La Première guerre mondiale provoqua la mort d’environ 10 millions de soldats. Le second conflit mondial 18 millions. Les boucheries de 1914-1918 et 1939-1945 laissèrent ainsi des pays dévastés et des sociétés traumatisées. La mécanisation des combats, les atrocités commises, eurent des effets durables – que les gouvernements impliqués cherchèrent à gérer ensuite chacun à leur manière par des sites mémoriels.
Sur le sujet, les Anglais ouvrirent en quelque sorte les hostilités – initiant dès 1915 pendant même les batailles une commission d’enregistrement des tombes. Celle-ci se mua en 1917 en Imperial War Graves Commission. Les premiers architectes consultés cette année furent Edwin Lutyens (1869-1944) et Herbert Baker (1862-1946). Ces bâtisseurs avaient déjà coopéré ensemble – non sans heurts – à l’érection des ensembles de New Delhi, signifiant avec pompe et circonstances le pouvoir colonial britannique en Inde. Reginald Blomfield (1856-1942) les rejoignit en 1918. Ce trio chercha à tâtons une dignité funéraire dans un conflit devenu barbare par son acharnement meurtrier.
Bien que très affectés par les macabres explorations du front, leur conception divergente de l’architecture resta en vérité toujours un casus belli entre eux. Si Lutyens et Baker tombèrent d’accord sur la nécessité d’un thème général guidant la conception des cimetières, et sur les variations d’échelle, ils divergèrent d’emblée sur la symbolique. Baker plaida pour une croix suggérant les croisades (sous-entendu : l’ennemi germanique moderne équivaut à l’adversaire musulman dans la lutte des croisés pour les lieux sacrés chrétiens), tandis que Lutyens insista pour rechercher une forme spécifique qui ne dépende pas du seul héritage christique. Ce débat poursuivait à fleurons mouchetés leur querelle sur la perspective encadrant leurs édifices respectifs à New Delhi… La Commission trancha en faveur de la Croix du Sacrifice déterminée par Blomfield, avec sa silhouette verticale et son épée de bronze. Plusieurs modules furent étudiés, selon l’échelle des cimetières. Or Lutyens préféra dessiner une Pierre du Souvenir, formant une sorte d’autel œcuménique, dépassant les signes religieux distinctifs – qui puisse rassembler la mémoire de tous les soldats derrière un symbole universel. La simplicité abstraite de ce dispositif atteint une puissance d’évocation remarquable, qui fait de cette œuvre le digne équivalent XX° siècle de la religiosité traditionnelle. Face à ces fortes propositions, Baker ne parvint pas à apporter de réponse aussitôt identifiable ou adaptable aux divers sites – préférant souvent des cimetières sous forme de cloîtres. Ses références italiennes ou médiévales paraissent plus pâles, même si elles aussi savent inspirer le recueillement.
Conseiller littéraire de la Commission, Rudyard Kipling (1865-1936) – auteur du Livre de la jungle et dont le fils venait de mourir pendant les combats – sélectionna une citation de l’Ecclésiastique, à graver sur chaque pierre du souvenir : "Their name liveth for evermore". Kipling détermina également l’inscription pour les tombes sans nom : « Known unto God ». En outre, le traitement paysager des cimetières reçut une attention spéciale. Ces architectes ayant tous bâti de grandes demeures rurales, ils connaissaient l’intérêt d’un parc mettant en valeur l’architecture. Lutyens avait notamment coopéré avec la paysagiste Gertrude Jekyll (1843-1932) pour lier harmonieusement les effets naturels et minéraux.
Le plus difficile fut sans doute de définir une catharsis à la mesure du conflit, en s’appuyant néanmoins sur les référents des architectures commémoratives anciennes. Dans cette logique, Blomfield, signa en Belgique la Menin Gate à Ypres en 1927 – insérant dans les remparts de la cité un efficace condensé entre porte fortifiée à l’ancienne et site commémoratif. L’architecte recycla les entrées de ville sous forme d’arc de triomphe à la romaine – canevas fréquent depuis la Renaissance – tout en collant plutôt bien cette glorification à la plus mélancolique terrasse haute avec sa colonnade donnant sur les pelouses. Toutefois, dans cette appropriation du passé, Lutyens parvint à une refonte formelle bien plus imaginative. Si lui aussi envisagea initialement un cadre urbain, à Arras, pour son arc commémoratif, il dut réévaluer ses choix. Car les échanges avec les instances françaises – représentées par le Grand Prix de Rome 1890 Emmanuel Pontrémoli (1865-1956), autre fin connaisseur de l’antiquité – aboutirent à un nouvel emplacement, Lutyens plaçant in fine en 1928 son Arche à Thiepval. En somme, visible de très loin dans les champs de la Somme. Cet environnement rural démultiplie le caractère original du monument et son ingénieuse superposition pyramidale de plusieurs arcs. Masse épique, simplicité géométrique, réinvention inspirée des sources antiques : œuvre brillante, d’une sévère majesté.
Outre de nombreux autres enclos funèbres d’échelle variée, Lutyens réalisa encore en 1935 l’Australian National Memorial à Villers-Bretonneux. Ici deux solennels pavillons d’entrée semblent les gardiens de cette cité des morts, surveillés par une tour-vigie sur le rude paysage… Le goût de Lutyens pour la métamorphose des formes traditionnelles le conduisit parfois à de bizarres commémorations funéraires, comme au cimetière d’Etaples – où la plateforme entourant la Pierre du Souvenir se dote de deux curieux petits arcs de triomphe surmontés de cénotaphes, encadrés de drapeaux figurés dans la pierre ! Ce dérivé de son cénotaphe londonien atteint presque le surréalisme mémoriel.
Tels des généraux rivaux en quête de gloire mais conscients de servir la même cause, ce trio d’architectes sut déposer les armes – et coordonner avec efficacité un front commun célébrant au mieux la mémoire des combattants morts pour le Commonwealth. Ils s’entourèrent d’autres bâtisseurs, qui soit adaptèrent à chaque site les principes posés par les architectes principaux ou affinèrent des solutions personnelles. Parmi eux : Robert Lorimer (1864-1929), Charles Holden (1875-1960), John Reginald Truelove (1886-1942), William Cowlishaw (1869–1957), Wilfrid Clement von Berg (1894-1978). Les plus jeunes avaient combattu sur le front – avant d’ériger la dernière demeure de leurs frères d’armes. Certains développèrent dans ces projets funéraires leurs précédentes approches Art and Crafts ; d’autres – dont Holden – y expérimentèrent des rénovations formelles plus Art Déco. Quoique sous tutelle anglaise, le Canada préféra organiser en 1920 un concours pour créer son principal mémorial à Vimy. L’envoi du sculpteur Walter Allward (1876-1955) fut retenu, pour les qualités évocatrices de ses pylônes symbolisant la France et le Canada. La monumentalité funèbre des piles surplombant la crète jadis si disputée par les belligérants reste bien appropriée au deuil des nombreuses victimes. Au-delà de l’architecture, entre standardisation et variations, les travaux de l’Imperial War Graves Commission donnèrent un cadre commémoratif efficace.
Les USA imitèrent les Anglais, créant leur American Battle Monuments Commission en 1923. Des procédures moins directives permirent des réponses plus variées – aux mains de bâtisseurs expérimentés tels Ralph Adams Cram (1863-1942), Paul Cret (1876-1945), Egerton Swartwout (1870-1943), Louis Ayres (1874-1947), John Russell Pope (1874-1937). Hormis Cret, citoyen français directement formé selon les méthodes Beaux-Arts, tous apprirent le métier soit dans des universités américaines, soit auprès de la grande agence new-yorkaise de McKim, Mead & White. Seul Pope compléta sa formation aux Beaux-Arts à Paris, après son cursus à Columbia. Leur connaissance des programmes publics en faisait des architectes de confiance – et outre ses nombreuses églises néo-gothiques, Cram avait déjà œuvré pour l’armée américaine. En effet, il avait cosigné en 1902 avec son associé Bertram Goodhue (1869-1924) l’Académie militaire de West Point.
Dès 1921, l’architecte réalisa le cimetière américain situé près de Fère-en-Tardenois, utilisant un style néo-roman simplifié. Au terme de l’allée principale, une exèdre d’arcades ouvertes donne une relative dignité monumentale au tout, avec un autel en plein air, inspiré des églises médiévales. En 1923, Cram reprit un style similaire pour le cimetière de Bois Belleau. Là, la pente de la colline apporte un caractère plus dramatique – souligné par la tour néo-romane de la chapelle. Cram restait fidèle à des formules stylistiques éprouvées, modernisant seulement quelques détails. Au tournant des décennies 1920 et 1930, Louis Ayres – associé de la prolifique agence York & Sawyer ; Edward York (1863-1928) & Philip Sawyer (1868-1949), qui coopérèrent au Federal Triangle de Washington – employa lui aussi un genre néo-roman schématisé pour le cimetière américain de la Meuse à Romagne-sous-Montfaucon. Cependant, ses dispositifs spatiaux furent plus imaginatifs, utilisant le fond de la vallée pour l’unique voie d’accès – magnifiée par une allée gazonnée et une fontaine dans l’axe central. Les pentes de la colline sont elles aussi utilisées à bon escient ; d’un côté un bois avec au centre un logis de service ; de l’autre l’allée arborée montant à la chapelle. Celle-ci emploie un genre néo-roman certes proche des formules de Cram, mais qu’Ayres veilla à dessiner selon un style quelque peu modernisé.
En 1929, Cret poussa encore cette recherche spatiale et formelle dans le Mémorial de Château-Thierry. Ayant combattu sur le front et même obtenu la Croix de Guerre, il connaissait les dures réalités de la guerre. Aussi chercha-t-il à transcender la mémoire du conflit par un monument au hiératisme marqué, préférant des volumes massifs et abstraits. Cette solution épique domine le plateau, s’imposant dans le paysage. Ici il déploya une esthétique stripped classicism, proche de la Bibliothèque Folger Shakespeare qu’il construisait alors à Washington – approche syncrétique qu’il contribua à propager aux USA. Cette démarche ayant été aussi celle de nombre d’architectes au service des totalitarismes, le travail de Cret subit ensuite un certain ostracisme du fait de ces malheureux échos formels ! Toutefois, les mémoriaux américains hésitèrent toujours entre acceptation très partielle de la modernité et permanence de solutions bien académiques. Ainsi Swartwout posa en 1927 une impressionnante tholos sur la butte de Montsec – majestueux cercle de colonnes transformant subitement ce coin isolé de France en inattendue acropole grecque… Enfin, John Russell Pope érigea en 1935 à Montfaucon-d'Argonne une énorme colonne dorique, qui à son tour semble échappée de l’antiquité…
La Seconde guerre mondiale ne bouscula guère ces habitudes mémorielles puisque les Américains maintinrent leurs préférences esthétiques. Juste au-dessus d’Omaha Beach, site essentiel du débarquement de 1944 en Normandie, fut créé en 1956 le mémorial de Colleville-sur-Mer. Réalisé par John Frederick Harbeson (1888-1986), ancien associé de Paul Cret, ce vaste cimetière conserve des dispositifs classiques, et un langage Art Déco pour une exèdre et une chapelle circulaire. Toujours en Normandie, le cimetière américain à Saint-James, conçu en même temps par William Aldrich (1880-1966) comporte une chapelle néo-romane inspirée des églises locales. Méthode identique à celle employée par Cram à Bois-Belleau pour célébrer les défunts du précédent conflit… Malgré l’émotion qui imprègne les lieux, ces œuvres maintinrent des approches définies près de trente ans plus tôt – les faisant irrémédiablement passer pour des anachronismes culturels. Absence de réinvention commémorative ? Manque de renouvellement créatif ? L’entrée dans les mémoires de ces cimetières se fit hors de leur valeur artistique, d’abord pour des raisons patriotiques.
Les vaincus eurent un réflexe similaire à celui du Royaume Uni. Car l’Allemagne créa en 1919 l’association Volksbund Deutscher Kriegsgräberfürsorge, avec l’architecte Heinrich Straumer (1876-1937) pour membre fondateur. Surtout auteur de villas, il sut trouver en 1926 dans l’architecte-paysagiste Robert Tischler (1885-1959) celui qui dirigerait la création des cimetières allemands jusqu’à sa mort, définissant l’essentiel de leur esthétique. Là où les Alliés préférèrent des nécropoles à la rigoureuse géométrie orthogonale, les Allemands se distinguèrent par une approche paysagère plus souple. Dans la Meuse, ses travaux à Brieulles ou Nantillois entre autres, ses plantations semblent quasiment des forêts à l’état naturel, tandis que des murets aux pierres brutes ou rugueuses soulignent la gravité sépulcrale. Ceci créa de fins et mélancoliques lieux de recueillement.
Or, cette humble introspection funèbre finit par se heurter après 1933 au discours belliciste et revanchard du nazisme. Un temps, l’instrumentalisation de l’association par les nazis ne changea guère la donne. Mais le déclenchement de la Seconde guerre mondiale et les victoires initiales des troupes d’Hitler appelèrent d’autres réponses, au triomphalisme dominateur. Aussi le dictateur chargea en 1941 Wilhelm Kreis (1873-1955) de concevoir de colossaux totenburgen dans les territoires occupés. Ce en Norvège, Pologne, Ukraine, Grèce. Architecte respecté, Kreis s’était distingué avant la Première guerre mondiale par ses primitivistes tours Bismarck, avant de faire évoluer son style durant la décennie 1920 – intégrant parfois un relatif expressionnisme. Or, les dignitaires hitlériens alternèrent entre sa mise à l’écart – suite à ses liens avec les patrons juifs sous la République de Weimar ? – et la volonté de le faire servir leurs sombres desseins. Ce bâtisseur constituait donc une prise de choix pour le régime. Ses projets de nécropoles nazies poursuivirent ses travaux antérieurs – vu que Kreis reprit le style de sa période wilhelminienne, inspiré de sources antiques comme le Mausolée de Medracen en Algérie, paléochrétiennes comme le Mausolée de Théodoric à Ravenne, ou médiévales telles le Castel del Monte à Andria. Entre cônes pyramidaux, dômes minéraux et structures fortifiées, ces inspirations auraient permis de solennelles célébrations. Ces références antiques ou germaniques ajoutaient au contenu patriotique ou racial exigé par le III° Reich. Seule l’échelle surdimensionnée changea essentiellement – preuve du délire mégalomane nazi. L’effondrement du régime hitlérien condamna les visions oppressantes de Kreis à rester des sortilèges de papier.
De fait, la défaite allemande remit au premier plan Tischler, qui réalisa d’autres cimetières dans la lignée de ses travaux de l’entre-deux guerres. En 1959, son dernier site mémoriel, à Orglandes en Normandie, se signale par un clocher assez régionaliste. Ici une maçonnerie rugueuse donne du relief à des formes géométriques très sobres. Le décès de ce maître d’œuvre poussa la RFA à lui trouver des remplaçants. Ainsi Paul Schmitthenner (1884-1972) construisit le cimetière de Bourdon en 1960. Cas délicat, puisque cet architecte avait été un nazi fervent, antisémite prononcé – ce qui lui valut de perdre son poste universitaire à la chute de la dictature. L’appel à ce créateur au passé sulfureux interroge, et suscita quelques grincements de dents. Ce d’autant que Schmitthenner aussi reprit des formules datées, selon une logique assez proche de Kreis et de ses nietzschéennes visions… Malgré les plus modestes volumes de Bourdon, d’autres réponses s’imposaient. Cela fut rendu possible grâce à Johannes Krahn (1908-1974) – dont l’expérience en architecture religieuse modernisée, héritée de son maître Dominikus Böhm (1880-1955), restait mieux en phase avec les nouvelles nécessités commémoratives et politiques. Près du Mont-Saint-Michel, Krahn conçut donc la nécropole de Mont-de-Huisnes en 1963 : vaste cercle mémoriel d’une digne abstraction. Ses autres cimetières en Bretagne, Pornichet et Ploudaniel-Lesneven développèrent cette veine durant la décennie 1960. Entre continuation du sens paysager de Tischler, et modernisation des éléments architecturaux, Krahn trouva un appréciable équilibre mémoriel. Le tout offrant des sépultures décentes aux soldats, tout en abandonnant les relents belliqueux grâce au retour d’une sobre symbolique chrétienne.
Le choix des Anglais, des Américains, et des Allemands, de ne pas rapatrier les corps suscita de fortes oppositions politiques et sociales – qui ne suffirent néanmoins pas à remettre en cause le principe des grands mémoriaux-cimetières. Nombre de combats essentiels des deux guerres mondiales ayant eu lieu sur son sol, il fut plus simple pour la France de mettre en œuvre le retour des dépouilles auprès des familles. Cependant, ceci contribua à la création d’un rituel social d’esprit républicain. Ainsi les soldats sacrifiés se voient désormais célébrés chaque année le 11 novembre et le 8 mai devant les plus ou moins élaborés monuments aux morts élevés par les communes.
Outre ces simples commémorations, la France érigea certes quelques vastes mémoriaux-cimetières – souvent sur initiative des dignitaires catholiques. Celui de l’ossuaire de Douaumont commémore la bataille ô combien significative de Verdun. Un concours fut lancé en 1923, remporté par l’équipe rassemblant Léon Azéma (1888-1978), Max Edrei (1889-1972) et Jacques Hardy (1889-1974). Grand Prix de Rome 1921, Azéma eut une belle carrière officielle, et ce trio coopéra plusieurs fois en Egypte. Pour ce chthonien mémorial, l’équipe trouva un efficace équilibre entre rappels des églises romanes, abstraction formelle, et même évocation des casemates fortifiées d’un conflit enterré sous les tranchées… Ici le travail architectural marie bien sanctuaire catholique et souvenir militaire.
De même, la nécropole Notre-Dame de Lorette fut signée en 1925 par Louis-Marie Cordonnier (1854-1940). Ce catholique fervent (ensuite auteur de la basilique Sainte-Thérèse de Lisieux) avait su allier inscription locale (par ses hôtels de ville néo-flamands), nationale (via son rôle dans la reconstruction après 1918), et internationale – notamment grâce au Palais de la Paix à La Haye. Un campanile évoque les lanternes médiévales des morts, avec une relative acceptation des plus modernes formes Art Déco, tandis qu’une chapelle néo-romane adapte l’éclectisme du siècle précédent. Le mémorial de Dormans, célébrant la bataille de la Marne, achevé en 1931 par Georges Closson (1865-1945) dépend plus encore de souvenirs de la religiosité gothique.
Cependant, la France chercha aussi des expériences mémorielles sortant des sentiers battus. En témoigne l’étonnant Monument de la Marne à Mondement, commencé en 1929. Celui-ci est l’œuvre conjointe de l’architecte Paul Bigot (1870-1942), Grand Prix de Rome 1900, et du sculpteur Henri Bouchard (1875-1960), Grand Prix de Rome 1901. Ce duo coopéra à plusieurs commémorations du conflit, auquel le second participa dans les sections de camouflage. Pour Mondement, ils utilisèrent une structure métallique, y accrochant une peau de béton mêlée d’agrégats roses de Moselle – département annexé par l’Allemagne en 1871, et récupéré par la France en 1918. Même le matériau a une raison patriotique ! Sur ce titanesque bloc artificiel, une Victoire stylisée survole l’orage pour clamer le triomphe français… Mondement semble une borne colossale, faisant allusion à la bataille des champs Catalauniques – qui avait opposé les dernières armées romaines aux invasions Huns… Registre tacitement plus historique, voire idéologique, suggérant l’éternelle résistance latine aux envahisseurs barbares !
Or, les architectes des commémorations françaises frappent par leurs statuts inégaux. Grands Prix de Rome, Azéma et Bigot incarnaient chacun à leur manière l’enseignement académique. Capturé pendant la guerre, Azéma resta toujours sensible à la mémoire du conflit. L’imaginaire plus fantasque de Bigot le mit souvent en porte-à-faux par rapport aux commandes étatiques. Provincial cumulant honneurs et commandes, Cordonnier rassurait à la fois les milieux ecclésiastiques et républicains. En comparaison, Closson fait figure de vieux briscard blanchi par les épreuves d’une carrière à l’ombre de plus prestigieux confrères. L’héritage chrétien marqua la plupart de leurs œuvres, comme si via une nouvelle alliance entre le sabre et le goupillon le pays pansait les cicatrices de la guerre en se réconciliant avec la religion.
L’Italie eut un réflexe semblable à la France, érigeant soit des monuments municipaux, soit de vastes ensembles commémoratifs. L’arc de triomphe de Gênes, conçu en 1924 par Marcello Piacentini (1881-1960) reste une actualisation fasciste de ses prédécesseurs antiques romains. Quant au Monument aux morts de Milan, œuvre en 1926 de Giovanni Muzio (1893-1982), comme Kreis en Allemagne il revient à des sources paléochrétiennes – instaurant une mélancolique voire anachronique monumentalité. Or, les deux plus imaginatifs sites de mémoire italiens furent signés par un architecte bien moins reconnu : Giovanni Greppi (1884-1960). Celui-ci bâtit en 1932 le Sacrario militare del monte Grappa, et en 1935 le Sacrario Militare di Redipuglia. Deux dantesques aménagements des pentes montagneuses, reconfigurées en titanesques escaliers célébrant les défunts combattants italiens. Ici les montagnes deviennent par nature les autels des morts…
Et l’URSS ? Ses diverses volte-face de stratégies mémorielles méritent à elles seules une histoire à part.