L’un des plus célèbres châteaux médiévaux français est en vérité largement une reconstruction du XIX° siècle… En effet, l’histoire a failli faire disparaître plusieurs fois Pierrefonds.
Construit vers 1400 sur l’ordre du prince Louis d’Orléans, frère du roi, le château devait servir initialement à contrôler les échanges entre les Flandres et la Bourgogne. Or, à cause des luttes d’influence de la guerre de Cent-ans, son commanditaire fut assassiné alors que le bâtiment n’était pas encore achevé. Pendant les combats entre partisans de l’Angleterre et défenseurs de la couronne française, Pierrefonds fut incendié. Ensuite, durant les guerres de religion, les murs imposants servirent encore d’abri à quelques mercenaires opposés à l’accession au pouvoir du protestant Henri IV. Le fils de ce dernier, Louis XIII eut encore à combattre des nobles réfugiés à Pierrefonds, et narguant l’autorité royale. Aussi, pour empêcher l’utilisation du site par de nouveaux ennemis de la couronne, le roi ordonna en 1617 le démantèlement du château. Les tours et les remparts furent donc en partie arasés.
Cette démolition laissa cependant une ruine encore très majestueuse. Ces vestiges attirèrent Napoléon, qui acheta le château en 1813. L’empereur ajouta ainsi le vieux château gothique au domaine de chasse de la forêt de Compiègne, ville abritant aussi un château (rebâti sous Louis XVI, peu avant la Révolution) très apprécié par lui. Puis le mouvement romantique s’empara du décor évocateur de Pierrefonds. Alexandre Dumas en fait une courte description dans Vingt ans après, la suite des aventures de d’Artagnan. Car Porthos, l’un des héroïques mousquetaires, est selon lui seigneur de Pierrefonds ! Les peintres aussi prennent plaisir à représenter les puissantes et mélancoliques tours. Eugène Isabey et Camille Corot représentent plusieurs fois le spectacle imposant de Pierrefonds dominant toujours le paysage rural.
L’arrivée au pouvoir de Napoléon III au milieu du XIX° siècle apporta cependant un bouleversement inattendu. Féru d’archéologie, le nouvel empereur a parmi ses proches l’architecte Eugène-Emmanuel Viollet-Duc (1814-1879), alors déjà en charge des restaurations de la cathédrale Notre-Dame de Paris et de la cité médiévale de Carcassonne. Resté propriété de la famille Bonaparte, Pierrefonds constitue pour l’empereur un intéressant objet d’études. En 1857 il demande à Viollet-Le-Duc de fouiller les ruines, et de reconstruire le donjon. L’idée est alors de faire seulement du lieu une étape habitable pendant les chasses impériales dans la forêt.
Or, ce premier chantier suscite vite chez l’empereur le désir d’une reconstitution plus ambitieuse. En 1862 il décide donc la reconstruction totale du château – sur ses fonds personnels. Viollet-Le-Duc a désormais carte blanche pour rétablir l’ensemble des remparts, et aménager à l’intérieur de l’enceinte un palais impérial. Par conséquent, l’extérieur est essentiellement une reconstitution archéologique fidèle à ce qu’était le château initial. Par contre, les espaces internes – jamais achevés – sont le pur produit de l’imagination de l’architecte, qui a notamment dessiné nombre de créatures fantasmagoriques pour orner la cour. De même, les décors intérieurs témoignent de son inventivité formelle, avec son sens de la polychromie et des motifs floraux. Pierrefonds constitue la parfaite rencontre entre l’érudit connaissant à fond les ornements peints de l’âge gothique avec le créateur qui souhaite donner une nouvelle vie à des formes médiévales, qu’il croit pouvoir servir de socle à l’invention d’un style moderne.
Pendant qu’il agit sur Pierrefonds, il écrit son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XI° au XVI° siècle. Cet énorme ouvrage, d’une grande érudition, servira longtemps aux spécialistes du Moyen-âge et aux architectes. Viollet-Le-Duc y définit par exemple les principes de la restauration :
Restaurer un édifice, ce n'est pas l'entretenir, le réparer ou le refaire, c'est le rétablir dans un état complet qui peut n'avoir jamais existé à un moment donné (…).
Définition souvent mal comprise, et très contestée ! Dans son esprit, la restauration n’est pas seulement une opération de maintien architectural. C’est aussi une recherche historique, qui doit apporter des pistes d’explication, et permettre la transmission future du monument restauré. Plus tard, les historiens adversaires de Viollet-Le-Duc lui reprocheront surtout de s’être écarté de sa prudence théorique initiale, et d’avoir été trop interventionniste dans ses restaurations… Ses détracteurs l’accusèrent même de n’avoir fait que du pastiche. Or, l’inventive décoration de Pierrefonds prouve combien cet architecte a jeté les bases formelles qui inspirèrent ensuite l’Art nouveau.
La chute du Second Empire en 1870 ralentit mais n’arrête pas les travaux. Napoléon III n’y aura passé que quelques semaines… De modestes budgets du service des Monuments historiques permirent à Viollet-Le-Duc de poursuivre tant bien que mal son travail sur le château jusqu’à sa mort. Malgré l’inachèvement des intérieurs, le restaurateur a réussi à faire de Pierrefonds un témoignage parfait de l’art des fortifications au Moyen-âge.
Vite ouvert au public, Pierrefonds a aussitôt commencé à émerveiller ses visiteurs. Mais pas seulement ceux le voyant de leurs propres yeux. Car, dès l’apparition du cinéma, Pierrefonds accueillit le tournage à des films muets. Surtout, le chef-d’œuvre de Viollet-Le-Duc attira ensuite des cinéastes très différents.
L’écrivain et poète Jean Cocteau y place en 1948 des scènes de son drame romantique L’aigle à deux têtes. La jeune star Jean Marais y joue un rebelle amoureux de la reine : tous deux meurent tragiquement, leur amour broyé par le pouvoir.
Les films de cape et d’épée – genre alors très apprécié du public – mettent vite à profit le décor très évocateur de Pierrefonds. André Hunebelle, cinéaste spécialisé dans le film d’aventures, y tourne successivement trois films. D’abord, Le bossu, en 1959, d’après le roman de Paul Féval. Jean Marais y joue un courageux chevalier ruiné, changeant d’identité pour mieux venger l’assassinat d’un ami. Puis, Le capitan, en 1960. Cette fois Jean Marais (encore lui !) y interprète un noble défendant avec bravoure Louis XIII contre les ennemis de la couronne. Enfin, dans Le miracle des loups, en 1961, le toujours bondissant Jean Marais incarne un vaillant chevalier amoureux d’une princesse menacée par les ruses des puissants… Bien sûr, à chaque fois les méchants sont battus, et le héros triomphe !
Plus proche du cinéma moderne de la Nouvelle Vague, Jacques Demy réalise Peau d’âne en 1970, fantaisie pop inspirée du conte de Charles Perrault. Désormais Jean Marais a le rôle d’un vieux roi égaré par le deuil, et qui veut épouser sa fille unique (l’éblouissante Catherine Deneuve). Un digne prince saura gagner le cœur de cette princesse, après nombre d’épreuves… Pierrefonds sert de cadre à la scène finale des invités du royaume.
Dans un tout autre registre, Jean-Marie Poiré tourne en 1998 à Pierrefonds quelques scènes de sa comédie à succès Les visiteurs 2. De fait, le château était parfait pour montrer cette histoire d’un chevalier (Jean Reno) et de son serviteur (Christian Clavier) traversant le temps, et confrontés à un monde très différent… Un des personnages ayant ramené des gadgets du XX° siècle, l’Inquisition le prend pour un sorcier, et veut le mettre sur le bûcher dans la cour de Pierrefonds…
Luc Besson utilise aussi Pierrefonds en 1999 pour quelques scènes de Jeanne d’Arc. Cette relecture des combats de l’héroïne nationale contre les envahisseurs anglais donne lieu à un film épique, version française des blockbusters américains. Entre complots retors des Anglais et des Français, le réalisateur veut également interroger la complexité du personnage de Jeanne d’Arc (ardente Milla Jovovich). Pierrefonds ayant été bâti à la fin de la guerre de Cent-ans, le lieu était vraiment approprié pour représenter cette époque au cinéma !
Outre ces films français, Pierrefonds fut l’une des sources d’inspiration de Walt Disney pour son parc d’attraction Disneyland vers 1960. Les esquisses de l’animateur Herbert Ryman citent ainsi le Pierrefonds de Viollet-Le-Duc pour imaginer le château idéal de la Belle au bois dormant…
Par ailleurs, Randall Wallace y tourne plusieurs scènes de L’homme au masque de fer en 1998. Adapté d’Alexandre Dumas, ce film spectaculaire trouve enfin la possibilité d’y montrer les valeureux mousquetaires lutter contre l’injustice du roi et le remplacer par son frère jumeau (Leonardo di Caprio, dans un savoureux double rôle) ! Pour chacun de ces cinéastes, sans avoir à construire de coûteux décors, sentant inévitablement un peu le faux, le château permit d’évoquer avec force le Moyen-âge. Le réalisme du lieu appuie à point nommé le récit cinématographique.
Dans l’imaginaire collectif, Pierrefonds est plus que jamais devenu le château gothique par excellence. L’œuvre réalisée par Viollet-Le-Duc pour Napoléon III a fait rêver des publics très variés. Grâce à la science de son restaurateur et la magie du cinéma, Pierrefonds a acquis ainsi la dimension d’éternel rêve gothique.