cependant que durant le XXème siècle qu'il est explicitement mis en avant comme une question fondamentale, voire comme la question centrale de la philosophie de l'esprit sous l'expression anglaise de mind-body problem : le mental semble, à première vue, complètement différent du physique.

Les propriétés physiques sont publiques, c'est-à-dire observables par tous de la même manière, mais les propriétés mentales ne le sont pas. On peut déduire que quelqu'un ressent une douleur par son comportement, mais seule cette personne peut la ressentir directement. Les événements mentaux conscients sont privés dans le sens où le sujet a un accès privilégié que personne n'a pour le physique.

Les expériences conscientes, comme l'odeur du jasmin, sont complètement différentes des configurations et des mouvements, aussi complexes soient-ils, des particules, des atomes et des molécules, ou des changements physiques des cellules et des tissus. Malgré cela, les phénomènes conscients ne semblent pas naître du néant, mais de processus physico-biologiques dans le corps, en particulier de processus neuronaux dans le cerveau. Comment le comprendre ?

La formulation philosophique du problème corps-esprit

À la suite de David Chalmers (2002), des philosophes et d'autres personnes ont voulu distinguer le problème difficile du problème facile de la conscience, ou plutôt les problèmes faciles - ils sont nombreux, selon Chalmers - et beaucoup de choses ont été écrites à ce sujet récemment.

Par « problèmes faciles » , Chalmers entend les problèmes liés à la description des processus physiques par lesquels nous en venons à avoir, par exemple, la conscience de la blancheur, en supposant que nous puissions donner un sens à cette expression. Il est clair qu'il existe de nombreux problèmes de ce type.

Nous devons comprendre les mécanismes des yeux, des oreilles, du toucher, du nez, etc. Le problème le plus difficile est de comprendre comment notre expérience de la blancheur, et donc notre conscience de la blancheur, peut découler des systèmes purement physiques qui opèrent dans le cortex visuel. L'idée est que nous pouvons comprendre l'expérience par les processus physiques qui se produisent lorsque nous la percevons, mais qu'il existe des propriétés de l'expérience qui ne peuvent être comprises de cette manière.

Ce sont les qualia, et pour Chalmers, ils ne sont pas physiques. Comment comprendre et comment justifier cet état des choses ? La question qui surgit est celle que la princesse palatine Elisabeth avait déjà posée à Descartes le 16 mai 1643 : comment l’âme de l’homme peut-elle déterminer les esprits du corps, pour faire les actions volontaires ?

On sait que, pour y répondre, Descartes fera appel à des réponses qui s’avéreront insatisfaisantes. Il évoquera notamment la métaphore de la pesanteur qui meut les corps, ainsi que l’idée d’une glande pinéale, appelée de nos jours épiphyse, qui assurerait l’union entre les deux substances que sont le corps et l’esprit.

Le problème se pose encore aujourd’hui et il est lié à la difficulté d’expliquer les relations qui existent entre les états physiques qui se réalisent par le cerveau et les états mentaux qui relèvent de la conscience. Tout se passe comme si dans chaque cas de causalité mentale, il y a également une cause physique, réputée complète.

En d’autres termes, la causalité mentale n’existe que si l’on accepte une surdétermination causale régulière, puisque tous les effets que produisent les causes mentales impliquent en même temps des causes physiques distinctes. Mais ces deux ordres de causes étant ontologiquement distincts, on est conduit à une question : une causalité mentale qui ne produirait pas d’effets qui lui soient propres a-t-elle une raison d’être ? Une interrogation de ce type nous interpelle d’autant plus que notre expérience quotidienne témoigne de l’existence d’une causalité mentale tout autant que de la causalité physique, c’est-à-dire d’une union étroite entre le corps et l’esprit.

De plus, comme le dit Didier Houzel (2012), « les progrès de la biologie sont là pour nous persuader qu’il n’y a pas d’état psychique qui ne corresponde à un fonctionnement cérébral, et qu’inversement toute modification du fonctionnement cérébral est susceptible d’entraîner des changements de nos états psychiques ».

Autrement dit, les sciences modernes, tout en confirmant ce que nous reconnaissons intuitivement par l’expérience, soulèvent des implications qui rendent difficile la compréhension philosophique. Sur le plan philosophique, précisément, nous dirons avec Esfeld (2020) que le principe de complétude vient s’associer à trois autres pour spécifier la nature du problème corps-esprit :

  1. Le principe de distinction des états mentaux et des états physiques : les états mentaux ne constituent pas un sous-ensemble des états physiques et vice versa. Ils sont différents de nature. Le dualisme cartésien distinguait à ce sujet la substance pensante dont le principal attribut est la pensée (res cogitans), et la substance matérielle qui a pour attribut essentiel l’étendue (res extensa). Pour Descartes, une substance représente à la fois le support permanent des attributs, qualités ou accidents et ce qui n’a besoin que de soi-même pour exister. À proprement parler, nous dit ce philosophe, il n’y a que Dieu qui soit tel. Mais cette notion s’applique à l’homme pour désigner (a) l’idée de permanence dans le temps et (b) l’autonomie ontologique que notre auteur reconnaît au corps et à l’esprit.

  2. Le principe de causalité mentale : les états mentaux causent des états physiques. En séparant de la sorte les deux substances constitutives de la personne humaine (dualisme des substances), Descartes arrive au problème de l’interaction du corps et de l’esprit. Ce problème résulte de l’incompatibilité de deux thèses. D’une part, l’analyse causale de l’action humaine affirme que toute action se décompose en deux parties, un acte de volonté et un ensemble de mouvements corporels, liés entre eux comme la cause et l’effet. D’autre part, étant donné que notre philosophe soutient que l’âme, dont les volontés sont des modes, est elle-même une substance qui se distingue réellement de la substance corporelle étendue, comment ce qui est inétendu peut-il modifier ce qui est corporel et étendu ?

  3. Le principe de complétude causale, nomologique et explicative du domaine des états physiques : les états physiques ont des causes physiques et sont soumis à des lois physiques complètes. En conséquence, ils possèdent une explication physique complète.

  4. Le principe d’absence de surdétermination régulière : si des états mentaux causent des états physiques, il n’y a pas de surdétermination causale régulière de ces derniers par des causes physiques complètes et des causes mentales additionnelles.

Nous avons de bonnes raisons de croire que chacune des propositions de (1) à (3) prise isolément est vraie. Mais elles ne peuvent pas être vraies conjointement, dès lors que l’on admet la vérité de la quatrième. Comme le dit Esfeld (2020: 21), le principe (4) est indispensable pour que surgisse le problème, car il est possible de retenir (1), (2) et (3) conjointement si on admet que chaque cas de causalité mentale est un cas de surdétermination.

Mais cela reviendrait à dire que l’effet physique en question possède deux causes distinctes. Par contre, en posant la vérité de la quatrième proposition, notre triade devient inconsistante. Ainsi, en admettant la vérité de (4), (1) et (2) impliquent non (3) : si (1) les états mentaux ne sont pas des états physiques et si (2) les états mentaux causent les états physiques, alors il n’est pas possible que (3).

Cette conclusion signifie, en clair, que les causes et les lois physiques ne sont pas complètes ou que le principe de complétude est faux, ce qui va à l’encontre de l’histoire des sciences.

Deuxièmement, en admettant (4), (1) et (3) impliquent non (2) : si (1) les états mentaux ne sont pas des états physiques et si (3), les causes des états physiques sont des causes physiques complètes, alors il n’est pas possible que (2) soit vrai.

Autrement dit, on aboutit à la conclusion répugnante selon laquelle les états mentaux ne causent pas les états physiques. Enfin, en admettant (4), (2) et (3) impliquent non (1) : si (2) des états mentaux causent des états physiques et si (3), dans la mesure où un état physique a des causes, il a des causes physiques complètes, alors il n’est pas possible que (1) les états mentaux ne sont pas des états physiques.

Dans ce cas, les états mentaux sont identiques à des états physiques, conclusion qui a fait l’objet du programme de réduction du mental au physique qui, jusqu’ici s’est soldé par un échec.

La persistance du problème corps-esprit

Il est important pour la compréhension de noter que la formulation du problème qui vient d’être présentée constitue une évolution par rapport à la philosophie officielle des sciences cognitives. Cette philosophie repose sur les idées suivantes (Engel, 1997: 447-459) :

  1. Les phénomènes mentaux et les propriétés mentales existent (réalisme, mentalisme) ;

  2. Les phénomènes mentaux sont identiques à des phénomènes ou propriétés physiques internes aux organes qui les ont (matérialisme, physicalisme) ;

  3. Les phénomènes mentaux sont de nature « calculatoire » ou « computationnelle » sur le modèle des états mentaux d’un ordinateur (fonctionnalisme).

La proposition (2) est essentielle dans cette présentation. Elle prétend dépasser le problème des rapports entre corps et esprit, en faisant du mental une qualité du corps. Ce faisant, elle entre en contradiction avec le principe de la distinction des états mentaux et des états physiques, qui apparaît aujourd’hui comme un élément incontournable dans la formulation du problème corps-esprit.

Les sciences de la nature, au premier rang desquelles se trouvent les sciences cognitives (neurosciences, linguistique, anthropologie cognitive, psychologie cognitive, philosophie de la cognition, intelligence artificielle), abordent la réalité sous l’angle d’un naturalisme physicaliste.

Le naturalisme est une expression utilisée pour désigner un groupe de vues qui place la science naturelle, sa méthode et ses résultats au centre de toute tentative de compréhension du monde et de notre relation avec lui. Les naturalistes soutiennent en général que la nature épuise la réalité, que celle-ci ne contient rien de « surnaturel » et que la méthode scientifique devrait être utilisée pour étudier tous les domaines de la réalité, y compris l'esprit humain (Krikorian 1944, Kim 2003).

Il en découle que le naturalisme peut être divisé en une composante ontologique et une composante méthodologique ou épistémologique. La composante ontologique s'intéresse au contenu de la réalité, affirmant que la réalité n'a pas de place pour les entités « surnaturelles » ou d'autres types d'entités similaires. En revanche, la composante épistémologique s'intéresse aux moyens d'étudier la réalité et revendique une sorte d'autorité générale pour la méthode scientifique.

Comme on vient de le voir, l'une des idées maîtresses du naturalisme ontologique est que toutes les entités spatiotemporelles doivent être identiques à des entités physiques ou constituées métaphysiquement par celles-ci. Sur le plan ontologique, de nombreux naturalistes adoptent donc une attitude physicaliste à l'égard des états mentaux. Ils soutiennent que le mental, à l’instar du biologique et du social, n’est rien d'autre que des arrangements d'entités physiques.

Le physicalisme se présente ainsi, sous forme de slogan, comme la thèse selon laquelle tout est physique. Cette thèse est généralement conçue comme une thèse métaphysique, parallèle à la thèse attribuée au philosophe Thalès de Milet, selon laquelle tout est eau, ou à l'idéalisme du philosophe du XVIIIème siècle Berkeley, selon lequel tout est mental.

L'idée générale est que la nature du monde actuel (c'est-à-dire l'univers et tout ce qu'il contient) est conforme à une certaine condition, celle d'être physique. Bien sûr, les physicalistes ne nient pas que le monde puisse contenir de nombreux éléments qui, à première vue, ne semblent pas physiques - des éléments de nature biologique, psychologique, morale, sociale ou mathématique. Mais ils insistent néanmoins sur le fait qu'en fin de compte, ces éléments sont réductibles à des entités physiques, ou à un arrangement de celles-ci.

Le physicalisme est parfois appelé « matérialisme ». En effet, dans leur usage contemporain, les deux termes sont interchangeables. Cependant, ils ont des histoires très différentes. D’après le Stanford Encyclopedia of Philosophy, le mot « matérialisme » apparaît en anglais vers la fin du XVIIème siècle, tandis que le mot « physicalisme » n'a été introduit en philosophie que dans les années 1930 par Otto Neurath (1931) et Rudolf Carnap (1959/1932), tous deux membres importants du Cercle de Vienne, un groupe de philosophes, de scientifiques et de mathématiciens actifs à Vienne avant la Seconde Guerre mondiale.

Bien qu'il ne soit pas certain que Neurath et Carnap aient compris le physicalisme de la même manière, une thèse qui leur est souvent attribuée (par exemple dans Hempel, 1949) est la thèse linguistique selon laquelle tout énoncé est synonyme (c'est-à-dire qu'il a une signification équivalente) d'un énoncé physique.

Mais le matérialisme tel qu'il est traditionnellement interprété n'est pas du tout une thèse linguistique ; il s'agit plutôt d'une thèse métaphysique en ce sens qu'elle nous renseigne sur la nature du monde. Cependant, bien que le physicalisme ait été associé dès l’origine à un engagement envers les sciences et notamment la physique, de nombreux physicalistes contemporains utilisent le mot « matérialisme » pour décrire leur doctrine (par exemple Smart, 1963).

Complétude causale et absence de surdétermination régulière

Le problème corps-esprit est celui de la compréhension de la relation entre l'esprit et le corps. C’est, avec le problème de la nature de l’esprit, une des questions fondamentales de la philosophie de l’esprit. Plus précisément, il s’agit de la question de savoir si les phénomènes mentaux sont un sous-ensemble des phénomènes physiques ou encore, celle de savoir comment les états mentaux sont liés aux états physiques.

Par esprit, on désigne l’ensemble des phénomènes mentaux : les émotions, les sensations et les perceptions, les représentations imaginaires, les croyances, les désirs sensoriels, les volitions, etc. (Esfeld, 2012: 12) La question qui précède prend tout son sens lorsqu’on souligne qu’états mentaux et états physiques sont considérés comme distincts. L’expérience que nous avons de nous-mêmes atteste de cette distinction que les philosophes ont consacrée en établissant une liste de caractéristiques qui les distinguent.

Comme le relève Michael Esfeld (2012, 2020), tandis que les états mentaux sont subjectifs (accès privilégié), conscients (qualia), intentionnels, rationnels et empreints de liberté ainsi que de normativité, les états physiques, eux, sont objectifs (accès public), non qualitatifs (ne relèvent pas de l’expérience vécue), non intentionnels, non rationnels, empreints de déterminisme et se présentent comme des faits, c’est-à-dire des occurrences qui se produisent simplement.

Le problème de savoir quel est le rapport entre le corps et l’esprit tourne aujourd’hui autour de la causalité mentale, c’est-à-dire, la question de savoir comment les états mentaux, tel que nous venons de les définir, peuvent causer les états physiques, compte tenu de cette différence de nature et de bien d’autres considérations que nous allons décliner plus loin. Esfeld formule la question avec les termes suivants :

La question qui est au centre de la philosophie de l’esprit est donc de savoir comment on peut soutenir que nos états mentaux peuvent avoir des effets physiques malgré ce que nous apprennent les sciences de la nature au sujet du domaine des états physiques. Autrement dit, le défi à relever en philosophie de l’esprit est celui qui consiste à proposer une conception intelligible de la causalité mentale qui n’entre pas en conflit avec les connaissances des sciences de la nature contemporaines. (Esfeld, 2012: 50)

La tâche de la philosophie, selon Esfeld, est double ici : il lui revient (1) de préciser en quoi consiste le problème que soulève cette relation et (2) de développer puis d’évaluer de manière argumentée des propositions de solution. Se penchant sur la première tâche, l’auteur insiste sur le fait qu’aujourd’hui, la difficulté est étroitement liée au développement des sciences modernes.

Dans la philosophie antique et la philosophie médiévale, en effet, la question de la causalité mentale ne se pose pas et, comme notre expérience quotidienne le montre, elle semble aller de soi. C’est cette évidence que les sciences de la nature remettent en question. Elles ont montré qu’on ne doit plus tenir pour établi que les états mentaux causent les états physiques, si on postule que les états mentaux sont distincts des états physiques.

Le succès des sciences de la nature suggère, nous dit Esfeld (2020: 19), un principe philosophique, dénommé principe de complétude causale, nomologique et explicative du domaine des états physiques. Selon ce principe, tout état physique a des causes physiques complètes, est soumis à des lois physiques complètes et possède une explication physique complète.

En d’autres termes, il n’est pas nécessaire de chercher la cause de l’occurrence des états physiques en dehors du domaine physique. S’il est possible de trouver une explication causale pour un état physique donné, celle-ci fera exclusivement référence à d’autres états physiques et aux lois qui les gouvernent (Esfeld, 2020). Il est important de souligner que le principe de complétude n’est pas à confondre avec le principe de déterminisme, dans la mesure où la causalité physique est liée aux lois de la nature et celles-ci sont soit déterministes, soit probabilistes.

Le principe de complétude a plutôt pour argument clé le fait que, depuis Newton, les théories physiques fondamentales sont universelles et suffisantes, c’est-à-dire que, non seulement elles s’appliquent à tous les systèmes et à tous les états physiques, mais, en plus, elles excluent la possibilité qu’il y ait des états physiques qui nécessitent des causes, des lois ou des explications non physiques.

Ainsi comprise, la complétude du domaine physique entraîne une conséquence dont l’importance va s’avérer primordiale dans la compréhension du problème de la relation entre l'esprit et le corps. Elle conduit en effet à l’énonciation d’un principe corrélatif, celui de l’absence de surdétermination régulière des états physiques.

Pour illustrer la surdétermination régulière, partons de la supposition qu’un individu quelconque ait l’intention de lever le bras droit : les lois de la physique et de la biologie permettent d’affirmer que c’est l’occurrence d’un certain état cérébral qui explique la probabilité que ce bras droit se lève. Dans le même temps cependant, nous savons tous que le désir de lever le bras droit, bien qu’étant un état mental, donc non physique, a déterminé cette même probabilité.

C’est dire que l’état physique p1 (le bras droit levé), parce qu’il est consécutif à une intention et qu’il ne peut se réaliser sans l’intervention d’une mécanique physique bien connue, a une cause physique complète p2 mais aussi une cause mentale m. La complétude de la cause physique ne permet pas de rendre compte de cette double origine de l’état observé : les causes physiques étant nécessaires et suffisantes, elles excluent des causes mentales additionnelles :

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Fig. 1 : Illustration de la surdétermination régulière (Esfeld, 2020)

La nature du fossé entre l’esprit et le corps

De nombreux textes ont été consacrés à l’explication de la raison pour laquelle le problème corps-esprit (Mind-body Problem) est si difficile à résoudre.

Se fondant sur ce qui est perçu comme l’échec du programme de réduction du mental au physique, les philosophes se sont tournés vers des approches alternatives. Dans le champ des sciences, le réductionnisme est une position philosophique, opposée à l'idée d'holisme et qui s'appuie sur une stratégie de simplification.

Le réductionnisme consiste à ramener une notion ou des phénomènes complexes à d'autres notions ou composants plus simples et à considérer ces derniers comme plus fondamentaux que les phénomènes observés. Trois formes de réductionnisme sont admises en philosophie : le réductionnisme ontologique, le réductionnisme méthodologique et le réductionnisme théorique.

Sur le plan métaphysique, l'attitude réductionniste est généralement liée au matérialisme, doctrine qui donne comme seul existant ontologique la matière. C'est une conception substantialiste qui pose a priori l'existence d'une seule substance : la matière dont tous les objets, relations et qualités n’en sont que la manifestation.

Le physicalisme ontologique ou métaphysique désigne l'ensemble des doctrines ontologiques qui soutiennent que toutes les entités qui existent dans le monde sont, ultimement, des entités physiques qui peuvent ou pourraient, en principe, être décrites par les sciences physiques, et dont les interactions causales sont complètement gouvernées par des lois physiques.

Cette forme de physicalisme correspond à la forme contemporaine du matérialisme et a été développée la première fois comme système philosophique par W. V. O. Quine à partir des années 1950. Elle s'oppose explicitement au dualisme de type cartésien et tente de concilier le matérialisme avec les concepts mentaux relevant de notre conception commune de l'esprit.

La thèse métaphysique du physicalisme selon laquelle il n'existe que des entités ou des propriétés physiques implique que les entités mentales, si elles existent, n'ont pas de statut ontologique particulier. Cette thèse fait aujourd'hui l'objet d'un assez large consensus au sein de la métaphysique analytique et de la philosophie de l'esprit, mais elle a aussi ses opposants parmi des philosophes de l'esprit contemporains qui font autorité comme Thomas Nagel ou David Chalmers.

C’est dans ce sens que Giuseppina D’Oro (2009) explore une solution de rechange au physicalisme qui se distingue tant du défi métaphysique de Jackson et de Kripke, que du défi épistémologique de Nagel, Levine et McGinn. L’argument de Franck Jackson (1982: 130) contre le physicalisme peut schématiquement se présenter comme suit : « Mary peut tout savoir sur la science de la perception des couleurs, mais peut-elle savoir à quoi ressemble l'expérience du rouge si elle n'a jamais vu de rouge ? »

Jackson affirme que, oui, elle a appris quelque chose de nouveau, par l'expérience, et que, par conséquent, le physicalisme est faux. Thomas Nagel, Joseph Levine et Colin McGinn, ont argumenté en faveur d’une non-identité épistémique.

Levine, en particulier, a mis en garde contre le fait de tirer des conclusions métaphysiques à partir de prémisses épistémologiques, et il a clairement condamné les attaques métaphysiques de Kripke et de Jackson contre le physicalisme en réfutant les présupposés rationalistes sur lesquels se basent leurs arguments (D’Oro, 2009).

D’après Giuseppina D’Oro, ce qui est appelé le fossé entre l’esprit et le corps n’est ni ontologique ni épistémologique, mais sémantique. Et c’est précisément parce que le fossé est sémantique que le problème corps-esprit est, par essence, un problème philosophique qui ne disparaîtra vraisemblablement pas avec le progrès de nos connaissances en sciences naturelles.

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