Certaines glorieuses victoires s’accompagnent aussi d’un coût humain effroyable. Chaque triomphe peut servir un récit officiel… Mais parfois la commémoration des héros peut tenir de l’épée à double tranchant, comme s’en aperçut la Russie. Ce d’autant que l’alliance initiale avec le III° Reich pesa sur son impréparation militaire, lorsqu’Hitler attaqua finalement l’URSS en 1941. Les cinglantes défaites de cet été faillirent bien avoir une issue fatale. Seule la cruciale bataille de Stalingrad à l’hiver 1942 permit au pouvoir communiste de renverser la situation en sa faveur. Staline et ses successeurs en eurent bien conscience, et changèrent à plusieurs reprises leur politique mémorielle.
Pendant la guerre même, deux stratégies coexistèrent : la mise en place de petits cimetières avec croix soviétisées ou tertres funéraires (dérivés du Mausolée de Lénine…) et la préparation de titanesques mémoriaux. Entre autres, les architectes Nikolaï Gaïgarov (1909-1996), Lidia Komarova (1902-2002) et Leonid Pavlov (1909-1990) contribuèrent dès 1942 à cette première hypothèse, adaptant les coutumes funéraires russes à l’idéologie communiste. Or ces modestes tombes individuelles ne suffirent pas aux yeux du pouvoir, qui entendait déjà mobiliser les architectes pour célébrer de manière pompeuse les lourds sacrifices de l’Armée rouge.
Aussi, aussitôt après la victoire de Stalingrad en janvier 1943 des bâtisseurs très différents envisagèrent des mémoriaux d’une échelle carrément surhumaine. Andreï Burov (1900-1957) dessina une étrange pyramide funéraire pour Stalingrad – entre citations de l’Egypte ancienne et de l’Amérique précolombienne ! – dont la structure creuse en béton aurait sanctuarisé des ruines de la bataille. Vladimir Krinski (1890-1971) imagina un Panthéon des Partisans sous la forme d’un abstrait cône minéral, semblant plus dérivé de l’antiquité sumérienne… Ivan Sobolev (1903-1971) voulut poser sur la rive de la Volga un long mémorial, a priori inspiré par le Palais impérial romain de Dioclétien à Split… Ces anciens novateurs constructivistes s’adaptèrent là à l’historicisme stalinien, proposant des solutions imaginatives pour la propagande patriotique. Démarche similaire chez les plus traditionnels Georgi Goltz (1893-1946) et Grigori Zakharov (1910-1982), le premier dessinant pour Stalingrad un monumental pylône inspiré du temple égyptien d’Amon à Louxor, le second pensant à un dantesque tumulus funéraire avec des accès sous forme d’arcs de triomphe à la romaine… Non réalisées, ces visions colossales testèrent au moins différentes réponses mémorielles.
Dans l’absolu, la prise de Berlin représentait le dur accomplissement des combats. Un peu plus de 80 000 soldats soviétiques périrent dans cette dernière bataille cruciale. L’éloquente photographie du drapeau rouge sur le Reichstag, captée par Evgueni Khaldeï (1917-1997), symbolisa immédiatement ce triomphe chèrement payé. Mais Staline entendait marquer au plus vite son emprise sur la capitale allemande. Un symbole en dur fut donc entrepris dès mai 1945 : mené en toute hâte par une équipe comprenant l’architecte Mikhaïl Gorvitz (1919-1991) et le sculpteur Lev Kerbel (1917-2003), le mémorial du Tiergarten fut opportunément inauguré le 7 novembre 1945. Ceci lia l’anniversaire de la Révolution à la victoire contre l’autre grand totalitarisme. Certaines pierres de son double portique incurvé furent même prises sur la proche nouvelle chancellerie, qu’Albert Speer (1905-1981) avait conçu pour Hitler… Autre manière éclatante de signifier la revanche soviétique !
Ensuite, deux monumentales nécropoles soviétiques furent chargées en 1946 de célébrer les héros défunts, tout en servant la propagande à grande échelle. Celle de Berlin Treptow résulte de la coopération entre l’architecte Iakov Bielopolski (1916-1993) et le sculpteur Evgueni Voucheticht (1908-1974). Ce duo soigna la progression symbolique dans l’espace : un arc de triomphe souligne l’entrée, puis une allée d’arbres crée une atmosphère de recueillement, avant d’arriver à une statue reprenant les codes chrétiens de la Mater Dolorosa. Ces dispositifs annonçaient en fait le cimetière lui-même, encadré par deux piles de granite rouge levés en faisceaux, figurant de manière abstraite les triomphants drapeaux soviétiques. Ici le suprématisme des années 1920 servait désormais la gloire du régime stalinien... Ce décor expressif encadre la nécropole, vaste esplanade gazonnée scandée de stèles commémoratives (telles les étapes du calvaire christique…), conduisant à un tumulus couronné d’une colossale statue de soldat soviétique avec une anachronique épée médiévale et portant une petite fille… Cette effigie adapta le souvenir des chevaliers protecteurs selon les critères réalistes socialistes. Mensonge idéologique, effaçant les viols et meurtres commis par les soldats à leur entrée dans Berlin ! Exactions gênantes, alors que Staline intriguait pour créer la République Démocratique d’Allemagne… Outre les références chrétiennes, Treptow assimile d’autres héritages : les hippodromes antiques, le jardin régulier à la française, les cimetières britanniques de la première guerre mondiale… Les auteurs méditèrent visiblement le sens aigu des Anglais pour la fusion entre constructions et plantations – sans avouer cette dépendance à un modèle capitaliste ! Dans ce syncrétisme délibéré, l’URSS mit efficacement au service de sa propagande les précédentes célébrations funéraires et militaires.
En 1949 la nécropole de Pankow – œuvre notamment signée par le peu connu architecte Konstantin Soloviev (dates inconnues) et le sculpteur Ivan Perchudchev (1915-1987) – a une conception proche. Les bas-reliefs du porche s’inspirent ouvertement de La Marseillaise de François Rude (1784-1855), sur l’arc de triomphe parisien ! Le souvenir des victoires napoléoniennes servait désormais la victoire stalinienne… Ici aussi la symétrie d’ensemble, les arbres taillés en carrés à la française font planer sur les tombes des soldats russes l’ombre des jardins de Versailles. Curieux assemblage mémoriel !
Cette atmosphère de recueillement entre mélancolie et gloire fut encore plus sensible dans le cimetière mémorial de Piskarevskoïe à Leningrad. Là, en 1956 Evgueni Levinson (1894-1968) mit en veilleuse le triomphalisme, donnant au site une plus grande gravité. Geste approprié, pour honorer la mémoire de presque un million de victimes de l’impitoyable blocus de Leningrad. Si la symétrie du lieu reste encore héritée des jardins à la française, les émouvants carrés des fosses communes ont une sobriété paysagère plus spontanée – dans le respect des forêts russes.
Autre discours à Stalingrad. Bien que la ville ait été débaptisée au début des années 1960 suite à la déstalinisation, la bataille qui fut le véritable tournant du second conflit mondial devait absolument être célébrée à la hauteur du symbole. Le tandem formé par Bielopolski et Voucheticht poursuivit donc sa commune œuvre commémorative au Mamaev Kourgan à Stalingrad, érigé entre 1959 et 1967. Ils reprirent le principe de la progression symbolique dans l’espace : un axe de symétrie conduit des escaliers d’accès jusqu’à la statue colossale de la Mère Patrie. Un plan d’eau rectangulaire – encore un souvenir des jardins à la française – une rotonde mémorielle – au dôme avec oculus ouvert, comme au Panthéon romain – un bassin circulaire avec statue de soldat – transposition patriotiques des groupes à l’antique de Versailles ! – le tout articulé via des marches ou rampes, l’ensemble affine un parcours scandant les grandes heures de la bataille.
Cela conduit au point d’orgue du mémorial : la butte dominée par la statue féminine brandissant une épée, appelant au combat ultime contre l’envahisseur. Le lieu convoque à point nommé le souvenir des kourganes d’Asie centrale, instillant une continuité artificielle entre les tombeaux néolithiques et les héros de l’Armée rouge. Quant à la figure de la Mère Patrie, elle s’inspire ouvertement de la Victoire de Samothrace… Sa dimension colossale (85 mètres de haut) et son matériau (le béton) lui donnent une présence surmultipliée, martiale. Cet emprunt antique renvoie probablement aux colonies grecques d’Asie mineure, dont à la fin du XVIII° siècle Catherine II avait ranimé le souvenir lors de la prise de la Crimée. Bref, cette œuvre amalgamait les références culturelles et politiques, dans une optimale synthèse commémorative. Ses auteurs remplirent bien leur mission : célébrer les sacrifices de Stalingrad avec un éclat épique, où chaque citation historique glorifiait le combat libérateur soviétique.
Cependant, ce sont les innombrables petits mémoriaux de guerre parsemant l’URSS qui disent le mieux les glissements mémoriels du régime. D’abord, peu après la victoire, furent souvent érigés dans les villages des enclos mémoriels simplement dotés de modestes statues en ciment, représentant soit une mère éplorée soit des soldats ou des partisans. Ceci suffit dans un premier temps à assurer le souvenir des défunts. Ensuite, une relative occultation se produisit. La reconstruction concentrait les efforts – le régime hésitant également sur l’organisation de la mémoire du conflit. En effet, le gênant pacte germano-soviétique, les cuisants revers militaires au début de l’invasion, puis la lente montée en puissance des contre-offensives soviétiques : comment construire un récit patriotique cohérent et plutôt convaincant pour transcender la mémoire d’un conflit d’où la direction stalinienne avait peiné à émerger vainqueur ? Staline puis Khrouchtchev considérèrent donc a priori que les grands mémoriaux suffiraient à célébrer la victoire de l’URSS, reléguant en arrière-plan les pourtant épuisantes souffrances endurées par la population et les lourdes pertes parmi les combattants.
La décennie 1970 changea la donne. La difficulté croissante à réaliser les promesses idéologiques et économiques du communisme obligea peu à peu l’entourage de Brejnev à solliciter une autre fibre politique. Aussi la célébration de la geste révolutionnaire de 1917 aux côtés de la riposte patriotique de 1943 connut une nouvelle vague d’instrumentalisation, avec une pompe accrue. Cette logique conduisit nombre de communes à se doter de mémoriaux supplémentaires. Leur volume modeste n’est en rien comparable avec leur importance civique. Sous la supervision de Boris Roubanenko (1910-1985), Togliatti utilisa le majestueux paysage des rives de la Volga pour dresser une sobre pile accolée à une terrasse avec un roc, tandis que des peupliers complètent ce minimaliste cadre commémoratif. Ou en Biélorussie, Iouri Gradov (1934-) les multiplia. Celui qu’il réalisa à Orcha est constitué de deux simples masses rectangulaires superposées, couvertes de granite noir et parés d’une étoile rouge. Sur l’emplacement du village de Hatyn – incendié et à la population massacrée par les nazis – il créa un sobre paysage commémoratif, parsemé de piles ou stèles géométriques. Encore des souvenirs du suprématisme abstrait de la première décade soviétique.
Pour les plus grands sites ou cités héroïsés, ce second tir mémoriel donna lieu à des réalisations d’une monumentalité ostentatoire. L’offensive débuta en 1971 avec les aménagements de la forteresse biélorusse de Brest-Litovsk – théâtre d’une défense sacrificielle en 1941. Les architectes – dont Vladimir Korol (1912-1980) et Georgi Sisoev (1919-2010) – conservèrent les ruines criblées d’éclats d’obus et posèrent sur l’une des portes du fort un solide massif de béton, avec une ouverture ciselée en forme d’étoile. Puis, au cœur de l’enceinte, auprès des vestiges d’équipements es casernes ils installèrent un dispositif liant un effilé obélisque d’acier avec un trapu bloc de béton. Le sculpteur Aleksandr Kibalnikov (1912-1987) le somma d’un martial visage de soldat soviétique d’échelle titanesque, visiblement déterminé à arrêter l’envahisseur au prix de sa vie. En plus des récits de propagande, la transformation en mythe patriotique des défenseurs de Brest obtint ainsi sa concrétisation monumentale in situ.
Puis Leningrad compléta ses précédents mémoriels, dotant en 1974 un de ses accès d’un nouvel ensemble monumental, conçu par Sergueï Speranski (1914-1983) avec le sculpteur Mikhaïl Anikouchine (1917-1997). Avec ses groupes statuaires des défenseurs héroïques, le hiératique obélisque, l’anneau de la cour enterrée, cet efficace mémorial équilibre avec soin exaltation idéologique et déploration liturgique. Dans leur mémorial du front arrière à Magnitogorsk, Bielopolski et son nouveau partenaire, le sculpteur Lev Golonitski (1929-1994), optèrent en 1979 pour une approche tout aussi monumentale. Le parti formel en reste plus ambigu, avec deux gigantesques statues brandissant une épée, censément forgée dans les aciéries de la ville. Ici l’esplanade disproportionnée laisse un certain malaise, celui d’un espace surhumain écrasant ses spectateurs sous le poids de fières rhétoriques. Enfin, initié au début des années 1980, le mémorial de la Grande guerre patriotique à Moscou devait être l’apothéose de la politique mémorielle brejnévienne… Commencé par Anatoli Polyanski (1928-1993) – créateur du pavillon soviétique à l’exposition de Bruxelles 1958 – l’ensemble fut terminé après l’effondrement de l’URSS par Evgueni Rozanov (1925-2006) – architecte très en faveur sous Brejnev, notamment auteur du Musée Lénine à Tachkent en 1970. Adaptant le mémorial au nouveau régime, Rozanov ajouta une chapelle et remplaça les symboles soviétiques par une statue de Saint-Georges combattant le dragon… Le site commémorait toujours l’héroïsme russe, mais le patriarcat orthodoxe le capta au service d’une reconquista religieuse !
De fait, en URSS et dans le Bloc de l’Est, la mémoire de la guerre resta toujours sujette à polémiques et captive d’agendas politiques différents. Si Moscou contrôla avec soin la mise en place de lieux commémorant ses combattants, la Pologne et la Roumanie donnèrent lieu à deux cruciales exceptions.
Le cimetière soviétique de Varsovie fut ainsi conçu en 1949 par l’architecte polonais Bohdan Lachert (1900-1987). Sans doute Staline ménagea-t-il ainsi ce fier pays, où il installait à pas feutrés un régime communiste vassalisé. Moderne par conviction, Lachert utilisa des dispositifs proches de ceux de Berlin Pankow, cherchant néanmoins à conserver à l’obélisque et à l’allée processionnelle une relative abstraction formelle. Situation différente à Bucarest – dont la monarchie avait été l’alliée d’Hitler. Là, la stalinisation fut plus brutale dès la prise du pouvoir par les communistes en 1945. Or, Horia Maicu (1905-1975) – un des créateurs de la modernité roumaine, qui échappa aux déportations des juifs durant la guerre – fit en 1958 de son monument censément dédier aux héros du peuple tombés pour la liberté et le socialisme une synthèse entre abstraction géométrique et emphase stalinienne. Démarche déjà expérimentée par lui en 1952 à la Casa Scînteii, dont il avait beaucoup remodelé le projet sous la pression du modèle des gratte-ciels moscovites staliniens. Or, le mausolée du parc Carol, avec ses arches pentagonales de granite rouge, posées sur un socle circulaire de granite noir, font écho à la fois au Mausolée de Lénine et aux précédentes recherches novatrices du pays. Paradoxale réalisation, qui accepte d’une main l’influence du grand frère soviétique tout en affirmant de l’autre sa personnalité nationale !
Modestes ou majestueux, ces sites signalent combien l’usage des mémoires se transforme selon les dirigeants et leurs stratégies respectives. Chacun de ces lieux mémoriels exprime à sa manière le sens que prit le souvenir de la guerre dans la culture soviétique. Nombre de ces architectes et sculpteurs ayant participé au conflit, ils savaient la réalité des combats sur le front. En plus de servir le pouvoir, les monuments conçus par eux disent aussi leur deuil des camarades défunts. La complexe captation mémorielle entreprise par le communisme révèle au passage la construction d’un imaginaire toujours largement partagé par la société russe. Sous la sévère splendeur des commémorations, l’héritage de la Grande guerre patriotique reste sacré.