Parfois les bâtiments trahissent les relations complexes entre des nations en apparence alliées. Initialement baptisé « Palais de l’amitié sino-soviétique », le Centre des expositions de Shanghai est l’un de ces monuments ambigus.
La construction de ce vaste complexe fut décidée en 1953. Mao venait de fonder la République populaire de Chine quatre ans auparavant : il fallait promptement imposer aux grandes villes chinoises des édifices montrant le triomphe du communisme. Alors que le pays ne manquait pas de bons architectes, l’architecture chinoise devint un temps tributaire de l’encombrante influence soviétique. Car Staline profita de la feinte révérence de Mao pour lui envoyer de nombreux conseillers techniques. Aussi la construction de ce monument fut présentée par Moscou comme un cadeau de l’URSS à la RPC.
Les deux Etats concernés choisirent bien sûr avec soin les auteurs de cet équipement destiné à convaincre le peuple de la supériorité du communisme – et par conséquent politiquement essentiel pour afficher la supposée fermeté de l’alliance entre ces régimes !
La partie russe sélectionna Viktor Andreev (1905-1988). Ce professeur à l’Institut d’architecture de Moscou avait déjà coopéré à la construction du Centre des réalisations économiques à Moscou. De plus, il venait de construire le pavillon de l’URSS à l’exposition de Vienne 1952. Ces travaux attestèrent de ses talents constructifs comme de sa capacité à répondre aux objectifs de la propagande. Restée un peu dans l’ombre d’Andreev, son épouse, Kaleria Kisalova (1918-1989) contribua activement à chacun de ces édifices.
Pour aider la réalisation du projet conçu par le Russe, la partie chinoise mobilisa Chen Zhi (1902-2001), Wang Dingzeng (1913- ?), et Cai Xianyu (?- ?). Si hélas peu d’informations biographiques sont disponibles sur ces bâtisseurs, tous trois furent néanmoins formés aux USA durant l’entre-deux guerres. Ce Centre des expositions de Shanghai réunit donc des serviteurs aguerris du régime soviétique, avec des techniciens locaux bénéficiant également d’une solide expérience internationale. Mais la coopération entre les Russes et les Chinois ne fut pas forcément harmonieuse !
Par exemple, Andreev avait initialement envisagé de construire une tour inspirée des pagodes traditionnelles chinoises. Mais ceci ne fut guère apprécié par ses interlocuteurs sur place, pour qui une telle idée rappelait trop le passé impérial Ming… Surtout, ce genre de bâtiment avait déjà été fait par les nationalistes, récemment vaincus par le régime de Mao. Ici, la logique stalinienne citant les cultures anciennes (les mettant ainsi au service du communisme), achoppa sur l’embarras des Chinois face à leur propre patrimoine.
Outre les vifs désaccords stylistiques, le chantier donna lieu à des incompréhensions linguistiques. Une erreur d’un membre soviétique de l’équipe incita les Chinois à accélérer la finalisation des dessins, et à commencer hâtivement la construction avant les délais prévus… Malgré ces mésaventures, les travaux furent menés avec une célérité remarquable. Car, en dépit des difficultés économiques, l’ensemble fut achevé en à peine dix mois. Avec une flèche atteignant 131 mètres, une superficie totale dépassant les 18 000 m2, et l’utilisation de nombreux marbres décoratifs, c’était là un accomplissement sortant de l’ordinaire.
Le plan en grille de l’ensemble permit une grande facilité de circulation, indispensable vue la fonction de l’édifice. Cette organisation spatiale aida également à concevoir des façades amples, dont la monumentalité fut soulignée par l’ajout de portiques reliant les différents corps de bâtiment entre eux. Ces particularités témoignent de l’expérience d’Andreev dans l’architecture des centres d’exposition, et sa maîtrise des trucs optiques pour accentuer la majesté du monument.
Le pavillon central fut conçu pour attirer au maximum l’attention, en reprenant le principe formel déployé au début du XIX° siècle pour l’Amirauté à Saint-Pétersbourg : tour avec colonnade, et longue flèche effilée. Pour les Russes, c’était évidemment une citation à caractère patriotique. Pendant qu’Andreev construisait son œuvre chinoise, en URSS son collègue Iouri Chtchouko (1905-1960) réalisa à Moscou le pavillon central du VDNKh selon la même logique. Boris Jejerin (1912-2006) employa à son tour une formule similaire pour le plus petit pavillon central de l’exposition nationale à Kiev. L’utilisation de l’Amirauté donna in fine une certaine étrangeté aux pavillons d’exposition staliniens, avec leur allure de mini gratte-ciel… Cette bizarrerie architecturale (une flèche très haute sur un bâtiment assez massif) n’empêcha pas les Russes de concevoir de vrais gratte-ciels. Tel l’Hôtel Ukraïnia, réalisé en 1953 par Arkadi Mordvinov (1896-1964). Lui aussi utilise le cliché architectural stalinien de la flèche inspirée par celle de l’Amirauté.
De fait, l’œuvre d’Andreev reste bien étrange dans le paysage culturel chinois, paraissant définitivement une exportation étrangère à son milieu hôte. Afin de compenser un peu le classicisme occidental indéniable du tout, une attention spéciale fut donnée au caractère chinois de nombreux détails. Là aussi ce fut une sorte d’orientalisme stalinien, pensant asservir la culture chinoise à sa propagande universaliste. Cela aboutit à une somptuosité ornementale fascinante. Parfois le charme du décor séduit. D’autres éléments sont à la limite du kitsch. L’équilibre entre élégance et ostentation est si fragile à atteindre !
D’ailleurs, à son achèvement, le style du monument était déjà considéré comme démodé en URSS. Le nouveau maître du Kremlin vilipenda l’œuvre des architectes de Staline pour avoir flatté l’orgueil mégalomaniaque du dictateur. Or, la RPC resta à l’écart de ces condamnations mêlant discrédit esthétique et damnatio memoriae politique.
En outre, les relations entre Moscou et Pékin commençaient à se tendre. Si Mao avait toujours besoin des techniciens soviétiques, il n’entendait pas suivre son partenaire soviétique dans son changement de direction idéologique. Au contraire, pendant que le Kremlin couvrait d’opprobre le travail de bâtisseurs comme Andreev, le pouvoir maoïste continua à mêler classicisme et caractère national.
En fin de compte, tandis que les pièges se multipliaient autour de lui, Andreev demeura l’architecte russe le plus actif en Chine. En plus du centre d’exposition de Shanghai, il bâtit encore en 1954 un équipement similaire à Pékin. Celui-ci a d’ailleurs une tour rappelant beaucoup celle qu’il avait édifiée à Vienne. Infatigable, il signa encore l’Ambassade d’URSS à Pékin la même année. En retour, les Chinois lui demandèrent en 1956 de construire l’ambassade de la RPC à Moscou.
Ses réalisations témoignent de la courte période où les dirigeants soviétiques et chinois se livrèrent mutuellement à une dangereuse danse politique alternant désir de séduction et volonté de conquête. Le Centre d’exposition de Shanghai apparaît ainsi à la fois comme le somptueux crépuscule de l’architecture stalinienne et une irrésistible excentricité culturelle en Chine… Magnifique vestige monumental d’une entente cordiale vite enterrée.