Jamais je n’oserais écrire cette histoire si ma mère était encore de ce monde. Et s’il existe une vie après la mort, je demande à son âme, d’ores et déjà, de me pardonner.
Maman a sans doute vu le jour à la fin des années vingt ou au début des années trente. À cette époque, au Vietnam, dans la campagne profonde, personne n’allait à la mairie pour déclarer une naissance. Souvent, on la reliait à une catastrophe naturelle qui s’était produite. Par exemple, l’année du grand incendie qui avait détruit toutes les rizières, ou celle de l’inondation causée par des pluies diluviennes qui avaient ravagé le village. Mais quelle importance ? À mes yeux, elle n’a pas d’âge.
Ma mère passa son enfance entre les rizières, les rivières coulant vers le delta du Mékong et surtout dans le jardin labyrinthique de ses parents. C’était plutôt une ferme arboricole où l’on cultivait des arbres fruitiers. Sa famille les vendait aux petits commerçants locaux, qui les revendaient ensuite sur les marchés flottants.
Dans cet aperçu du paradis poussaient des jacquiers, des cocotiers, des ramboutans, et pleins d’autres arbres, y compris le roi des fruits, le durian. Le fruit favori de ma mère !
Si, d’instinct, vous retenez votre respiration et portez votre main à votre nez, vous êtes un connaisseur des fruits exotiques ! Pour les autres, sachez que ce fruit est le plus dégoûtant du monde, que sa consommation est interdite dans les espaces publics, y compris les hôtels, à cause de son odeur infecte.
Je n’ai jamais compris pourquoi maman adorait tant manger le durian. Elle pouvait certifier si le fruit était vide ou plein, prêt ou pas à être dégusté, les yeux fermés. Mieux, elle avait extrait son essence et l’utilisait comme parfum (ma mère était une chimiste autodidacte ; à 10 ans, elle savait comment distiller l’alcool de riz pour ses grands frères).
À l’opposé de ma mère, je ne supporte pas cette odeur. Il suffit d’une légère brise pour que je vomisse et tombe dans les pommes. Elle voyait pourtant que ce fruit du diable et moi n’étions pas amis comme cochon ; cependant, elle continua à en manger et à s’en parfumer avec. Aucune senteur au monde n’est plus subtile que l’odeur du durian, me répétait-elle.
J’avais prié ardemment pour que les durians disparaissent à la surface de la terre. Et quelque chose s’est produite.
Le Vietnam du Sud tomba dans les mains des communistes. Les millions de Vietnamiens ont fui le pays, y compris ma famille.
Notre arrivée en Belgique marqua un nouveau tournant pour nous. C’était très difficile, ayant fui le pays les mains vides, nous étions plus pauvres que pauvres. De nature optimiste, je me suis dit que c’était un mal pour un bien, car dans ce pays d’accueil, où il pleut en moyenne trois cents jours par an, il était impossible pour maman de faire pousser du durian. En revanche, maman se mettait à faire des nems et à les vendre au marché. En conséquence, pendant les deux décennies suivantes, je sentais l’odeur des nems à des kilomètres.
Et puis les Chinois sont arrivés ! Ils ont inondé les supermarchés de bonbons durian. Je me rappelle comme hier quand papa lui en offrit un sachet, maman fondit en larmes. Après des années de privation, maman en consomma à outrance. Elle se moquait même de son taux de glycémie. Si elle devait mourir de son diabète, au moins, son sang aurait l’odeur du durian.
Quand j’ai fini mes études et suis entrée dans la vie active, mes parents sont partis vivre en Australie. Là-bas, aucun de mes onze frères et sœurs ne se plaignait de ses bonbons durian. Tandis que moi, même au téléphone à l’autre bout de la planète, j’ai senti que l’odeur durian planait dans la pièce.
Lorsque son médecin nous annonça que ses jours étaient comptés, je suis venue à Melbourne pour l’accompagner dans son dernier voyage. À l’hôpital, malgré l’interdiction de consommer du durian, je lui ai apporté un gâteau durian. Sur son lit de mort, nous l’avons dégusté ensemble, une cuillère pour elle, une cuillère pour moi. Ses yeux pétillaient de bonheur, tandis que les miens étaient noyés de larmes. Je faisais croire à maman que je pleurais à cause de l’odeur, elle riait aux éclats. Puis elle nous quitta, sourire aux lèvres.
Aujourd’hui, si je pouvais encore serrer ma mère dans mes bras, je lui dirais que son parfum me rappelle l’odeur du jardin de ma grand-mère.
Mère de Kim Chi Pho, collection privée de l'autrice