En toute chose il faut considérer la fin
Jean de La Fontaine, Le renard et le bouc.
Ce qu’on fait de vous hommes femmes
O pierre tendre tôt usée
Et vos apparences brisées
Vous regarder m’arrache l’âme
Aragon, Les poètes.
Avertissement :
Le sujet traité ici concerne certains faits de structure qui travaillent présentement en profondeur notre civilisation. J'ai une conscience aiguë du fait que le caractère unique et complexe de l'histoire personnelle de chaque être humain ne saurait être envisagé que sous le prisme d'un nominalisme strict, où la fraternité, l'empathie et la conscience d'une communauté humaine de destin doivent présider au titre de vertus cardinales. Je ne me prononce donc ici aucunement sur les options personnelles et la vie privée des uns et des autres, qui ne regardent qu'eux-mêmes, mais ne m'interdis pas dans le même mouvement de recourir à la faculté de catégorisation propre à la raison qui seule autorise une pensée possible, pour tenter d'éclairer le présent sujet dont l'enjeu est des plus cruciaux à l'heure actuelle.
Il existe en musique une structure trinitaire d'organisation du discours, nommée depuis le XVème siècle Barform, ou forme Bar. Elle est caractérisée par une dyade réitérative (Aa, constituée de deux stances dénommées Stollen, stollen) dont le deuxième terme (a) est une présentation minorée de la proposition initiale (A), dyade suivie d'une clausule majorée récapitulative (B, dénommée Abgesang) qui vient accomplir et mener à son terme l’intentionnalité en germe dans la première exposition. De sorte que l'on a la structure suivante: AaB, dont les degrés d'intensité pourraient être exprimés de la sorte: 2/1/3, et que l'on pourrait résumer ainsi: essai, recul, saut. Il se trouve que cette forme correspond à un invariant structurel dynamique présent dans toutes les manifestations, non seulement de la vie, qu'elles soient liées à la croissance, l'apprentissage, la perception, la constitution du sens (dans l'ordre cognitif), ou tout autre domaine qui puisse y être relatif, mais également de phénomènes physiques majeurs. Quelques exemples : dans la croissance somato-psychique de l'être humain, après une phase de développement accéléré entre un et six ans survient la phase dite de latence d'une durée plus ou moins équivalente, durant laquelle le développement physiologique marque un temps d'arrêt autorisant le développement cognitif et intellectuel de l'enfant, avant la synthèse directionnelle définitive initiée par l'adolescence, marquant le passage à l'état adulte; lors des processus d'apprentissage, le premier moment d'appropriation d'une discipline, d'une œuvre ou d'une compétence particulière est marqué par un relatif sentiment de facilité, toujours suivi d'un moment de flottement et de régression, qui cède enfin la place à l'établissement d'une progressive maîtrise ; dans l'ordre de la perception, la constitution du sens obéit également à cette structure : instantanéité de l'événement, sidération cognitive, puis métabolisation phénoménologique qui autorise l'ordonnancement cognitif ouvrant à la compréhension. Cette structure trinitaire se retrouve également dans l'ordre physique proprement dit, lors d'une explosion – déflagration, rayonnement, onde de choc, cette dernière concentrant la destructivité maximale - ou d'un raz de marée, par exemple, où la vague la plus destructrice n'intervient que dans un troisième temps, après un premier déferlement de moindre intensité suivi d'une accalmie temporaire.
Or, il se trouve, en toute logique, que l'Histoire obéit également à cet ordonnancement structural trinitaire, qui accompagne tout traumatisme et toute catastrophe, au sens où René Thom entendait ce terme. Qu'est-ce à dire ? Que l'abomination de la tentative d'anéantissement symbolique et physique de toute humanité qui a caractérisé le coeur des événements qui constituent ce que l'on a appelé la deuxième guerre mondiale ne s'est pas arrêtée le 8 mai 1945. Ce fait historique épouse étroitement dans sa globalité, et particulièrement dans l'hystérésis qui accompagne le déploiement de sa destructivité, ce schéma trinitaire que nous venons d'exposer. Avec en grand A, (A), la guerre proprement dite, les massacres de masses et la destruction symbolique du visage de l'autre qu'ils ont signifié sous leur forme technoscientifique et industrielle; en petit a, (a), le vertige antalgique du sursaut et de l'ébriété consuméristes qui s'en sont suivis, accompagnés de l'euphorie anomique qui a caractérisé en occident les dites "trente glorieuses". Et, en grand B, (B), le présent qui s'ouvre devant nous sous les traits d'une liquidation avant inventaire, sous les auspices d'un nihilisme devenu fou en guise de grand ordonnateur.
Qu'on ne se méprenne pas: en m'exprimant de la sorte et en qualifiant de nihiliste la lame de fond qui semble balayer méthodiquement la plage historique dans laquelle nous sommes peu à peu rentrés, une fois actés les points de rupture constitués par la fin du Gold Exchange Standard proclamée par Richard Nixon en 1971, le choc pétrolier qui l'a suivi de peu en 1973, l'effondrement de l'empire communiste en 1989 et le développement planétaire de l'internet à partir des années suivantes, je ne manifeste pas le moins du monde un quelconque positionnement idéologique bourgeois, passéiste ou réactionnaire. J'exprime simplement un constat logique dont la pointe la plus avancée se tient dans l'expansion désormais sans limites de ce que le philosophe Jean-François Braunstein qualifie de "Religion woke"1, qui semble réimporter dans une déraison devenue générale et paroxystique des leitmotiv vitalistes, racialistes et eugénistes qui rappellent de manière troublante ceux qui se donnaient libre cours dans l'exposé programmatique de la stance initiale national-socialiste.
Ce sur quoi je me propose cependant de focaliser mon attention ici concerne, en ce mouvement civilisationnel auquel nous sommes confrontés présentement, l'activisme LGBTQ+, en tant qu'il exprime d'une manière inédite, radicale et essentielle le cœur de ce nihilisme. Inédite, en effet, tant il serait légitime d'opposer à ce qui précède le caractère entièrement nouveau, tant par son ampleur que par les formes socialement particulièrement vindicatives qu'il prend, de ce phénomène, effectivement non repérable dans l'idéologie meurtrière nazie. Radicale, car il n'hésite pas à prôner l'usage mutilant d'une médecine chirurgicale et endocrinologique dévoyée qui, elle, ne fut pas sans exemple dans les lumières glacées des blocs opératoires accolés aux Revier des camps de concentration. Essentielle, dans la mesure où se trouvent impliqués en lui l'extrême pointe d'une destructivité dont la mise en forme et le processus ne datent pas d'hier, il s'en faut de beaucoup. Cette destructivité qui ne vise rien moins que la vie elle-même.
Pour aborder un tel sujet et en comprendre l'origine, il me faut passer par le détour d'une analyse historique et anthropologique d'un des opérateurs fondamentaux du langage, la triade pronominale, structure majeure de notre être au monde. Il deviendra ensuite aisé de définir, à partir de cette analyse, la nature exacte de ce qui est en jeu dans le phénomène LGBTQ+, facilement repérable par ailleurs dans les finalités dernières qu'il désigne de fait tacitement par sa seule existence. Il ne restera que de montrer en détail de quelle façon une telle posture, qui se joue en fait du langage, porte en elle comme toujours en ce cas les arguments et l'outillage conceptuel de sa propre réfutation.
Plusieurs auteurs, au premier rang desquels figurent le logicien américain Charles Sanders Pierce ou le philosophe français Dany Robert Dufour, ont analysé dans leur œuvre la structure du réel sous un prisme trinitaire, que ce soit pour le premier au travers des catégories de priméité, de secondéité et de tiercéité, ou de façon plus explicite encore pour le second par le biais de la trinité pronominale Je-Tu-Il. Posons tout d'abord le fait que ce que l'on appelle le réel se définit pertinemment comme la catégorie d'assomption du monde au sein de la fonction réflexive du langage, ou, pour le dire autrement, le réel est le lieu des noces entre le monde tel qu'en lui-même et les instances représentatives du langage qui structurent notre cognition. Le langage fait face au monde et en constitue le reflet : il n'est pas anodin à cet égard que l'exercice de nos facultés intellectives soit désigné par le terme réfléchir, qui résume à lui seul ce dont il est question. Dany Robert Dufour, prenant appui notamment sur les travaux du linguiste Emile Benveniste, montre dans son magistral ouvrage Les mystères de la trinité2, que le schéma discursif structurant toute approche du réel est constitué par le déploiement d'un propos émanant d'un locuteur (Je) adressé à l'altérité d'une conscience lui faisant face (Tu) au sujet d'un tiers absenté (Il), troisième personne pronominale qui assume toutes les valences possibles de l'être, depuis le statut majuscule du Grand Autre ou du Grand Absent, pour reprendre une terminologie mise en avant par Jacques Lacan, jusqu'à la négation objectifiée du semblable (que D.R. Dufour note en barrant le troisième pronom personnel : il), en passant par les différents états que l'être est susceptible de pouvoir endosser dans l'infinité de son effrangement et de ses déploiements possibles. Ce cadre pronominal trinitaire constitue le prisme incontournable par lequel le monde se donne à connaître, et toute tentative prétendant s'en émanciper est vouée à l'échec, comme celle de Jean-François Lyotard, par exemple, exposée dans son ouvrage Le postmoderne expliqué aux enfants, visant le fantasme irénique de pouvoir s'extraire de la tyrannie prétendument véhiculée par le langage en se livrant à sa refondation par le biais de l'économie de cette tripartition pronominale, qui serait la source de tous les maux en tant que matrice de toute domination3.
Cette trinité pronominale est articulée de façon complexe et possède un régime de précession interne paradoxal qui la soumet à une tension aporétique qu'il convient d'analyser en détail. Pour paraphraser le titre du bel ouvrage autobiographique d'Albert Camus, Le premier homme, on peut affirmer légitimement que la conscience d'un être humain qui s'éveille au monde fait de lui le tout premier homme d'un monde qui s'illumine ainsi de son propre et unique reflet en lui et naît réciproquement en tant que monde pour lui pour ainsi dire pour la première fois. Le monde, résumable dans la troisième personne pronominale, Il, en tant qu'il est constitué réflexivement - sous les espèces du réel, donc - au sein de la conscience d'un sujet unique, vient en dernier lieu des appréhensions cognitives distinctives à partir de ce que la psychologie a identifié sous le nom de stade du sein, ce qu'atteste sa place canonique de troisième personne dans le tableau grammatical des conjugaisons – ce qui nous permet d'établir ce fait que la grammaire est en toute logique centrée sur le sujet, c'est-à-dire structurée subjectalement, ce qui l'oppose radicalement à cette modalité d'appréhension du réel tard venue dans l'histoire humaine qu'est l'approche scientifique. Pour le dire autrement, dans l'ordre de la psychogenèse du sujet, caractérisée par les épiphanies successives autorisées par l'émergence de la conscience en lui, Je est premier et concomitant de la découverte de Tu, l'assomption de Je étant indissociable de cette deuxième personne pronominale: ici, l'origine, l'antériorité caractérisée par l'absence – ce qui était avant moi – Il, n'intervient qu'en dernier, au terme de l'éveil accompli de la conscience, celui qui seul autorise de pouvoir concevoir l'absence sous la modalité de son évocation re-présentative4.
A contrario, d'un point de vue extérieur, celui de la factualité des enchaînements causaux, Il, l'origine, le Père, relégué dans une absence et une antériorité irreprésentables est premier, puis viennent dans la postériorité d'un même temps, celui de l'éveil de la conscience à elle-même et au monde, Tu et Je dans une action commutative d'institution mutuelle. Selon cet ordre, le Tu est premier, sans lequel le Je tombe, comme on a pu tragiquement le voir au lendemain de la deuxième guerre mondiale dans les hôpitaux londoniens débordés par un afflux de nourrissons orphelins rapidement frappés du syndrome d'hospitalisme, dû à une carence létale de relation intersubjective et de nutrition affective, nourrissons qui se laissèrent mourir massivement de ce fait – ce qui condamne en passant sans recours les sinistres phantasmes de gestation en "utérus artificiel": si tant est que cela soit un jour "techniquement" possible, les fœtus ne survivraient pas d'être ainsi abandonnés à une matrice glacée et inorganique.
Ce point de vue extérieur reste éminemment problématique, dans la mesure où, pour pouvoir être abordé, il implique d'avoir été le sujet du procès interne précédemment exposé, qui lui-même n'est possible qu'en raison du procès externe présentement analysé : en fait chacun de ces procès problématise son vis-à-vis dans une poursuite aporétique et sans fin de déterminations qui font boucle sur elles-mêmes. Seul le renvoi à la question de l'origine permet de sortir de cette boucle causale apparemment fermée sur elle-même. Le Dieu de l'origine, qui se désigne lui-même dans les écritures comme l'alpha et l'oméga, le principe et la fin, désigne ce qui précède le sujet. Or, ce qui précède doit être compris dans tous les sens portés par ce verbe: ce qui était là avant le sujet, et ce vers quoi il va, de la même manière que nous rejoignons dans un temps déployé au futur un ami arrivé le premier au terme d'un voyage vers une destination commune. Ce qui précède, c'est ce qui était là avant nous, et dans le même temps ce vers quoi nous allons : un visage de l'éternité en quelque sorte, embrassant toutes les déclinaisons temporelles en les suturant au sein de la figure du sujet. Seule cette figure permet de refermer l'aporie précédemment exposée du monde comme déploiement cognitif au sein de notre conscience, ce vers quoi nous allons, opposé au monde comme précession fondamentale, ce de quoi nous émergeons.
Nous venons de voir que la pierre angulaire qui seule garantit la stabilité de la voûte ontologique du réel formée par la triade pronominale est l'Origine, par nature absentée et donc représentée en première instance par la troisième personne dotée d'une majuscule, Il.
Or, dans une magistrale démonstration, opérée au fil de son œuvre, notamment dans l'ouvrage précédemment cité, Les mystères de la trinité5, ainsi que dans un second intitulé On achève bien les hommes, De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu6, Dany Robert Dufour montre comment, à partir de Saint Thomas d'Aquin, élève d'Albert le Grand et dépositaire d'un héritage aristotélicien fraîchement reçu des mains des philosophes arabes et juifs d'Al Andalus dont les plus éminents sont Avicenne, Averroès, et le grand Maïmonide, rabbin de Cordoue, le cheminement de la pensée occidentale aura opéré sa transition d'un univers structuré trinitairement vers la binarité du dualisme, nouveau cadre qui autorisera le surgissement de la pensée scientifique moderne, et ce, au détriment de la pensée trinitaire elle-même. Je cite:"[…] Thomas, en tentant de soumettre les mystères à l'ordre du Deux, n'a pas fait que dégager l'horizon pour le promettre à l'avancement prochain de la science; il a aussi apporté une contribution décisive au refoulement du mode de pensée qui, sous des formes multiples, a tenté d'inscrire la vérité dans l'ordre du Trois." 7
Or une telle révolution conceptuelle a un coût, dont le poids va se faire sentir toujours plus à mesure que s'effondrera, certes avec une inertie considérable, la structure architectonique qui seule permettait au sujet de se soutenir en tant que tel dans sa complétude, à l'image du fameux nœud borroméen - déjà utilisé par Lacan pour élaborer une théorie topologique de la psyché, et dont on ne reprend pas ici les catégories de l'imaginaire, du réel et du symbolique, mais la seule structure - qui ne tient que de la constante intrication de ses trois boucles: que l'on en sectionne une, et c'est toute la structure qui se défait.
Le délitement de cette structure va nécessiter huit siècles et plusieurs étapes pour atteindre son terme, qui se présente maintenant à nos yeux. Le problème posé par la réduction trinitaire à la binarité va se manifester essentiellement dans la question relative à la légitimation et à l'origine de l'autorité, une fois disparue la troisième personne pronominale majuscule. Dany Robert Dufour analyse en détail cette question, notamment dans son ouvrage cité On achève bien les hommes, et la désigne comme construction de "la fiction centrale"8. Il y montre par le truchement de l'étude de plusieurs moments historiques illustrés par des tableaux de maîtres la scénarisation de l'appropriation par de simples mortels de la figure originaire absentée autorisant toute légitimation, endossée antérieurement par Dieu. On y voit notamment la figure emblématique de Louis XIV représenté dans la majesté de son costume de sacre par Hyacinthe Rigaud, dans une mise en scène destinée à palier l'absence de la transcendance instituante. Dès lors, le sujet prétendant à l'autorité n'est plus supporté par une précession légitimante, et finit par ne se prévaloir que de lui-même: "L'État, c'est moi", disait Louis le Grand. Henry IV avait parfaitement pressenti ce problème un demi siècle plus tôt, qui, après avoir corrigé d'importance le dauphin, futur Louis XIII, à coups de verges pour avoir écrasé du talon la tête d'un moineau blessé, ainsi que pour avoir organisé un simulacre d'exécution d'un gentilhomme qui avait le malheur de ne pas lui plaire, répondait aux remontrances de sa femme Marie de Médicis à ce sujet: "Madame, le Dauphin a encore la chance de m'avoir au dessus de lui pour sanctionner son atteinte au droit et à la justice. Quand je ne serai plus là, qui s'en chargera ?" Cette absence de garde-fou et de surplomb symbolique livre le détenteur du pouvoir à l'arbitraire d'une autorité qui prétend ne se prévaloir que d'elle-même.
La destructivité latente qui rôde au sein des sociétés humaines avait été efficacement détournée vers le tiers absent, représenté au plus haut de son intensité par la figure sacrificielle du Crucifié, qui l'avait focalisée sur sa seule personne. Une fois ce dispositif symbolique désactivé, on peut légitimement craindre le pire, qui n'a pas manqué d'advenir dans les siècles suivants. Nous avons vu plus haut le placement ordinal problématique des trois figures pronominales: une fois que la troisième personne disparaît, la question qui vient à l'esprit est : à qui le tour ? La Révolution française nous donnera un commencement de réponse en ouvrant l'ère des massacres de masse, dont la mise en place de systèmes de mise à mort préindustrialisés – avec les moyens du bord de l'époque, si l'on peut dire – par le biais de bateaux à fonds amovibles expédiant à Nantes au milieu de la Loire hommes, femmes et enfants par milliers, inaugurera une litanie croissante d'horreurs qui culminera dans les chambres à gaz de Treblinka. Ainsi, si la liquidation de la figure trinitaire a pu mener à l'avènement d'un dualisme apparemment porteur de tant de promesses, tenues au-delà de toute espérance dans l'appropriation technoscientifique puis industrielle du monde, la destructivité qu'il emmenait avec lui, pour avoir pris son temps sur une durée d'environ cinq siècles a fini par se déchaîner sur la figure du semblable, de l'autre – écrit cette fois avec une minuscule. Et l'opération symbolique qui permet cela, comme D.R. Dufour le montre dans Les mystères de la trinité, consiste à effectuer une réduction de l'autre pour le faire passer de son état de sujet, de semblable, donc, au rang d'objet, ce qui signe également une destruction à une puissance supérieure des restes de la troisième personne, qui du déjà défunt Il majuscule chutera jusqu'à l'abjection de l'objectalité du il barré. Tous les criminologues ont repéré ce trait : le criminel doit désubjectiver et donc réduire symboliquement sa victime au rang d'un objet pour pouvoir perpétrer un meurtre.
Nous l'avons vu, il a fallu un demi millénaire pour que disparaisse toute trace du Grand Absent : cette opération parvenue à son terme, à peine plus d'un siècle et demi ont suffi pour qu'un coup fatal soit porté à la figure de l'altérité contenue dans la deuxième personne pronominale, laissant le sujet dans sa solitude irrémédiable au lendemain du second conflit mondial. L'humanité est fondamentalement expressive, c'est là même un de ses traits les plus marquants : on repère ce mouvement d'extinction pronominale dans la pratique de la danse populaire au cours des siècles. De la ronde d'ancien régime autour d'un centre laissé au vide de l'absence, qui y a donc sa place en propre, le XIXème siècle a promu la valse qui se danse à deux – valse dont Maurice Ravel, par exemple, aura parfaitement senti à quel point elle était lourde de menaces9. Et au sortir de la dernière guerre mondiale, on danse… seul.
Dans le mouvement ainsi décrit des extinctions pronominales, une fois que Je réside en sa solitude, est-il possible d'aller plus loin, et, dans l'affirmative, de quelle façon ?
La réponse est sous nos yeux : s'il ne reste que la première personne à livrer en pâture au processus sans sujet qui étend sa destruction au cœur de l'humanité, c'est en son sein qu'il faudra porter le fer. Car le sujet est un sujet sexué : lorsqu'un être humain dit Je, c'est soit un Je féminin qui s'exprime, soit un Je masculin. Et c'est le référent désigné par cette distinction-là qui fait que l'altérité d'un tiers possible peut advenir en la personne d'un nouveau-né. En voulant nier et détruire cette distinction, c'est la possibilité même de la vie qui est attaquée.
Or, quel est le point commun aux différentes composantes - possiblement émiettées jusqu'aux limites de l'imagination de ses sectateurs - du mouvement LGBTQ+ ? Le fait qu'aucune de leurs combinaisons ne puisse être porteuse en elle-même de fécondité et de vie. Le seul point signifiant de ce phénomène est celui-là, et celui-là seul : en toute chose il faut considérer la fin. On voit ici que ce qui inspire le militantisme d'un semblable mouvement n'est rien d'autre qu'une haine fondamentale de la vie, soit en dernier ressort un nihilisme qui ne dit pas son nom. Je reprécise ici, comme je l'ai fait dans l'avertissement placé en tête de cet article, que je ne prétends parler que de faits de structure et non de l'histoire personnelle des uns et des autres, plus ou moins complexe et douloureuse, comme toute destinée humaine, sur laquelle je n'ai pas le premier mot à dire, que cela soit très clair.
Nous sommes en mesure, à présent, d'avoir une vue cavalière sur le grand processus sans sujet qui a travaillé l'occident au cours du millénaire qui vient de s'achever: ce qui se passe présentement n'a rien de fortuit et déroule des enchaînements d'une logique sans faille. Nous voyons également qu'il s'agit là de la fin d'un cycle, sur les ruines duquel une nouvelle ère ne manquera pas d'advenir. A n'en pas douter, le paradigme qui soutiendra son avènement est en travail actuellement, même s'il semble encore difficile voire impossible de distinguer ses traits.
Quoi qu'il en soit, le croisement des deux propositions principales que je viens d'exposer, dont la mineure s'étend sur moins d'un siècle et la majeure sur presque un millénaire laisse entrevoir l'intrication organique extrêmement complexe des phénomènes historiques et la manière dont le sens se construit dialectiquement en un faisceau convergent d'échelles temporelles distinctes et conjuguées : il suffit de superposer l'un sur l'autre les deux procès en question comme on superposerait deux calques et de détailler les relations de leurs tensions respectives pour obtenir une image saisissante des dynamiques organiques apparemment indépendantes et cependant inextricablement et téléologiquement congruentes qui en forment la trame. Il en résulte un tressage où le sens dont l'histoire est porteuse laisse entrevoir un bien troublant visage, où la dialectique hégélienne s'éclaire d'une lumière singulière. Rien de très rassurant, assurément, car si la manifestation du sens sort magnifiée de ces conjugaisons complexes, ce qu'elle désigne et donne à voir dans ce procès, dont l'analyse est à présent à portée de main, brille d'un bien sombre éclat: celui des processus sans sujet, toujours orientés vers la défaite, la négation et l'humiliation10. Regarder cela sans détourner les yeux, c'est déjà éclairer le chemin vers l'avènement de lendemains possibles, dont les contours restent encore indéchiffrables.
Ceci établi, il nous reste une part importante de chemin à parcourir dans l'étude des mécanismes internes au langage mis en jeu au sein des postulats LGBT. Jean-Claude Milner affirmait dans son Introduction à une science du langage11, que "le terme linguistique n'a pas de nom propre" Le philosophe italien Giorgio Agamben, commente ainsi cette assertion: "Par ce théorème dont on ne saurait assez souligner l'importance, Milner introduit dans la théorie des noms le principe de l'impossibilité du métalangage. C'est un fait sans précédent dans l'histoire de la linguistique. Or c'est précisément par le biais de l'anonymie et de l'insubstantialité de l'être linguistique que la philosophie a pu penser quelque chose comme une existence pure, c'est-à-dire une singularité sans propriétés réelles."12 En d'autres termes, "la linguistique ayant le nom pour axiome ne peut pas l'avoir pour objet".13 Ce qui signifie qu'il y a au sein du langage une faille ontologique béante entre ce que j'appelle l'attelage signifiant-signifié, qui réside dans les instances représentatives du langage, d'une part, et le référent qu'il vise, dont le siège est dans la substantialité ontique du monde-en-soi, d'autre part. L'existence pure et la singularité sans propriétés réelles dont parle Agamben correspond à ce que j'ai appelé ailleurs14 l'involution pseudo-référentielle du signifié, qui signe une dégradation pathologique des fonctions de désignation du langage, correspondant à une prétention acquise par le signifié à se substituer de manière fantasmatique au référent. Il s'agit littéralement d'un phénomène d'éviction référentielle. Ce dévoiement pathologique de la triangulation fondamentale interne au langage se décrit ainsi : ce qui est à l'origine de l'attelage signifiant-signifié, c'est l'étreinte ou le saisissement ontologique produit au sein de la conscience par le référent, qui est chronologiquement et ontologiquement premier. Ce qui assure donc une valeur de pertinence au signifiant, c'est sa concordance initiale avec le référent qu'il désigne, le siège de cette concordance s'établissant dans le signifié même.
Le fantasme introduit par l'idéologie de genre, qui a pu s'établir à partir de la possible confusion ordinale liée aux modalités ontologiques complexes de la psychogenèse du sujet que j'ai analysée plus haut consiste à vouloir imposer un référent de substitution par le tour de passe-passe d'un dévoiement référentiel : dans le cadre d'une dysphorie de genre affectant un homme, c'est-à-dire un être humain né doté d'un sexe masculin caractérisé par la présence entre ses deux jambes d'un pénis et de deux testicules, le fantasme trans viserait à réaffecter les assignations référentielles, dans un tour de bonneteau, qui comme tous les tours de bonneteau n'est in fine qu'une escroquerie. Car, en prétendant désigner un homme comme étant une femme, on ne change rien à la substantialité du monde réel qui se caractérise quant à lui par sa précession factuelle imprescriptible : une femme est un être humain doté d'un sexe féminin caractérisé par la présence entre ses deux jambes d'une vulve ouvrant sur un vagin puis un utérus destiné à la gestation d'un fœtus. Un être humain doté d'un sexe masculin est un être humain doté d'un sexe masculin et n'est pas un être humain doté d'un sexe féminin.
L'escroquerie trans consiste à se prévaloir de l'autorité d'un langage valide - ce qui est dans notre exemple désigné par le mot "femme" - pour saper dans le même mouvement la validité d'un arrimage référentiel symétrique - où le mot homme prétendrait désigner ce qu'est de fait une femme. On le voit : le discours LGBTQ+ ne porte dans un premier temps aucunement atteinte au réel mais au langage même. Le réel reste le réel : un être humain né doté d'un sexe masculin sera un homme de toute éternité, en raison de l'imprescriptibilité du réel défini par son état de précession fondamentale structurel, quand bien même on se livrerait à toutes les mutilations possibles et imaginables autorisées par une médecine biologisée dévoyée. Un homme mutilé et défiguré hormonalement restera un homme, certes mutilé et travesti en parodie de femme, en dépit de l'exacerbation du rapport infantile au réel qui exigerait que celui-ci se plia à tout principe de plaisir.
L'attentat au langage qui en résulte relève du principe des matriochka : toute tentative d'invention d'un langage quel qu'il soit ou de réassignation référentielle des concepts transforme le langage en code, qui renvoie implicitement mais systématiquement à un langage authentique initial sous-jacent. Dans ce code ou cette novlangue - puisqu'il s'agit de cela - il faudra se livrer à un travail de traduction où "femme" voudra ici dire "homme mutilé qui prétend régir de manière prescriptive son conditionnement biologique initial imprescriptible", c'est-à-dire "homme qui prétend faire du réel une représentation dont le référent siègerait en sa conscience" - dont on a vu que pour sa part la représentation ne peut appartenir irrémédiablement qu'à l'ordre du "re-présent", de la médiation représentative, qui présuppose une irréductible extériorité référentielle en situation de précession. Suivant cette logique hystérologique (i.e. caractérisée par une inversion de causalité), le monde serait sommé ainsi de n’être plus que la représentation dévoyée de sa propre représentation.
Quel cheminement conceptuel a bien pu autoriser pareil dévoiement ? C'est ici la science qui doit être mise en procès, dans sa prétention à ne décrire le réel qu'au travers de sa réduction à des formalismes mathématisés, dont le seul critère de véracité serait un critère d'efficacité - en passant par pertes et profits le degré de destructivité sur ce même réel irrémédiablement arrimé, comme l'expérience nous le montre à présent, à ce critère d'efficacité. Ce cheminement de la pensée scientifique nous a conduit à confondre les notions d'efficacité et de vérité, en prenant progressivement l'une pour l'autre - "Ça marche, donc c'est vrai". La formalisation mathématisée du réel a fini par remplacer ce même réel dans sa substantialité ontologique fondamentale, et par se prendre pour lui. L'état pathologique de l'attelage signifiant-signifié, où le signifié subit une involution pseudo-référentielle, c'est cela : prendre une fiction représentative, quel que puisse être son état d'efficacité performative, pour le réel lui-même.
Pour conclure, je laisse une dernière fois la parole à D.R. Dufour :
Les petits sujets ont tout à gagner de cette désignation du grand Sujet. Car en présentifiant l'Autre, c'est aussi leur présence qu'ils jouent. Si l'espace symbolique n'inscrivait pas l'absence, cette absence se représenterait comme problème réel dans le champ de l'interlocution auquel est voué l'homme. Et si l'absence se présentait ainsi, elle apparaîtrait sous le mode de l'irruption, elle surgirait alors dans le seul champ de présence de l'homme, dans le champ interlocutoire, pour le détruire. Sans ce lieu tiers, les hommes en reviendraient au rapport je-tu qui, réduit à lui-même, deviendrait le lieu d'une base rivalitaire propre au déploiement de relations d'amour-haine et à la dévastation.15
Cette faculté de jouer, ce droit fondamental et imprescriptible au jeu, ne donne pas à quiconque le droit que le paraître qu'il s'est donné soit reconnu comme un être."16
sauf à imposer comme on le voit aujourd’hui par la violence à autrui un usage falsifié du langage qui pervertit tout rapport pertinent au réel et à soi-même.
Il en résulte que
La Cité postmoderne est devenue la Cité où celui qui ment est cru et où celui qui ne ment pas est poursuivi.17
Comment prétendre vivre ainsi ? La vie ne recherche pas son terme mais son déploiement. Venant de la vie, nous sommes à la vie et nous ne pouvons que fraternellement convier nos semblables impactés par une telle schize subjectale - dont la caractéristique cardinale réside dans le fait qu'elle vient se loger au creux de l'articulation de l'esprit et du corps, avec le soutien et l'appui de médecins dévoyés qui donnent la caution de leur autorité et de celle de la science dont ils se réclament à ce phénomène –, véritable crise de l'incarnation qui est le signe d'un trouble profond, à tenter à nos côtés et en notre compagnie de réinventer un chemin pour une vie acceptable, qui ne soit une insulte ni au corps, ni à la raison, et pas davantage à la réalité. Comme le faisait remarquer Miguel de Unamuno à un des sicaires de Franco qui le prenait à partie: la proposition "¡Viva la muerte!" qu'il venait de vociférer publiquement est une proposition qui ne tient pas.18
Notes
1 Jean-François Braunstein, La religion woke, Grasset, 2022.
2 Dany Robert Dufour Les mystères de la trinité, collection Bibliothèque des sciences humaines, NRF, Ed. Gallimard, octobre 1990.
3 Ibid. pages 262 et suivantes
4 J'emprunte cette graphie à D.R.Dufour qui dit que nous vivons dans un temps spécifique, le re-présent, graphie qui signale qu'au cœur de toute représentation gît une abscence fondamentale et première.
5 Opus cit.
6 Dany Robert Dufour, On achève bien les hommes, De quelques conséquences actuelles et futures de la mort de Dieu, Ed. Denoël, 2005.
7 Dany Robert Dufour, Les mystères de la trinité, page 232.
8 Opus cit. p. 136.
9 Maurice Ravel, La Valse, Poème chorégraphique pour orchestre, 1921, qui évoque une vision passant de l'insouciance d'un bal de la haute bourgeoisie impériale viennoise à l'apocalypse d'un véritable chaos, illustrant la destruction que l'Europe venait de connaître durant le premier conflit mondial.
10 J'ai analysé dans une série de cinq articles regroupés sous le titre Au sujet du prince des ténèbres, et publiés sous cette forme en 2022 dans Meer Magazine les ressorts qui sont à l'œuvre dans l'émergence de ces processus sans sujet.
11 Jean-Claude Milner, Introduction à une science du langage, éditions du seuil 1990, page 332.
12 Giorgio Agamben, La puissance de la pensée, philosophie et linguistique, page 80.
13 Jean-Claude Milner, op. cit.
14 Pierre Farago, Une proposition pour l'autisme, esquisse d'une nouvelle anthropologie, schéma V, 2017, inédit.
15 Dany Robert Dufour, On achève bien les hommes, Ed. Denoël page 129.
16 Dany Robert Dufour, L'individu qui vient... après le libéralisme, Edition Denoël, page 215.
17 Ibid, Page 216.
18 Je remercie mon ami Nicolas Zannin pour sa relecture avisée de cet article et les remarques qu'il a bien voulu me faire.