On peut comparer la langue à un édifice fermement ancré dans le sol, qui, au fur et à mesure qu'il s'élèverait, serait de moins en moins soumis à la loi de la gravitation, et aurait une propension accrue à se désarrimer de ses étages inférieurs de soutènement. C'est en quelque sorte le sens du mythe de la tour de Babel, qui représente l'édifice de la langue et dont les différents étages sont autant de métaphores des degrés d'abstraction successivement conquis au fil de son déploiement. Cette métaphore désigne le risque toujours accru contenu au sein même du langage de son autonomisation par rapport au substrat référentiel dont il est issu, langage qui finit par se refermer sur lui-même en faisant boucle sur ses structures internes, comme la rotondité de la tour et l'amenuisement graduel des étages supérieurs, tels qu’ils ont été représentés dans l’un des tableaux les plus célèbres de Pieter Bruegel l'Ancien, le suggèrent.
Ces structures internes du langage sont les opérateurs relationnels formés par les verbes qui sont des structures analogiques mimétiques du réel, structures qui jouent avec des concepts qui sont pris comme des truchements forcément désubstantialisés du réel. Des truchements qui nécessitent un travail de constante anamnèse pour les réancrer dans leur substrat substantiel initial.
Le logicien suisse Ferdinand Gonseth dans sa parabole de la maison des doubles, (Les mathématiques et la réalité - essai sur la méthode axiomatique), au paragraphe 37 exprime ceci de la façon suivante (parabole dite du "roi nègre"1)[...] :
Notre roi prit tant d'intérêt aux évolutions de ses doubles, qu’il finit par les faire manœuvrer pour son seul plaisir. D'un exercice tourné vers des fins extérieures, il en fit un jeu dont il choisissait les buts et les règles à sa fantaisie. Et moins les règles auxquelles il trouvait bon de s’astreindre étaient nombreuses, et plus elles étaient simples et précises, plus aussi il pouvait négliger les suggestions du réel extérieur. Plus le jeu gagnait en autonomie, et plus la signification des doubles s’éloignait de la signification originelle.
Il ressort des considérations précédentes, la nécessité indispensable de la réenvisager en la recadrant avec la notion d'abstraction. Cette notion est en effet devenue de plus en plus imprécise à mesure que la transitivité qu'elle recèle était de plus en plus ignorée: ne peut en effet être envisagé stricto sensu, c’est-à-dire sans risque de commettre un paralogisme lourd de conséquences, comme "abstrait" que ce qui est "abstrait de".
Une notion abstraite implique une nécessaire précession d'un substrat concret et substantiel dont les relations internes ou les caractéristiques structurelles vont être dans un deuxième temps isolées et extraites, c'est-à-dire "abstraites" en tant que telles. L'étymologie nous renseigne comme toujours très utilement sur ce point: abstrait vient du latin abstrahere, qui signifie "tirer hors de", qui connote très clairement le lieu d'une provenance initiale en situation de précession.
À partir du développement de la scolastique médiévale et jusqu'au 17e siècle, où ce mouvement sera achevé, le terme connaîtra un glissement sémantique qui en fera progressivement un concept exclusivement philosophique, ce qui lui fera perdre peu à peu le sens indispensable de cette transitivité que l'on retrouve encore affirmée chez Albert le Grand, maître de Saint-Thomas d'Aquin:
Propria operatio intellectus agentis est abstrahere, non quidem a materia tantum, sed universaliter ab hoc particulari.
(De intellectu et intellegibili), soit:
L'opération propre à l'intellect est d'abstraire non seulement de la matière mais aussi du particulier vers l'universel.
On remarque ici déjà en travail l'orientation vers un clivage dualiste séparant l'ordre de la rationalité de celui de la matérialité, annonciateur s'il en est de la modernité.
Avec ce mouvement des siècles progressivement oublieux de l'origine incarnée et substantielle de toute pensée, les fruits de la raison ont ressemblé peu à peu, et de plus en plus, à une fleur coupée de sa motte racinaire, qui ne peut donc plus lui prodiguer nutriments et vie. Le vase d'eau claire dans lequel on peut tenter de retarder son dépérissement devient très rapidement sans effet, comme on sait. L'extinction et l'assèchement formaliste de la pensée, qui perd ainsi l'origine de sa propre fécondité, résultant d'un processus pluriséculaire, ne peuvent mener qu'à une crise intellectuelle, scientifique et morale dont les symptômes apparaissent à présent dans toute leur évidence. Ferdinand Gonseth nous montre là utilement le chemin menant à une possible fécondité retrouvée.
Le problème d'une abstraction toujours plus éloignée du terreau d'où elle provient c'est qu'elle laisse en déshérence la question de l'arrimage ontologique des signifiants dans la substantialité du monde réel : comme un champ laissé en friche, les désignations correctes du signifiant vers le signifié et plus encore du signifié vers le référent deviennent lâches, imprécises, voire délirantes, au sens où elles conduisent à un déni du réel, c'est-à-dire en dernier ressort à une ruine de la fonction de désignation de la langue et en définitive à l'incapacité du réel de se construire comme tel. Il apparaît ici que l'impératif Kirkegaardien de réduplication, dans sa fonction éthique, trouve des ramifications racinaires au sein même de l'usage de la langue, dans la mesure où il faut veiller sans trêve au maintien d'attaches solides entre les mots et les étant distinctifs substantiels qu'ils désignent, constitutifs de la réalité. Le commencement de toute éthique véritable réside en premier lieu dans cette attention constante, tant les conditions d’émergence et le soutènement du visage d’autrui y sont indissolublement liés.
Il y aurait bien d'autres choses à dire sur ce texte, concernant notamment le fantasme de se "faire un nom", c'est-à-dire de prétendre établir son être dans la projection vide d'une représentation attestée dans le regard d'autrui - en tant qu'objet donc, en renonçant à sa dimension de sujet incarné, frappé d'incomplétude et de finitude : l'abstraction conduit l'être humain à une dimension objectale, ce que la science contemporaine nous démontre jour après jour jusqu'à la nausée. Se faire un nom, c’est en effet consentir à se réduire à un nom. Il en ressort que le sujet authentique ne peut être qu'un sujet incarné, c'est-à-dire mortel.
Notes
1 À cette époque une certaine euphémisation du langage n'avait pas cours, et ce qui nous apparaît à présent comme intolérable n'avait pas les mêmes résonances: je restitue simplement le texte original, sans pudibonderie anhistorique.