Kanada, le sage hindou fondateur de l'école philosophique Vaisheshika, 600 ans avant notre ère, a imaginé que tout était fait d’atomes, et un siècle et demi plus tard, en Grèce, Leucippe et Démocrite avaient, eux aussi, on ne sait pas avec quel degré d’indépendance, l’intuition atomique.
Vers 400 av. J.-C., Démocrite déclare : « Si chaque corps est divisible à l'infini, de deux choses l'une : ou bien il ne restera rien, ou bien il restera quelque chose ». Dans le premier cas, la matière n'aurait qu'une existence virtuelle, et dans le second, on se demande : que reste-t-il ? La réponse la plus logique est l'existence d'éléments réels et indivisibles appelés, par conséquent, atomes. Et Démocrite d'ajouter : « Par convention le doux, par convention l’amer, par convention le chaud, par convention le froid, par convention la couleur : mais en réalité atomes et vide ».
Cette dernière proposition de Démocrite a contribué à ce que plusieurs penseurs supposent qu'elle émane d'un esprit qui distingue clairement les propriétés que les philosophes modernes, tels que Galilée, Descartes, Boyle, Locke, Reid, appellent qualités premières ou qualités secondes.
Seules les qualités premières (d'ordre mathématique ou quantitatif) seraient réelles : la taille ou l'étendue d'une chose, sa figure, sa durée, son mouvement et sa position, tandis que les qualités secondes — la couleur d'une chose, son goût, son odeur, le son, le fait qu'elle soit ressentie comme dure, rugueuse ou molle — dépendraient de nos sensations et de nos perceptions, elles ne seraient donc pas des propriétés réelles. Les qualités secondes ne seraient que des apparences qui, selon les atomistes, devraient être expliquées comme des épiphénomènes des combinaisons atomiques.
Or, selon les atomistes anciens, les seules propriétés des atomes sont leur indivisibilité, leur indéformabilité, leur éternité, leurs formes géométriques avec les crochets qui leur permettent de s'unir, leur mobilité et leur poids.
Pour Leucippe et Démocrite, le poids atomique n'était apparemment qu'une conséquence de la grandeur, mais il est devenu une propriété primitive pour Épicure. Une surface lisse est une sorte d'enchevêtrement parfait d'atomes triangulaires. L'eau coule parce que ses atomes sont ronds. Il y a des fruits acides parce qu'ils sont constitués d'atomes pointus. La perception est un transit d'atomes d'un objet vers un organisme qui les reçoit selon la forme des atomes et la forme des orifices de son appareil sensoriel.
Selon l'atomisme, il n'y a pas de mouvement dans l'univers, pas de modification sans un nouvel arrangement atomique du système qui bouge ou se modifie. C'est une intuition métaphysico-scientifique utile et surprenante, compte tenu des connaissances qu'elle nous a permis d'obtenir, et étant donné que rien de ce que nous voyons ne suggère que tout ce qui existe, quelle que soit sa nature ou sa forme, est composé des mêmes éléments, les atomes éternels, ni créés, ni destructibles.
Par conséquent, les différentes phases de la matière (solide, liquide, gazeuse, etc.), ainsi que l'existence de différents niveaux d'organisation (matière vivante, matière sensible, matière pensante) ne seraient rien d'autre que des atomes unis de différentes manières.
Dans les textes anciens, comme celui de Lucrèce De la nature des choses, on trouve des exemples de ce type : de la terre, matière inanimée composée de cristaux, pousse l'herbe, la matière végétale. Ainsi, de la matière inanimée naît la matière animée. Puis l'agneau mange l'herbe et la matière inanimée, par l'intermédiaire de la matière animée, donne naissance à la matière sensible. Enfin, l'homme mange l'agneau et la matière précédente devient matière pensante.
Les atomes apparaissent comme des êtres minuscules de Parménide. En effet, l'Être de Parménide est un et immuable, et les paradoxes de Zénon, son disciple, avaient pour but de montrer que le mouvement, le passage du temps, ne sont que des illusions de la perception.
Mais le mouvement, le changement, est une évidence, « il faudrait être un légume pour le nier », se moque Aristote. C'est pourquoi, pour expliquer l'être et le devenir, Leucippe et Démocrite ont eu l'idée de fragmenter l'Être de Parménide, et les petits morceaux sont les atomes.
L'éternité des atomes, leur caractère indestructible, est une propriété héritée de l'éternité de l'Être de Parménide. Dès lors, le mouvement, le changement, tout devenir, quel qu'il soit, est devenu imaginable comme une simple translation d'atomes dans le vide.
Les premiers penseurs modernes ont abandonné le rôle des principes internes dans l'explication du devenir, il n'y a ni cause formelle ni cause finale au sens aristotélicien, ni prédominance de la qualité : le devenir s'explique par la figure et le mouvement. Et de tous les mouvements, le déplacement d'un objet stable est le plus intelligible. C'est ainsi qu’on arrive à comprendre que le mécanicisme soit la base de nombreuses théories en sciences naturelles et que la mécanique rationnelle soit le modèle de toutes ces théories.
Nous avons vu l'apport éléatique à l'atomistique ; l'autre composante est pythagoricienne, l'idée que les choses sont des nombres, des collections d'unités ou de points, et que le monde est mathématiquement connaissable. Ainsi, si l'on se représente les ogkoi ou points étendus disposés en figures, comme les pièces des dominos, peut-être que l'idée que les choses sont des nombres résulte moins choquante et permet de comprendre leurs transformations, par exemple, un rectangle en carré.
Vient ensuite la généralisation : étant donné le vide infini et le mouvement des atomes, toute forme, toute métamorphose, toute désintégration, tout nouvel arrangement résulte de combinaisons d'unités, d'atomes éternels et indéformables. L'explication mathématique du monde est ainsi associée à l'atomisme, lien qui sera renforcé par la physique moderne.
L'un des principaux problèmes des atomistes de l'Antiquité était d'expliquer la formation de choses différentes à partir d'atomes identiques. On pensait que les atomes lourds tombaient verticalement et mutuellement parallèles dans le vide. Mais, si les atomes et les agglomérés d'atomes n'entrent pas en collision, ne se rencontrent pas, ne s'entrecroisent pas, alors ni la déformation ni la formation de nouveaux objets ne peuvent être expliquées.
Pour résoudre le problème, Épicure imagine le clinamen : dans leur chute, les atomes sont capables de dévier spontanément, sans cause interne ou externe, et la déviation est donc, spatialement et temporellement, causalement indéterminée. Mais comme l'ad hoc et l'arbitraire sont irrationnels, incompatibles avec la connaissance, la cohérence consiste à reconnaître que s'il existe des systèmes absolument dépourvus de causes, ils ne sont pas compréhensibles.
L'explication du changement est également un problème difficile dans la philosophie de Parménide et de Zénon, et c'est alors en affrontant le problème du changement que l'on commence à apprécier la valeur de l'hylémorphisme aristotélicien. D’après le Stagirite, les objets ne sont pas seulement une unité matérielle, mais une unité de matière et de forme, ce dernier concept étant absent ou considéré comme secondaire dans toute attitude matérialiste.
Selon Aristote, lorsque quelque chose change, quelque chose demeure et quelque chose est ajouté ou soustrait. Ce qui demeure est la matière et ce qui change est la forme. La matière est une puissance continue qui s'actualise, qui devient quelque chose de défini lorsqu'elle s'actualise, lorsqu’elle est déterminée par la forme. C'est la matière-puissance qui permet à un objet de devenir, entre autres, même le contraire de ce qu'il était.
Il est évident que si la matière d'un objet qui demeure lors d’un changement n'était pas une puissance, mais quelque chose de déjà défini, l'objet ne pourrait pas devenir quelque chose de très différent de ce qu’il est, et encore moins le contraire de ce qu'il est. Et c’est la continuité de la matière-puissance qui permet d’imaginer la continuité entre les différentes strates naturelles, du physique au psychique.
Le Stagirite pense que ce qui existe résulte de quatre causes : la cause matérielle, la cause efficiente, la cause formelle et la cause finale. Ainsi, aujourd'hui encore, ceux qui ne sont pas scientistes et qui considèrent, à juste titre, que la métaphysique et la science forment un continuum, seraient bien inspirés s'ils étudiaient simultanément Kanada, Leucippe, Démocrite et Aristote.