Dès leurs origines, les expositions universelles servirent de vitrine aux meilleures réalisations du pays les accueillant. D’emblée se posa la question : ne bâtir que des édifices provisoires, ou réaliser quelques installations pérennes ?
Chacun de ces évènements d’ampleur chercha à répondre à cette alternative. L’Angleterre avait initialement remonté le Crystal Palace de l’Exposition de 1851 ; un incendie le détruisit finalement en 1936. Symbole en 1889 du centenaire de la Révolution française, la France conserva la Tour Eiffel. Puis, pour 1900 Paris construisit le Grand et le Petit Palais – conçu d’emblée en pierre et métal pour contribuer au rééquipement de la capitale française en musées et salles d’expositions. Même stratégie en 1937, avec le remodelage du Trocadéro en Palais de Chaillot – abritant désormais plusieurs musées et un théâtre. L’Italie alla plus loin encore, planifiant en 1936 de bâtir un ensemble complet d’édifices, qui puisse servir après l’exposition prévue en 1942 – célébrant au passage les vingt ans de la dictature fasciste – de véritable nouveau quartier urbain pour Rome.
Depuis son instauration, le régime de Mussolini hésitait entre assurance nationaliste en la puissance romaine retrouvée et tentation de convaincre le monde par des preuves tangibles de cette même prépondérance. De même, le pays connaissait de vifs débats sur la forme architecturale qui exprimerait le mieux la grandeur fasciste. Rénovation du passé, ou affirmation moderne ? Deux architectes focalisèrent cette controverse : Armando Brasini (1879-1965) et Marcello Piacentini (1881-1960). Leur formation académique les prédisposait certes à continuer une certaine tradition italienne. Or, le premier pratiqua une version parfois renouvelée et souvent exacerbée de l’héritage baroque romain. Le second fit évoluer son approche notamment grâce à ses travaux urbains de Bergame, Brescia, Gênes. Tous deux s’opposèrent vivement durant les années 1920, autour du difficile remodelage de Rome. Brasini produisit des projets monumentaux nostalgiques et fantasmagoriques, tandis que Piacentini accepta peu à peu une relative modernisation du vocabulaire classique, dont dans la Casa Madre dei Mutilati. En comparaison, les plus jeunes Mario De Renzi (1897-1967), Adalberto Libera (1903-1963), Giuseppe Terragni (1904-1943), diffusèrent ou militèrent pour une véritable créativité moderne fasciste. Terragni réalisa avec la Casa del Fascio de Côme en 1932 un manifeste du rationalisme moderne italien ; De Renzi et Libera cosignèrent en 1933 la tout aussi fonctionnaliste Poste de Via Marmorata à Rome.
Plusieurs grands travaux dans le centre-ville de la capitale, ou la fondation de nouvelles villes, permirent aux diverses tendances de s’exprimer. Entre autres, en 1934 et 1937 les deux phases du concours pour le Palazzo Littorio, à bâtir près du Colisée, avaient rassemblé parmi les meilleurs architectes italiens d’alors. Parmi eux, Terragni, De Renzi, Libera, Giuseppe Vaccaro (1896-1970), Luigi Moretti (1906-1973), ou Enrico Del Debbio (1891-1973) associé à Arnaldo Foschini (1884-1968), voire enfin Luigi Vietti (1903-1998). Vaccaro terminait l’abstraite et solennelle Poste de Naples ; Moretti œuvrait sur le plan général du Foro Mussolini, dont Del Debbio signa plusieurs édifices clés. Foschini coopérait avec Piacentini à la réalisation de l’Université La Sapienza. Vietti tentait à son tour de percer avec des propositions entre modernité et emphase. Le Palazzo Littorio excita à la fois l’imagination des architectes pour modeler ce symbole du régime et les vives querelles entre factions rivales.
Les signaux contradictoires envoyés par le dictateur aux milieux artistiques compliquèrent la tâche. Les rapports de force entre représentants du régime imposaient aussi des bouleversements. Les choix de politique extérieure eurent à l’avenant un impact sur les travaux des architectes. Ainsi, la brutale invasion de l’Ethiopie fournit au fascisme un triomphe nationaliste, par l’expansion hors de la péninsule italienne. Or, les crimes de guerre – dont l’usage de gaz contre les populations civiles – ternirent l’image internationale d’un pays de surcroît rattrapé par la crise économique mondiale des années 1930. Le projet de l’EUR s’initiait donc dans un climat troublé. Le tout entre gesticulations rhétoriques d’une autorité se réclamant de plus en plus du glorieux héritage impérial de l’antiquité, et croissantes difficultés à la fois d’ordre financier et diplomatique. Même le rapprochement avec l’Allemagne nazie fut loin d’être serein, les deux tyrans se querellant sur plusieurs sujets essentiels. Lors d’un échange avec Albert Speer (1905-1981), son bâtisseur privilégié, Hitler railla d’ailleurs durement Piacentini – au point de voir en lui une nullité… Entre Rome et Berlin, l’architecture entra ainsi également dans cette rivalité des desseins totalitaires.
Choisi avec soin, le site restait loin du centre-ville, en direction du port d’Ostie. L’objectif visé à terme : faciliter le développement de la capitale dans cette zone. Les amples tracés urbains bénéficièrent de l’expérience de Piacentini et de Luigi Piccinato (1899-1983) – œuvrant alors à la création de Sabaudia, l’une des villes neuves fascistes. L’EUR accéléra au passage le renforcement déjà prévu depuis les années 1920 du réseau ferroviaire, Piacentini préparant les projets d’une Via Imperiale entre la mer, l’exposition et Rome.
Les premières études générales surprennent par leur extrême modernité, si différente du classicisme évolué de Piacentini. Ce sens visionnaire laisse plutôt deviner l’influence de Giuseppe Pagano (1896-1945), ardent défenseur d’une conception contemporaine dans la revue Casabella. Malgré leurs divergences, Piacentini et Pagano surent néanmoins allier leurs capacités réciproques dans le Pavillon de l’Italie à l’exposition de Paris 1937. Initialement, cette synthèse bicéphale entre tradition et innovation présageait une EUR rassemblant de manière œcuménique toutes les démarches créatrices. Intégré à l’équipe de planification, Vietti faisait en outre plutôt peser la balance du côté des solutions innovatrices.
Ceci encouragea des modernes déclarés tels que Terragni et Libera à participer en 1938 aux concours pour les édifices clés de l’exposition, dont le Palazzo dei Congressi. Le rigoureux fonctionnalisme de Terragni, pourtant militant fasciste sincère, se heurta aussitôt au désir de représentation du régime. Conscient des enjeux et rapports de force, Libera sut trouver un compromis convaincant entre simplification formelle et souvenirs antiques. Les volumes puristes de son projet demeurent abstraits, tandis que la vaste voûte en arête couvrant l’aula magna rappelle les glorieux précédents des thermes impériaux – ceux édifiés sous les empereurs Trajan, Caracalla et Dioclétien. Oscillant toujours entre deux pôles, l’ambigu Piacentini pesa avec autorité sur la modification du projet – insistant pour que Libera rajoute une colonnade sur la façade. Si celui-ci parvint à un agencement général encore abstrait, les colonnes du porche semblent un superflu collage, moins structurel qu’ornemental.
Malgré cette concession, l’œuvre radicale de Libera heurta Mussolini – qui réclama des choix architecturaux reflétant plus l’héritage de la nation italienne. Suite à cette intervention du Duce, Pagano et Vietti perdirent tout rôle actif dans les opérations – le favori Piacentini devenant dorénavant le seul vrai maître des opérations. Le message passa auprès des autres bâtisseurs, qui s’éloignèrent vite des options rationalistes pour intégrer la vision plus monumentaliste recherchée.
Mario De Renzi, Luigi Figini (1903-1984) et Gino Pollini (1903-1991) transformèrent donc leur moderne hypothèse initiale pour le pavillon des Forze Armate, le dotant de portiques et colonnades extérieures simplifiées. Ce rhabillage cosmétique satisfit la volonté de magnificence à la romaine. Au même moment, Marcello Canino (1895-1970) utilisa une stratégie similaire pour la Mostra d’Oltremare à Naples. Lucide, le collectif réunissant Pietro Aschieri (1889-1952), Cesare Pascoletti (1898-1986), Gino Peressutti (1883-1940) et Domenico Bernardini (1902-1991 ?) conçut d’emblée le Palazzo per la Mostra della Romanità tel un ostentatoire décor impérial, avec en fond de cour une majestueuse colonnade reliant les deux corps de bâtiments d’exposition. Ceux-ci ont des accès théâtralement creusés entre des rangées de colonnes. Peressutti ayant contribué au chantier des studios de cinéma Cinecittà, l’équipe savait comment mettre en scène l’architecture par des trucages spatiaux. Dédale d'où peut surgir un minotaure, avec cette débauche de romanité pompière de l'ère fasciste – aux colonnades semblant marcher au martial pas de l’oie… De même, Ernesto Lapadula (1902-1968) remisa ses précédents travaux rationalistes, faisant du Palazzo della Civiltà Italiana le plus pompeux des édifices de l’EUR. Gros bloc carré aux six niveaux d’arcades cintrées, la chose affirme un écrasant caractère géométrique abstrait, la solitude oppressante des masses de travertin. Ce délire mégalomane deviendrait presque l’équivalent en dur des tableaux métaphysiques de Giorgi de Chirico (1888-1978) … Ceci lui valut l’assez juste sobriquet de Colisée carré !
Si Luigi Moretti prépara lui aussi un curieux projet d’amphithéâtre surmonté d’une façade de temple à l’antique pour la Piazza Imperiale, la plupart des autres installations s’en tinrent à des dispositifs plus raisonnables. Par exemple, Gaetano Minnuci (1896-1980) fit du Palazzo degli Uffici un site administratif plutôt sobre, où l’effort rhétorique se déploie surtout dans le portique arrière, avec ses bas-reliefs exaltant le passé impérial romain, et un raffiné jardin. Celui-ci reçut toute l’attention de Raffaele de Vico (1881-1969), spécialiste de l’aménagement des parcs et fontaines. Ses travaux à l’EUR apportèrent un peu d’élégance et de vie végétale à un ensemble urbain très minéral ou trop hiératique.
Giovanni Muzio (1893-1982), Mario Paniconi (1904-1973) et Giulio Pediconi (1906-1999) trouvèrent avec la double exèdre des Palais de l’INA et de l’INPS un dispositif bien sûr inspiré de l’antiquité – mais selon un traitement formel restreint, évitant les effets superflus. La masse primait sur les effets ostentatoires. Enfin, la religion ne fut pas oubliée dans l’ensemble. Arnaldo Foschini dessina la Basilique Santi Pietro e Paolo. Ici un bon équilibre fut trouvé entre souvenir des plans centrés et dômes Renaissance avec une simplification formelle contemporaine.
Or, le déclenchement en 1939 de la Seconde guerre mondiale entraîna l’annulation de l’exposition. Certains travaux furent néanmoins poursuivis même pendant le conflit, d’autres abandonnés. Ce fut le cas de l’Institut Forestier, conçu par Brasini, dont la très impériale colonnade à la romaine resta inachevée. Après la guerre, l’architecte proposa une conversion de l’édifice en église. Sans succès : la structure fut démolie.
Quelques bâtisseurs ayant coopéré à l’EUR poursuivirent après la chute du régime de belles carrières. Deux exceptions notables : Pagano et Lapadula. Le premier ne ménagea pas ses vives critiques contre la dérive monumentaliste de l’architecture fasciste, opposition qui finit par le pousser à rejoindre la résistance. Arrêté, il fut déporté au camp de concentration de Mauthausen où il mourut. Le second, trop identifié comme auteur d’un symbole architectural du fascisme, émigra en Argentine. Quant à Moretti, il se dédia ensuite à la diffusion internationale de la modernité italienne. Vietti choisit une voie tout à fait différente, se consacra au traitement pittoresque des stations balnéaires italiennes. Le chef d’orchestre des opérations de l’EUR, Piacentini, continua à agir sur le site – cosignant en 1957 le Palais des Sports avec l’ingénieur Pier Luigi Nervi (1891-1979). Cette structure audacieuse marqua le début de la transformation du quartier. Désormais les architectes se détournaient de l’emphatique goût fasciste, revenant à un fonctionnalisme plus proche de l’actualité internationale.
Manifestes des tensions parcourant le milieu architectural sous Mussolini, même reconvertis, ces monuments poursuivent le discours grandiloquent du régime. Ce témoignage assez spectral des songes fascistes paraît échappé des visions angoissées du peintre De Chirico. Comme si ses toiles avaient fini par contaminer la réalité, et s’imposer en vrai dans la cité romaine.