Né du manque de terrains dans les centres d’affaires et de la spéculation commerciale, le gratte-ciel passe pour le genre architectural américain par excellence. Ces conditions d’émergence de ce nouveau type justifient la fonction de bureaux des premiers gratte-ciels du dernier tiers du XIX° siècle.
Cependant, la verticalité de ces bâtiments posa aussi de sérieux problèmes esthétiques aux architectes, alors encore habitués à l’horizontalité des monuments d’esprit classique. Pourtant, nombre de bâtisseurs américains s’étant formés à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, le souvenir des cathédrales gothiques françaises les aida à trouver des solutions satisfaisantes. Celles-ci lièrent audace des structures en acier et revêtement des façades d’esprit American Gothic. En 1913 le Woolworth Building à New-York – Cass Gilbert (1859-1934) – et en 1922 le Chicago Tribune à Chicago – Raymond Hood (1881-1934) et John Mead Howells (1868-1959) – portèrent à leur perfection cette synthèse entre citations gothiques et efficacité américaine. Or, ces deux derniers architectes furent aussi parmi ceux qui orientèrent peu après la transformation du gratte-ciel selon les plus modernes formes Art Déco. Entre autres, l’influence du très remarqué projet envoyé par le Finlandais Eliel Saarinen au concours pour le Chicago Tribune les convainquit de la nécessité de cette évolution formelle.
En parallèle, la pression foncière croissante entraîna l’adaptation de cette typologie à l’usage hôtelier. En 1907 le Plaza à New York, et en 1927 le Stevens Hotel à Chicago, montrent tous deux la permanence du luxueux style Beaux-Arts et l’échelle américaine hypertrophiée. Le premier fut dessiné par Henry Hardenbergh (1847-1918), un des initiateurs de l’adaptation du mode de vie dans d’amples immeubles collectifs. Le second fut produit par la firme Holabird & Root – spécifiquement par John Holabird (1886-1945) et John Root (1887–1963), tous deux fils des fondateurs de cette grande agence, qui contribua fortement au développement du gratte-ciel. De fait, dans les mains de bâtisseurs spécialisés, New York et Chicago se disputèrent toujours la prééminence en matière d’immeubles de grande hauteur.
Si la plupart des grandes cités des USA emboîtèrent le pas en se hérissant à leur tour de gratte-ciels, un programme en particulier résista longtemps à l’appel des hauteurs : les sites d’enseignement. Car les universités américaines se construisirent d’abord en cherchant à établir un lien visuel et intellectuel avec leurs équivalents européens. Les sources esthétiques furent donc choisies avec soin, pour créer une généalogie imaginaire entre les prestigieuses universités anglaises d’Oxford ou de Cambridge et leurs héritières de l’autre côté de l’Atlantique. Ainsi le parfum très gothique Oxfordien de l’Université de Princeton est dû en partie à Walter Cope (1860-1902) et John Stewardson (1858-1896). Leur Blair Hall, réalisé à la fin du XIX° siècle, imposa une certaine dépendance envers les manoirs et châteaux anglais médiévaux. Cependant, leur décès prématuré laissa la place à d’autres architectes, dont Ralph Adams Cram (1863-1942) et Charles Klauder (1872-1938). Ces derniers approfondirent la démarche de leurs prédécesseurs, imposant le modèle du Quadrangle de style Collegiate Gothic. Ces réponses architecturales conservaient une relative horizontalité générale, dynamisée par la verticalité de quelques tours néo-gothiques rappelant les églises ou châteaux européens.
L’Université de Yale eut une approche similaire. L’intense activité de James Gamble Rogers (1867-1947) lui permit d’exercer une influence durable sur l’image de cet estimé campus. Malgré l’apparence souvent nostalgique de ses édifices universitaires, Rogers utilisa des méthodes constructives similaires à celles de ses collègues érigeant des gratte-ciels. L’acier soutient par exemple le décor gothique de sa Sterling Library. La simplification des masses de cet édifice trahit aussi une relative intégration de l’Art Déco. De fait, les universités américaines des années 1920-1930 prirent plus en compte les modifications pédagogiques. Les édifices durent par conséquent changer d’échelle.
Bien que fondée comme Yale et Princeton au XVIII° siècle, l’Université de Pittsburgh ne bénéficiait pas du même prestige que ses homologues du Connecticut et du New Jersey. Pittsburgh souffrit peut-être ici de son rôle industriel et ouvrier : la capitale de l’acier apparaissait moins propice à l’acquisition de connaissances que les élitistes sites verdoyants des campus de l’Ivy League. Pour remédier à ce préjugé défavorable, le chancelier de l’Université envisagea en 1921 l’érection d’un grand édifice qui puisse démarquer avec éclat Pittsburgh de ses plus snobs rivales. Son intuition de gratte-ciel universitaire ne fit guère l’unanimité parmi les enseignants de Pittsburgh, attachés aux concepts spatiaux éprouvés. Néanmoins, la persuasion du chancelier et la qualité du projet vinrent à bout des réticences.
Pour ce faire, fut sollicité un expert reconnu de l’architecture universitaire, Charles Klauder – ayant entre autres de précédentes réalisations à Princeton, Yale et Cornell. Malgré une formation strictement américaine auprès de confrères à Philadelphie, cet architecte développa une fine connaissance de l’architecture européenne du passé. Par exemple, son Musée d’Histoire Naturelle à Yale cite le porche de l’église normande Saint-Germain d’Argentan, et la façade de sa Chapelle Mémorial Heinz à Pittsburgh reprend quelques éléments de Notre-Dame d’Alençon. Deux sources gothiques flamboyantes, jusqu’ici peu appréciées par les architectes ou historiens en ce début du XX° siècle. Pittsburgh embauchait donc un habitué du Collegiate Gothic. Cependant, contrairement au très traditionnel Cram, dans certaines de ses œuvres Klauder cherchait plus à échapper aux limites typologiques de la copie d’édifices médiévaux, intégrant avec énergie une recherche de pureté géométrique le rattachant à la modernité Art Déco. Ainsi Klauder délaissa sans regret les premières hypothèses de campus étalé sur le site, pour rassembler toutes les fonctions prévues dans un véritable gratte-ciel. Le terrain disponible étant spacieux, cette verticalité n’était a priori pas indispensable. Mais elle permettait un signal fort, inédit, parlant avec panache à l’imagination collective.
La silhouette du gratte-ciel fut donc étudiée avec minutie avec plusieurs versions successives. Klauder prit en compte les résultats architecturaux du nouveau code d’urbanisme de New York en 1916. Conçu pour remédier à l’assombrissement des rues suite à la densité extrême, ce règlement entraîna la transformation des hauts immeubles en blocs à retraits successifs. Là aussi, cet impératif ne s’imposait pas à Pittsburgh. Mais l’architecte eut conscience que l’allure de son œuvre gagnerait à prendre la forme de cristaux de quartz ou d’améthyste, groupés en fuseau à l’assaut du ciel. Ceci permettait en outre de différencier spatialement les fonctions internes.
L’esthétique choisie pour revêtir la structure en acier emploie une approche similaire à celle d’Howells & Hood à la tour du Chicago Tribune. En somme : simplification extrême des travées verticales encadrant les fenêtres, et soin spécial apporté au couronnement – inspiré à Chicago de la flamboyante Tour de Beurre de la cathédrale normande de Rouen. Cependant, les sources de Klauder furent plutôt anglaises. La solidité des masses à Pittsburgh paie hommage aux cathédrales d’Ely et Durham. Aux pieds du gratte-ciel, l’auditorium du Stephen Foster Memorial semble également une assimilation directe des salles capitulaires aux cathédrales de York et Wells. Comme pour ses précédents gothiques, l’architecte choisit avec soin la pierre de ses façades : le calcaire de l’Indiana. D’une agréable teinte claire, cette pierre conjugue une résistance convenable, une taille facile et une relative légèreté. Ce fut parmi les matériaux américains les plus populaires au tournant des XIX° et XX° siècle, servant par exemple pour Grand Central Station et l’Empire State Building à New York, pour le Pentagone à Washington, ou le Nebraska State Capitol. Simplification des formes gothiques, concentration des ornements sur des points clés, sens de la géométrie abstraite : Klauder veilla à placer son gratte-ciel dans l’actualité Art Déco, remaniant avec virtuosité les clichés du Collegiate Gothic. Il ne rompit cependant pas avec le genre ayant fait sa réputation : avec ses voûtes à croisées d’ogives, le grand hall intérieur du gratte-ciel prend plus que jamais l’apparence d’un sanctuaire médiéval. Ici la tour mérite assurément son surnom de Cathedral of Learning.
En outre, plusieurs salles de cours reçurent un traitement singulier : leur décor s’inspire des diverses cultures mondiales, mettant les étudiants dans une atmosphère évocatrice, continuant visuellement les enseignements des professeurs. Même les murs prenaient ainsi une vertu pédagogique, héritée des anciens campus européens de théologie.
Si le chantier démarra en 1926, les façades du bâtiment ne furent achevées qu’en 1934, tandis que l’inauguration formelle eut lieu seulement en 1937. Les difficultés économiques qui suivirent le krach de 1929 furent pour beaucoup dans la lenteur des travaux. Toutefois le rassemblement des financements tint in fine de l’exploit, dans un pays économiquement ravagé. Le succès remporté par l’Université de Pittsburgh fut peut-être médité par l’équipe du nouveau président Franklin Delano Roosevelt, dont la politique de New Deal lança au cours des années 1930 nombre de projets pour relancer l’économie – soutenant aussi bien les entreprises que la population. Le gratte-ciel de Klauder atteignit donc son objectif, donnant à l’Université de Pittsburgh un objet architectural d’exception – très admiré, rarement imité.
De fait le programme pédagogique continua à préférer des édifices au fonctionnement spatial moins complexe que celui imposé par la verticalité des gratte-ciels, hormis quelques exceptions notables. D’abord, l’immeuble principal de l’Université du Texas à Austin fut bâti par Paul Cret (1876-1945) en 1931. Entre néo-classicisme et Art Déco, les vingt-sept étages de sa tour culminent à 94 mètres. Hauteur certes plus modeste que les quarante niveaux et les 163 mètres de Pittsburgh. Puis, en Angleterre Giles Gilbert Scott (1880-1960) choisit aussi en 1934 la forme d’une tour de 48 mètres à structure d’acier au néo-classicisme modernisé pour la nouvelle bibliothèque du campus de Cambridge. Ensuite, même réflexe en Belgique en 1935 pour Henry van de Velde (1863-1957) avec la plus moderne tour en béton de la Bibliothèque Universitaire de Gand – atteignant les 64 mètres. La nécessité de plus d’espaces administratifs ou pour la conservation des livres rendait de tels équipements inéluctables.
Enfin, seule l’URSS dépassa ces précédents américains et européens. L’Université Lomonossov à Moscou, édifiée en 1949 par Lev Roudnev (1885-1956) comporte un nombre d’étages de peu supérieur à sa rivale de Pittsburgh : quarante-deux. Mais le gratte-ciel moscovite atteint les 240 mètres – grâce à la flèche effilée de sa tour centrale. Là les communistes se mesurèrent aux accomplissements américains, se servant de l’enchâssement pyramidal des volumes pour affirmer avec emphase la prévalence numérique de leur campus. Or l’architecte russe s’inspira du néo-classicisme d’autres réalisations américaines, considérant sans doute que le Collegiate Gothic de Klauder paraissait trop féodal.
Anachronisme aberrant ? Voici le paradoxe clé de ce gratte-ciel. Dans son désir de légitimité culturelle, faisant rejaillir sur l’enseignement américain le prestige des universités médiévales européennes, ce bâtisseur fournit à Pittsburgh une étrangeté architecturale. Un pied dans le passé lointain par sa forme nostalgique, l’autre pied dans l’actualité de son temps par son efficacité structurelle. Le tout dardant dans le ciel sombre de Pittsburgh un symbole si éloquent : les concours de rhétorique universitaires du Moyen-âge y trouvant dans l’acier et la pierre leur équivalent moderne.