L’identité architecturale d’une ville dépend beaucoup des conditions économiques et politiques. Face aux équilibres changeants du pouvoir, le paysage urbain de Bakou connut ainsi de profondes mutations. Dès le développement de l’extraction du pétrole au XIX° siècle, le cœur du futur Azerbaïdjan devint la proie des industriels suédois, anglais, allemands… Les frères Nobel, par exemple, firent de la « Cité Noire » un cœur vital pour leur empire commercial. Mais la Révolution d’Octobre 1917 stoppa cette exploitation étrangère, faisant passer les forages pétroliers sous contrôle du régime communiste.
Avant cela, l’architecture y dépendait largement de modes exogènes. Sous l’autorité tsariste un éclectisme historicisant prévalait. La très néo-russe cathédrale Aleksandr Nevski – dessinée par Robert Marfeld (1852-1921), d’origine allemande – en était l’exemple éclatant, tandis que le Théâtre d’Opéra et de Ballet – œuvre de Nikolaï Baiev (1875-1949), d’origine arménienne – témoignait d’une assimilation de l’Art Nouveau. Après l’instauration de l’URSS, le contexte changea radicalement. Comme les autres capitales soviétiques, Bakou s’ouvrit alors durant la décennie 1920 à l’innovation constructiviste.
C’est dans ce style que deux architectes azéris, formés à l’Institut Polytechnique de Bakou, Mikhaïl Huseynov (1905-1992) et Sadiq Dadashov (1905-1946), firent leurs débuts, signant peu après leur diplôme une cantine collective aux lignes épurées. Duo étonnant ! Car, issu d’une opulente famille d’aristocrates azéris – son père possédait un nombre conséquent d’usines et de bateaux – ses origines le classant comme un potentiel « ennemi du peuple », Huseynov aurait pu ne jamais faire des études appropriées. Son camarade Dadashov venait d’un milieu sans doute plus modeste : leur coopération contribua sans doute à franchir l’obstacle idéologique. Ce en alliant au passage des passions partagées puisque tous deux s’intéressaient autant à la Renaissance italienne qu’à la modernité internationale, souhaitant aussi renouveler leur propre héritage national.
Leurs capacités artistiques surent surtout s’adapter aux exigences du pouvoir soviétique. De fait, ce tandem transforma vite son approche créative, car la propagation du réalisme socialiste au début des années 1930 appelait d’autres paradigmes. En architecture aussi, la vision stalinienne des nationalités nécessitait de créer des œuvres au contenu censément socialiste tout en citant des éléments nationaux. Le concours de 1934 pour l’édifice gouvernemental de la RSS de Transcaucasie (groupant alors la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie) fit entrer en fanfare à Bakou cette approche créative. Les projets reçus méditèrent tous la récente compétition du Palais des Soviets à Moscou, avec un auditorium surmonté d’une tour. Konstantin Senchikine (1905-1985), formé également à Bakou, proposa un monument très néo-classique, tandis qu’une équipe comprenant le Russe Iakov Syrychtchev (1886-1954) et l’Azéri B. Revazov (?- ?) mêla néo-classicisme et arches dérivant des mosquées anciennes.
Selon une approche similaire, Huseynov et Dadashov imaginèrent un ensemble monumental avec plusieurs ailes se massant derrière des façades avec colonnade néo-classique et arcs outrepassés inspirés de ceux du palais des Chirvanchahs. Durant leurs études, les architectes avaient justement analysé avec soin cet ensemble du XV° siècle au vieux centre de Bakou, publiant leurs relevés grâce au soutien d’Alekseï Chtchoussev (1873-1949) – influent auteur du Mausolée de Lénine, qui réalisa justement dans la métropole azérie le moderne Hôtel Intourist.
Or les bâtisseurs russes restaient prégnants, puisque cette stratégique commande fut confiée à Lev Roudnev (1885-1956). Après sa formation académique à Saint-Pétersbourg, il avait peiné à s’adapter aux évolutions modernes après la révolution – avant de prendre une éclatante revanche lorsque le milieu architectural revint à une approche plus traditionnelle. Son œuvre médita également le palais des Chirvanchahs, mais sous un volume plus massif. La construction de l’édifice fut d’ailleurs assez lente, ne se finissant qu’au début des années 1950 – imposant alors au centre de Bakou un grand symbole d’une identité néo-azérie.
Entretemps, la fin du groupement fédératif de Transcaucasie en 1937 permit à l’Azerbaïdjan de trouver son autonomie. Quant à Huseynov et Dadashov, leur échec à ce concours eut néanmoins des conséquences heureuses, les affirmant dans la communauté architecturale azérie, multipliant alors les réalisations. Les logements de l’Institut de Médecine ont une délicate inspiration italianisante, tandis que le cinéma Nizami et son édifice voisin encadrent une grande artère du centre par une efficace synthèse entre formes classiques et simplification moderne. Ces expériences se combinèrent bientôt avec l’approfondissement du style néo-azéri de leurs projets dessinés pendant la périlleuse période des purges staliniennes de 1936-1938. Manifeste de cette esthétique, le pavillon azéri à l’exposition agricole du VDNKh à Moscou en 1939 leur valut un Prix Staline. Cette récompense suprême valida idéologiquement leur fusion entre sobres volumes, culture classique, et ornements orientaux d’inspiration nationale.
Ainsi la majorité des immeubles d’habitation conçus à cette période assemblent une relative abstraction Art Déco avec des proportions classiques, le tout se parant de nombreux éléments orientalistes. Achevé peu après la Grande guerre patriotique, l’immeuble Buzovnyneft s’orne ainsi d’oriels sur les tours d’angles, elles-mêmes couronnées d’arcs et de créneaux mauresques… Même logique pour la Maison des Scientifiques, dont la façade incurvée suit finement le tracé du boulevard donnant sur la mer Caspienne, avec à nouveau une profusion d’arcs brisés et des oriels très saillants scandant l’ensemble. Ici la recherche de caractère national confine à la fantasque fantaisie. Huseynov fit d’ailleurs de l’un des appartements son foyer, rejoignant la cohorte des architectes vivant dans un édifice conçu par leurs soins – d’autant qu’au-delà du décor oriental, en pleine pénurie de logements, l’endroit correspondait aux meilleurs standards de confort de l’époque stalinienne.
Avec plus de dépouillement formel, ce duo contribua encore de manière significative aux grands équipements officiels, culturels et scientifiques. Pour le Musée Nizami, leur remodelage d’un caravansérail existant ajouta des étages et surtout accentua le caractère national du décor des façades, avec les arcs brisés, les mosaïques, et les statues des poètes ou écrivains azéris. Pour le Conservatoire, bâti ex novo, ils s’en tinrent à des volumes classiques, mais soignèrent le dessin des chapiteaux à muqarnas – proches de ceux utilisés en 1609 par Sinan (1491-1588) à la Mosquée bleue d’Istanbul.
Toutefois, c’est après la mort prématurée de Dadashov qu’Huseynov conçut son œuvre majeure : le complexe de la nouvelle Académie des Sciences. Ce groupe monumental constitue la réponse azérie à l’Université Lomonossov de Roudnev à Moscou… Dans les deux cas, l’édifice central tient du gratte-ciel massif et majestueux. Moscou tenant à conserver la prééminence au cœur de l’URSS, celui de Bakou dut s’en tenir à des dimensions plus modestes. Dans ce cadre contraignant, Huseynov veilla à soigner le dessin des arcades à arcs brisés, reprit ses chers chapiteaux à muqarnas, et utilisa cette fois un beau granite rouge des colonnes ou des portes. Matériau évoquant bien sûr la couleur du communisme, comme le fit également Roudnev dans son campus moscovite. Huseynov se distingua surtout dans la finesse de l’escalier d’honneur et du grand auditorium trônant dans le gratte-ciel central, avec leurs colonnes et éclairage zénithal – le tout d’inspiration orientale. Ici son style néo-azéri parvint à un degré inégalé de majesté et de grâce.
Cette impressionnante série de réalisations contribua beaucoup à forger le caractère urbain stalinien de Bakou, puisque d’autres auteurs réalisèrent à leur tour nombre de monuments selon un style proche de celui d’Huseynov.
Entre autres, inauguré en 1951, le Stade central – portant alors le nom de Staline – fut conçu par Léonard Gonsiorovski (1905-1973), Oleg Isaev (?- ?) et Georgi Sergueev (?- ?), des Russes actifs à Bakou. Avec un décor azéri et un usage collectif, ce grand équipement appliquait à la lettre la formule stalinienne de la forme nationale et du contenu socialiste… De même, une logique similaire guida Nikolaï Iakovlev (1879-1956) et A. Sarkisov (?- ?) pour le siège de l’administration ferroviaire. Là aussi, grandes arcades à arcs brisés, chapiteaux à muqarnas… Iakovlev avait surtout œuvré à Riga avant la révolution, puis intégré les services soviétiques de conception des infrastructures du rail, participant notamment aux chantiers dans le Caucase. Or son emploi du style néo-azéri relève plus de l’emprunt de circonstance à un courant culturel alors dominant qu’à une sincère implication créative. Voici là la différence clé avec le mouvement développé par Huseynov et Dadashov. Pour eux ceci constituait une conviction guidant leur défense et réinvention du patrimoine national.
Curieusement, la déstalinisation ne mit pas un terme si brutal à cette veine néo-azérie. Si Huseynov avait dessiné la Bibliothèque Nationale à la fin de l’ère stalinienne, il la réalisa seulement après la dénonciation du culte stalinien de la personnalité. Grandes arcades du porche, statues d’auteurs azéris – comme au Musée Nizami – et cette fois un bel escalier droit central, dont les colonnes s’ornent à nouveau de chapiteaux à muqarnas. Œuvre assez étrange, prolongeant un esprit architectural alors idéologiquement mis au ban, mais poursuivi là en partie par sens inébranlable de l’affirmation culturelle patriotique.
Ceci ne fut pas toujours évident, puisque cette esthétique donna lieu à de fortes critiques dès le concours pour la Maison du Gouvernement. L’argument du style national restait à double tranchant, Moscou pouvant y voir une déviation nationaliste, voire une inadmissible contestation de la ligne du Parti… Cela préluda à d’autres périls, puisque Huseynov fut critiqué dans les années 1940 pour son supposé formalisme. Une telle attaque personnelle devait en vérité viser ses très peu prolétariennes origines sociales. La lutte contre le « cosmopolitisme » n’était de facto que la version soviétique de la chasse aux sorcières.
Néanmoins, reniant un temps sa culture natale, il s’adapta dans les années 1960 à la seconde modernité soviétique, définissant enfin durant la décennie 1970 une synthèse renouvelée entre formes modernes et style néo-azéri. En témoigne la station de métro qu’il réalisa en 1985 près de son complexe de l’académie des sciences. Entre abstraction géométrique et fins éléments orientaux, cette dernière œuvre conclut dignement sa recherche continue d’alliance entre innovation internationale et tradition nationale.