Parler du développement n’est plus évident. Depuis qu’il a été remplacé dans les années 1990 par une « réduction de la pauvreté » il est devenu un signifiant plutôt vide. Les grandes organisations internationales sont sans doute les seules à ne pas admettre l’échec du grand projet d’après-guerre des pays riches.
Cependant, cela ne veut pas dire qu’on l’a oublié. Le Conseil des Droits de l’Homme de l’Organisation des Nations Unies (ONU) vient de lancer un projet pour une convention contraignante sur son « droit au développement », déclaration de 1986 dans laquelle le développement est défini comme étant « un processus global économique, social, culturel et politique qui vise à améliorer sans cesse le bien-être de la population et de tous les individus ». En fait, cette déclaration a servi de charnière entre la conceptualisation du développement « économique » national des années 1960 et la mondialisation dans laquelle l’économie en tant que telle a disparu. Le recours aux droits humains a permis de masquer le passage de l’économie du développement à une « mono-économie » – un seul modèle - décrite par Hirschman.
La Déclaration sur le droit au développement répète l’obligation des Etats à promouvoir le respect des droits humains, elle se prononce contre le colonialisme et en faveur de l’auto-détermination des peuples et déclare que « l’être humain est le sujet central du développement ». Il incombe aux Etats de « créer [ses] conditions favorables ». Il s’agit d’un droit inaliénable de l’homme. Le projet de Convention répète et confirme ces différents points.
L’exercice est surprenant, dans la mesure où les échecs du développement passé ont été constatés, confirmés et amplement analysés, dans la mesure aussi où les critiques des politiques de réduction de la pauvreté ont souligné leur biais néolibéral et où, au sein des mouvements sociaux progressistes son rejet fait quasi consensus.
Que cherche alors l’ONU ? Est-elle ignorante du mouvement de rejet, largement inspiré par la crise écologique et les demandes des peuples originaires ? Veut-elle passer au-delà ? Veut-elle prouver que ses points de départ, il y a de cela maintenant plus d’un demi-siècle étaient les bons ? Que malgré les doutes et les échecs, l’ONU et son Conseil des droits de l’homme veulent continuer à insister sur les opportunités des pays pauvres de « se développer » ?
Si cette dernière hypothèse est la bonne, on ne peut que s’en réjouir car une re-lecture des vieux documents, résolutions et déclarations de l’Assemblée générale de l’ONU est toujours source de surprises agréables.
Il est vrai que le « développement » n’a jamais fait consensus. Dès le début, c-à-d. dès les années 1950 et 1960, quand les théories du développement émergeaient essentiellement au sein de l’ONU, des critiques pertinentes sur sa validité furent énoncées. La dénonciation des pratiques de développement dans les pays nouvellement indépendants d’Afrique ou dans Cuba révolutionnaire fut pertinente. Il suffit de se référer aux écrits de René Dumont pour s’en convaincre.
Au sein de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL), faisant suite au « structuralisme » de Raul Prebisch, étaient développées les théories de la dépendance, réfutant le progressisme et la linéarité de Rostow. Le sous-développement, selon Gunder Frank, était plutôt une conséquence des efforts de développement, c.-à-d. de l’intégration des pays de la périphérie dans le système commercial mondial. Et si le développement était, selon les premières « décennies du développement » de l’ONU, un projet de modernisation économique au niveau national, l’OIT se faisait fort de défendre le développement social. Après l’encyclique Populorum Progressio du pape Paul VI, de plus en plus d’attention fut consacrée aux populations, destinataires véritables du développement.
Ensuite, avec l’émergence du postmodernisme après 1968, des auteurs comme Ivan Illich, Serge Latouche, Arturo Escobar, Gustavo Esteva, Wolfgang Sachs et bien d’autres s’attaquaient au projet lui-même, démontrant ses effets pervers. Dans des analyses où la théorie et les pratiques du développement étaient confondues, le développement fut présenté comme un mythe, le rêve de l’homme blanc, une occidentalisation, un concept du passé …
Le rejet du « développement » prit une allure plus sérieuse encore avec la crise écologique. Il est vrai que malgré les beaux discours, un accent exagéré sinon exclusif fut mis sur la croissance. Après la conférence de Rio sur le développement et l’environnement de 1992, et plus encore après Rio+20 en 2012, c’est la modernité en tant que tel qui est rejetée, surtout en Amérique latine, étant jugé responsable du colonialisme et du racisme, de l’extractivisme et du déni permanent des intérêts des peuples originaires. En fait, dans bien des cas, aujourd’hui, la critique du développement est devenu un anti-développement et une anti-modernité.
Les critiques ne manquent pas de pertinence. Il est vrai que les pratiques de la soi-disant « coopération » ont toujours été dominées par les pays anciennement colonisateurs et n’ont pas mis fin aux relations de dépendance. Il est vrai aussi que les intérêts économiques des pays du Nord ont toujours été au premier plan et qu’aucune demande des pays dits « en voie de développement » n’a été satisfaite. Ne parlons pas de la promesse des 0,7 % d’aide au développement … Enfin, qui osera nier que la diversité culturelle n’a jamais été prise en compte ? Les savoirs ancestraux ont tout simplement été ignorés, au niveau agricole tout aussi bien qu’au niveau culturel. Il est donc tout à fait normal que des demandes de prises en compte des « épistémologies du Sud », telles que formulées par Boaventura de Sousa Santos, soient mises en avant.
Cependant, un bémol sérieux est à sa place. Il est une chose de rejeter un « développement alternatif » pour préférer une « alternative au développement », depuis le début des remises en question, ces alternatives font défaut. Tandis que les problèmes sociaux sérieux – faim, pauvreté, misère – sont une réalité et que le développement économique, sous quelle que forme que ce soit – agriculture, industrialisation ou micro-entreprises – reste absent, aucune proposition réaliste et alternative aux projets de l’ONU n’a été faite pour améliorer le niveau de vie des populations africaines, asiatiques ou latino-américaines. Au contraire, le capitalisme financier continue de faire son chemin, les accords de libre-échange se multiplient et la dette s’accumule. Surtout, l’émancipation tant souhaitée et nécessaire, manque à l’appel. S’il est vrai qu’en Asie l’industrialisation s’est accélérée, ses retombées au niveau social se font toujours attendre.
Comment sortir alors de l’ornière ?
Le « développement » est-il vraiment un « concept du passé » comme le dit Wolfgang Sachs ? Si l’état de la planète et la misère de près de la moitié de sa population peuvent être attribués à « l’échec du développement », s’agit-il des erreurs d’une théorie ou celles d’une pratique ? Si l’exploitation et l’oppression peuvent être condamnées, sont-elles une conséquence logique et inévitable de cette même théorie ? Ou sont-elles la conséquence d’un déni des principes qui la fondent ou d’une interprétation perverse ?
Autant certains principes qui fondent la modernité peuvent avoir besoin d’un examen critique à la lumière des connaissances sur leurs défaillances, autant ils peuvent garder toute leur validité. En effet, il ne suffit pas de prôner un développement « par le bas » et de constater la non-soutenabilité du modèle occidental suivi d’un souhait de « retour au passé », pour arriver à un monde plus juste. Les objectifs de progrès et d’émancipation gardent non seulement toute leur valeur, ils sont par ailleurs le noyau des demandes répétées par les peuples. Ils sont aussi plus nécessaires que jamais.
C’est pourquoi il peut être utile de réexaminer les vieux discours, de regarder les idées de fond proclamées par l’ONU dans les années d’émergence des théories du développement, notamment au niveau économique et au niveau social.
En 1974 l’Assemblée générale de l’ONU adopta une Déclaration sur un « Nouvel ordre économique international », suivi par une Charte des droits et devoirs des Etats. La tâche de l’ONU, dit la Déclaration, est de favoriser le progrès économique et social de tous les peuples. Pour cela, il est nécessaire d’éliminer les derniers vestiges de la domination étrangère et coloniale, l’occupation étrangère et la discrimination raciale, qui sont des obstacles à l’émancipation.
L’ordre économique international actuel, continue le texte, est en contradiction directe avec l’évolution des relations politiques et économiques du monde contemporain qui démontre la réalité de l’interdépendance. Chaque pays doit avoir le droit d’adopter le système économique et social qu’il juge être le mieux adapté à son propre développement. Ainsi, il doit être possible de réglementer et de superviser les activités des sociétés multinationales et d’introduire des règles pour le réinvestissement des profits.
De même, dit la Charte, les relations économiques doivent être basées sur l’avantage mutuel et équitable. Il est du devoir des Etats de ne pas chercher à s’assurer l’hégémonie et des sphères d’influence et de promouvoir la justice sociale internationale.
Au niveau social, la Déclaration de 1969 sur le progrès social et le développement, se dit « convaincue que l’homme ne peut satisfaire pleinement ses aspirations que dans un ordre social juste » et qu’il convient dès lors d’assurer la paix et la solidarité internationales. Il est urgent de réduire les inégalités dans le contexte d’une stratégie de développement intégré.
C’est pourquoi la Déclaration favorise la distribution équitable des richesses, le droit au travail et de former des syndicats pour des négociations collectives, l’élimination de toute forme d’exploitation économique étrangère, améliorer la participation des populations, des programmes de protection sociale et de services sociaux, y compris pour les travailleurs migrants.
L’ONU se mit également au travail pour développer un concept intégré de l’économique et du social, projet malheureusement échoué. Mais les textes préparatifs (E/CN.5/477 de 1972) sont illustratifs de la volonté d’éliminer les cloisonnements, de réduire les inégalités, de promouvoir les transformations d’en bas. On défendait des « styles de développement », reliant la structure d’une société nationale à la structure de son économie afin d’orienter les stratégies. Il fallait lutter contre la domination politique et économique délibérée avec des influences culturelles. Le développement était vu comme un choix collectif et sociétal, reflétant les valeurs et les préférences des forces sociales. Il ne s’agit pas d’une formule magique pour un changement uniforme. Plus important que les conditions internes est le cadre international approprié.
On croit rêver ! Ce langage est devenu totalement impensable au début du 21ème siècle. Bien entendu, aucun document ne se prononce sur les idéologies, mais aujourd’hui, on ne parle plus des relations de pouvoir au niveau international, de l’importance de planifier et de contrôler l’économie et les sociétés multinationales ou du contrôle des investissements.
Regardant la situation actuelle dans les pays d’Afrique, d’Amérique latine et même d’Asie, on ne peut que constater que la géopolitique exerce une influence énorme, tout comme chaque progrès matériel a besoin d’une modernisation économique et sociale, a besoin d’un Etat pour planifier et contrôler et pour faire respecter les droits humains. Au niveau international, les Etats ont besoin d’un système de solidarité, au-delà de l’aide, et d’un partage des opportunités de création de richesses en fonction des besoins de l’ensemble de la planète.
Toutefois, le « développement » ne peut pas être « exporté » ou imposé par le haut. Il ne peut être qu’une rencontre de savoirs et de pratiques, le résultat d’un long processus d’acceptation et de rejet. Il doit venir d’en bas, fondé sur un projet collectif et sur une appropriation des objectifs à réaliser. Le développement tel que nous l’avons connu, était une « transplantation sans terre », comme le disait Uslar Pietri. En conclure que ces idées étaient erronées est un pas de trop, sauf si l’on accepte d’enfermer une grande partie de la population mondiale dans un état de soumission et de misère. Les peuples du tiers-monde ont été privés de la possibilité de s’approprier le développement et la modernité, de leur donner un sens qui aurait inévitablement été différent du sens occidental, mais qui aurait permis de faire des choix et de prendre effectivement en main leur destin. L’enjeu va bien au-delà d’un « respect pour la diversité culturelle » mais engage toutes les parties concernées à se rencontrer, à envisager la validité des discours respectifs et à accepter le dialogue.
Aux antipodes de l’occidentalisation uniformisante et de la destruction de l’environnement naturel, le développement peut être pensé comme un projet politique, comme un approfondissement démocratique au niveau mondial, comme une pratique de la contradiction et du partage. En tant que projet politique, le développement est l’affaire de tous et le « droit au développement » peut prendre un sens. Si l’ONU réussit à développer son projet de convention dans une telle ouverture, l’exercice peut devenir extrêmement intéressant. Car nul n’a besoin d’un retour nostalgique au passé quand l’émancipation n’était que rarement à l’ordre du jour.