En visitant le Nord de l’Inde, sur les traces des écrivains bengali Rabindranath Tagore et Amitav Ghosh, il est impossible de ne pas se jeter à la mer.
Les cheveux de Shiva sont tressés à travers la terre du Bengale occidental, par les méandres du Gange, dans un delta qui s’étend sur près de trois cents kilomètres. Du sud de Kolkata (anciennement Calcutta) et sa rivière Hooglhy, un défluent du Gange, jusqu’au fleuve Meghna du Bangladesh, « né » de l'union du Gange et du Brahmapoutre. Pour se jeter dans le golfe du Bengale. Là où les eaux douces rencontrent l’eau de mer.
C’est la lune qui commande le reflux des eaux salées. Et avec les va-et-vient des marées, la forêt de Mangrove apparaît, disparaît et réapparaît en l’espace de quelques heures.
Sans embarcation ni guide ou laisser-passer, il est impossible de traverser cet archipel au millier d’îles, tantôt habitées par la jungle, tantôt encombrées de populations. Des îlots que les eaux prêtent, prennent et puis rendent à la terre. On navigue de Charybde en Scylla. On slalome entre bancs de sable. Les tresses et les bras de mer s’entrecroisent sous une densité de feuilles touffues. Un tableau vert foncé dans l’obscurité de la jungle. Les racines qui pointent en perforant le sable, empêchent tout passage d’être humain. Elles aspirent l’air de la Mangrove que les feuilles des arbres recrachent, purifié.
Le tigre du Bengale est là. Caché. Il vous observe depuis longtemps. Il attend le moment propice pour vous sauter au cou et y enfoncer ses crocs mortels.
Chaque année, des douzaines de pêcheurs sont attaqués sur les rives de la Mangrove. D’autres périssent à bord de leur frêle bateau de pêche, car Shere Khan est un redoutable nageur. Les plus chanceux s’en sortent avec une main arrachée par un crocodile. Jeter et reprendre les filets s’avère être un danger permanent.
Dans des villages reclus, entourés d’eau saumâtre et semblables à celui de Gosaba, à l’extrémité de la jungle de Sunderbands, les Bengali sont très nombreux. Ils vivent de leur pêche, de la culture du blé, des poules et des œufs, ainsi que du lait de chèvre ou de vache sacrée. Dans la pauvreté et le confort sommaire de leurs cabanes en terre, brique et tôle ondulée. Au milieu de détritus et d’animaux qui déambulent sur des chemins colorés par les femmes drapées d’élégants saris rose, fuchsia, turquoise, rouge écarlate, jaune lumineux ou orange brûlant comme le coucher du soleil.
Rabindranath Tagore, Prix Nobel de littérature en 1913
Tagore est un Indien bengali né le 7 mai 1861 à Calcutta. Il meurt le 7 août 1941 dans cette même ville. Cet écrivain poète, romancier, dramaturge et philosophe, est également peintre et grand compositeur. À l'aube du XXe siècle, son œuvre connaît une influence sans précédent sur la littérature et la musique du Bengale. Deux chants (Amar Shonar Bangla et Jana Gana Mana) sont devenus les hymnes nationaux respectifs du Bangladesh et de l'Inde.
Tagore a écrit des romans qui se différencient par un lyrisme rythmique, au langage familier, au naturalisme méditatif et à la contemplation philosophique. On retrouve cette même singularité dans ses nouvelles, ses chansons et ses drames « dansés ». Il se distingue également par ses essais sur des sujets politiques. Comme Gandhi, il soutient le mouvement pour l'indépendance de l'Inde.
Beaucoup de ses romans et nouvelles ont été adaptés au cinéma, notamment par le cinéaste bengali de Kolkata, Satyajit Ray. Et le sont encore de nos jours.
Tagore et sa famille voyagent énormément et vivent sur la Padma, une luxueuse péniche. Il y écrit plus de la moitié des quatre-vingt-quatre nouvelles des trois tomes de son ouvrage Galpaguchchha. Elles dépeignent avec émotion, non sans une certaine ironie, les modes de vie des villageois.
The hungry tide (Le pays des marées) de Amitav Ghosh
Amitav va lui aussi profiter des transports maritimes pour décrire la vie des villageois dans le golfe du Bengale. Son roman met en contact, dans la jungle des Sunderbands, un trio composé d’un riche bengali, traducteur de renommée à new Dehli, d’une jeune américaine née à Kolkata mais expatriée dès sa première année à Seattle, partie à la recherche des dauphins qui remontent le delta du Gange, et d’un jeune pêcheur de Lusibari, un village voisin de Gosaba.
Ghosh nous permet de découvrir, à travers le jeu des marées, la véritable nature humaine, en reprenant les fameux vers de la dixième élégie du poète Rainer Maria Rilke :
Et nous qui avons toujours vu le bonheur
comme un sentiment qui monte, éprouvons
l’émotion dont nous sommes presque atterrés
Quand une chose heureuse tombe.