L’épisode précédent a relaté les débuts de la génétique dite classique qui a construit le concept de gène comme unité de transmission héréditaire, sans pouvoir à ce stade lui fournir une base matérielle. La localisation des gènes sur les chromosomes a certes fait avancer l’affaire, les chromosomes étant une association entre la nucléine (futurs acides nucléiques) mise en évidence en 1869 et une « matière albumineuse » recevant bientôt le nom de protéines. La question devient alors de savoir si les gènes sont de nature nucléique ou protéique, mais elle ne pourra recevoir de réponse que lorsque la biochimie aura suffisamment avancé dans la connaissance structurale et fonctionnelle de la matière spécifique des vivants.

Or, la composition de la matière vivante est demeurée une grande énigme pendant plusieurs siècles, de même que les phénomènes qui se déroulent à l’intérieur des organismes et dont les échanges (alimentation, respiration, excrétion) ne sont que l’expression visible d’une véritable « boîte noire ». En 1789, Fourcroy avait reconnu le carbone, l’hydrogène, l’oxygène et l’azote comme les « principes les plus simples » (ou éléments) des matières vivantes et avait classé les « principes immédiats » (ou substances composées) des corps organiques, extraits sans altération, en cinq principales familles : matière sucrée, mucilages, huiles, résine, matière albumineuse.

Les chimistes vont à partir de là s’employer au cours du XIXe siècle et au début du XXe à en établir la composition plus précise et surtout la structure. On y parvient sans trop de mal avec les techniques chimiques classiques. Les constituants fondamentaux de la matière vivante sont alors classés en quatre catégories :

  • Les glucides (sucres au sens large).
  • Les lipides (corps gras).
  • Les protides (corps albuminoïdes).
  • Les acides nucléiques (substances isolées à partir des noyaux cellulaires).

Au plan structural, on peut dire que ces familles sont organisées selon un schéma à peu près similaire : des molécules de petite taille (à faible nombre d’atomes de carbone) – le cas des lipides est légèrement différent – et appelées monomères s’associent pour former des polymères par enchainement des monomères entre eux. Mais quelles sont leurs fonctions et comment ces substances sont-elles produites et que deviennent-elles ?

L’étude du métabolisme

L’idée même de métabolisme – ensemble des réactions de dégradation/décomposition (catabolisme) et des réactions de synthèse/construction (anabolisme) – fut le fruit d’une très lente émergence. C’est la discipline encore nommée au XIXe siècle chimie physiologique qui s’en occupe, franchissant un bond considérable sous l’influence des allemands Eduard Büchner à la toute fin du XIXe siècle et Emil Fischer au tout début du XXe, puis de Sir Frederick Hopkins en Angleterre.

Lavoisier à la fin du XVIIIe siècle avait créé la rupture décisive en attribuant à la respiration une fonction catabolique : la combustion lente selon ses termes de la matière vivante, à l’image de la chandelle qui se consume en brûlant. Mais le mécanisme en demeura longtemps inconnu, il sera élucidé dans la première moitié du XXe siècle, comme une succession de nombreuses étapes catalysées par des enzymes. En outre on put mettre en évidence la récupération d’une partie de l’énergie produite en énergie chimique utilisable pour les réactions de synthèse de l’anabolisme, selon des modalités de couplage entre certaines réactions dans le détail duquel il n’est pas utile d’entrer pour notre propos.

En étudiant les fermentations, Pasteur, contredisant l’allemand Liebig, avait érigé en dogme l’impossibilité de reconstituer in vitro les réactions du métabolisme, en dehors de la cellule, puisque celle-ci est pour lui le synonyme du « ferment » qui rend ces réactions possibles. En 1897, Büchner parvient à reproduire in vitro la fermentation du sucre avec un extrait acellulaire (a - préfixe privatif) de levure. C’est l’expérience fondatrice de la biochimie, laquelle s’engage alors dans deux directions :

  • La mise en évidence des étapes de transformation des composés carbonés, qui conduira à l’élucidation détaillée des voies du catabolisme des glucides, des lipides et des protides, avec la compréhension de ses implications énergétiques et avec la localisation infracellulaire de ses structures et de ses mécanismes ;
  • La caractérisation des protéines, composants essentiels du vivant jouant tantôt un rôle de structure dans les cellules (par exemple dans les membranes) et pour d’autres un rôle d’agents catalyseurs des multiples réactions métaboliques, les enzymes.

Les protéines à l’honneur

La possibilité d’extraire, de purifier, de cristalliser et surtout de soumettre à la diffraction des rayons X les protéines permit, grâce à l’analyse des images obtenues, de parvenir à la conclusion que les protéines sont des macromolécules : terme proposé par l’allemand Staudinger en 1922. Ces très grosses molécules sont à la fois :

  • Des polymères, c’est-à-dire des enchaînements de monomères, motifs plus petits qui sont ici les acides aminés ; cet enchaînement est leur structure primaire, linéaire en forme de fibre ou de chaine ;
  • Des sortes de cristaux organiques par leur structure dans l’espace obtenue par de multiples replis de la chaîne primaire en pseudo-globules ; ces globules formant assez souvent les sous- unités de complexes protéiques actifs.

Parallèlement, l’étude des anticorps à la suite de Landsteiner à partir de 1900 conduit à imaginer, puis à mettre en évidence par voie expérimentale, la spécificité des enzymes vis-à-vis de leurs substrats, selon l’analogie proposée par Emil Fischer dès 1890 de la clé et de la serrure. Le même Fischer qui, vers 1935, élucide la formation de la liaison peptidique entre les acides aminés constitutifs d’une protéine.

En étudiant les différents types de liaisons chimiques dans le sillage de la mécanique quantique, l’américain Linus Pauling interprète correctement dès 1936 le phénomène de dénaturation des protéines sous l’action de la chaleur ou des acides : la protéine dénaturée a une structure tridimensionnelle altérée, ce qui affecte la conformation du site de fixation du substrat, rendant l’enzyme inactive.

En somme, la biochimie ne jure plus à ce moment que par les protéines, et l’on croit avoir enfin saisi l’explication de la spécificité biologique dans le double niveau de structuration des protéines :

  • La structure linéaire de la chaîne plus ou moins longue des acides aminés accrochés par la liaison peptidique, dite structure primaire,
  • Laquelle induit, dans des conditions physico-chimiques données, une structure dans l’espace, tridimensionnelle, responsable de l’activité de la macromolécule.

Au point que la majorité des biologistes considère alors que les gènes sont des protéines. Idée confortée par le fait que les chromosomes en contiennent, le rôle des acides nucléiques y étant alors minoré, réduit au rôle de squelette du chromosome, autour duquel se trouvent des protéines. Comment les acides nucléiques vont-ils entrer en scène et bouleverser le paysage de la biochimie ? Au point de céder la place à une nouvelle approche : la biologie moléculaire. En 1944, Avery publie de drôles de résultats dans lesquels il identifie comme formé d’ADN le facteur qui transforme les Pneumocoques qu’il étudie. Jacques Monod prête-t-il attention à cette publication ? C’est peu probable car à ce moment il est engagé dans la Résistance et ne rejoint l’Institut Pasteur que l’année suivante. De toute façon, les travaux d’Avery mettront plusieurs années pour être convenablement interprétés et finir par s’imposer.

Bibliographie

Jean Théodoridès, Histoire de la biologie, Que sais-je ? PUF, 1965 7 e édition corrigée.
Yves Zarka (avec la coll M-F Germain), Lavoisier, le chimiste français, Chemins de tr@verse, 2015.
Revue Aster Numéro 30 – 2000 : Desveaux-Salviat B. Réductionnismes en biochimie, éclairage épistémologique et didactique.