Nous sommes le 7 octobre 2038. Dans son discours devant la tribune palestinienne, le Premier ministre d’Israël prononce ces quatre mots célèbres, quinze ans après le début des bombardements : « Je suis un Gazaoui ». Il s’inspire de la phrase « Ich bin ein Berliner » prononcée par John Fitzgerald Kennedy, alors président des États-Unis, dans l’allocution qu'il fit à l'occasion des quinze ans du blocus de Berlin.

Vous ne rêvez pas. L’histoire a ses raisons que la raison ignore. Alors que les Américains et leurs alliés ont bombardé Berlin sans relâche pendant la Seconde Guerre mondiale, un président dont le pays est principalement responsable de la destruction de la capitale allemande, se dit Berlinois.

Partout dans le monde, il est acclamé. C’est dire la santé fragile de la mémoire collective. Qui se meurt rapidement. Prématurément. Trop vite, alors que les dix-huit ans de la majorité ne sont pas atteints. Mais de nos jours, quel gouvernement se soucie de la majorité ?

Et les Berlinois ne font pas exception. À peine ont-ils réunifié l’Est et l’Ouest de leur ville, qu’ils confient à un architecte britannique, Nicholas Grimshaw, le soin de construire dans le quartier huppé de Charlottenburg, la fameuse Ludwig Erhard Haus.

En rendant hommage au président de l'Union chrétienne-démocrate d'Allemagne (CDU), le parti centriste à tendance libérale, déjà en marche (pour ne pas dire en pleine renaissance) chez nos voisins d’outre-Rhin, le peuple allemand oublie que cet homme fut pendant la Seconde Guerre mondiale l’adjoint du général SS Otto Ohlendorf, connu pour sa participation à la Shoah, dans son rôle de commandant de l'Einsatzgruppe D, et responsable de 90 000 assassinats, essentiellement de juifs — hommes, femmes et enfants — à l'arrière de la 11e armée qui opérait dans le sud de l'Ukraine.

Ce SS fut nommé en 1943 secrétaire d’État à l’Économie du Reich, épaulé de son adjoint. On ne retiendra de Ludwig Wilhelm Erhard que le Wirtschaftswunder (le « miracle économique »), cette rapide croissance en Allemagne de l'Ouest (RFA, République Fédérale d’Allemagne) et en Autriche, juste après la Seconde Guerre mondiale. Cet homme est considéré comme « le père de l’économie sociale de marché ».

En hommage à son action (celle qui n’est pas tombée dans l’oubli et l’indifférence de la mémoire collective), on lui dédie cette construction futuriste, la Ludwig Erhard Haus. Lorsque l’on connaît toute l’histoire, il n’est pas étonnant de remarquer que l’édifice dessiné par Nicholas Grimshaw présente quinze arches en acier, de différentes portées, formant une structure ondulée qui s'étend sur toute la longueur du bâtiment.

La construction abrite la Chambre de Commerce allemande et la Fédération des Industriels, servant de centre aux activités économiques à Berlin. Le rez-de-chaussée comprend un hall ouvert au public, avec des ascenseurs revêtus d'aluminium, qui rappellent ceux du film Minority Report, et qui permettent un accès direct aux espaces supérieurs, destinés aux bureaux.

La conception intègre des atriums sur toute la hauteur des niveaux. Leurs parois vitrées illuminent tout l’édifice, jusqu’au plancher souterrain. La structure, initiée en 1994, fut achevée en 1997.

Aujourd’hui encore, elle porte le nom de celui qui occupa le poste de chancelier de l'Allemagne de l'Ouest entre 1963 et 1966, mais aussi, de celui sur lequel on ferme les yeux. Si ce ne sont pas les 90 000 boulons que les visiteurs les plus méticuleux pourront dénombrer.

Comme les moqueries subtiles des peintres, des sculpteurs et des architectes du Quattrocento, qui ont bâti les œuvres commanditées par les prélats des grandes familles et de l’Église, ces boulons et les arches en acier seraient-ils un pied de nez que l’architecte britannique adresse à ses commanditaires ?