Deux cathédrales se font face, à Liverpool. Celle du culte anglican, et celle catholique. La première fut bâtie à la suite d’un concours auquel participèrent l’élite des architectes anglais ; la seconde fut commandée directement à un bâtisseur alors considéré comme le meilleur représentant de la culture anglaise. Outre cette genèse différente, chaque édifice eut un destin dissimilaire.
Au XIXème, le développement de son activité portuaire avait fait de Liverpool l’une des plus dynamiques villes de l’empire britannique. Vers 1900, le fret maritime y faisait couler l’argent à flots – notamment chez la White Star Line, compagnie du Titanic… Ceci se traduisit par l’érection sur le port de trois solides édifices, symbolisant la prospérité locale. Les autorités navales donnent dans le so british baroque edwardien, la compagnie navale Cunard dans le Beaux-Arts à la française à échelle américanisée, tandis que les assurances Royal Liver exhibent leur puissante fortune par un véritable gratte-ciel… Ce trio monumental, peut-être plus pachydermique que gracieux, révèle une Angleterre entre continuation de grandiloquents signes architecturaux nationaux et indéniable influence de la déjà très attractive scène américaine. Cité stratégique dans les échanges transatlantiques, Liverpool connut donc un accroissement massif de sa population, et de conséquents quartiers ouvriers sortirent de terre.
Cela incita aussi les milieux ecclésiastiques à se préoccuper de tant d’âmes, l’Eglise anglicane lançant en 1886 un premier concours pour une cathédrale sur un site central. Un des spécialistes du renouveau de l’architecture religieuse, George Bodley (1827-1907) proposa un sanctuaire très inspiré des cathédrales britanniques médiévales, tandis que William Emerson (1843-1924), jusqu’ici surtout actif en Inde, gagna la compétition avec un plus imaginatif projet mêlant néo-gothique et dôme octogonal dérivé de la cathédrale italienne de Florence… Les vifs débats stylistiques et les soucis financiers poussèrent cependant à l’abandon de ces plans.
Cet échec refroidit un temps les ardeurs, avant qu’en 1902 le nouvel évêque n’initie avec énergie une seconde compétition. Celle-ci reçut des réponses bien plus variées. Charles Rennie Mackintosh (1868-1928), grande figure de l’art nouveau en Ecosse retravailla vigoureusement l’héritage géométrique du gothique perpendiculaire anglais, incluant des fenestrages d’une approche organique presque végétale. Après avoir brillé dans une veine Arts and Crafts, William Lethaby (1857-1931) imagina une étonnante cathédrale de béton, transposant de pures formes byzantines grâce à une technologie récente. Arthur Beresford Pite (1861-1934) envisagea lui aussi une cathédrale inspirée des sanctuaires de Byzance – avec des méthodes constructives traditionnelles, marquant une nette influence de la récente cathédrale de Westminster, œuvre de John Bentley (1839-1902). Charles Reilly (1874-1948) – bientôt enseignant clé à Liverpool – salua le souvenir de la cathédrale Saint-Paul de Londres, conçue par Christopher Wren (1632-1723) – que la période edwardienne vénérait comme le grand architecte anglais par excellence. Nombre d’autres propositions continuaient la veine néo-gothique ecclésiologiste du XIXème siècle, comme celle de John Oldrid Scott (1841-1913), sans modification majeure.
Le jury, comprenant notamment l’influent Bodley, sélectionna un projet au plan actualisant les dispositifs spatiaux de la cathédrale gothique de Salisbury, tout en inventant une silhouette dynamique comportant deux grandes tours entourant la croisée du transept et une nef interrompue par une profusion de contreforts et les agités ressauts des fenêtres hautes. Comparée aux autres envois, cette proposition comportait pourtant autant de faiblesses formelles que de futures promesses.
L’ouverture des enveloppes identifiant les auteurs des envois révéla à la surprise générale que le projet lauréat était l’œuvre de Giles Gilbert Scott (1880-1960), fils de George Gilbert Scott Jr. (1839-1897) et petit-fils de George Gilbert Scott Sr (1811-1878). Deux architectes dont le rôle avait été essentiel dans la créativité néo-gothique religieuse au Royaume Uni, désormais suivis par une troisième génération faisant ainsi une entrée fracassante dans la carrière ! Car l’heureux élu n’avait que 22 ans, et étudiait encore chez Temple Moore (1856-1920), un autre spécialiste des édifices sacrés, soufflant au passage la politesse à son oncle John Oldrid Scott, candidat malchanceux à ce même concours…
Malgré son inexpérience pratique, la construction de la cathédrale fut quand même confiée au jeune Scott. Ce néanmoins sous l’encadrement technique de Bodley. Celui-ci fit là une proposition ambiguë, entre fair-play pour l’aspirant bâtisseur et le paternalisme surveillant l’héritier d’une dynastie rivale. La coopération entre les deux hommes fut toutefois complexe, alternant entre entente et différend. Conscient du caractère inégal de son projet, Scott fit vite plusieurs importantes révisions. La seconde version de 1904 conservait les masses générales et les deux tours du transept, mais simplifiait déjà beaucoup l’apport ornemental. Bodley devant signer chaque dessin, les tensions ne manquèrent pas – surtout quand l’aîné commença le chantier de sa plutôt conventionnelle cathédrale de Washington – tandis que son projet pour San Francisco dupliquait le dépouillement massif pensé par Scott à Liverpool… Les désaccords notamment sur le tracé des fenestrages de la Lady Chapel minèrent Scott, se sentant dépossédé de son œuvre. Objectifs peut-être trop divergents ? Bodley songeait à une cathédrale héritée du passé ; Scott forgeait une cathédrale régénérant l’héritage.
Le décès de Bodley le libéra, le poussant ainsi à produire en 1910 une plus radicale révision. Cette fois, il opta pour un plan plus ramassé, et une seule tour colossale à la croisée du transept. Le langage formel connut également une conséquente simplification, vers des volumes moins dépendants des précédents historiques et plus abstraits. Ce conséquent effort de réinvention donna le la, puisque durant les cinquante ans qui suivirent, Scott continua sans cesse à raffiner les détails volumétriques et esthétiques selon ces données. La fluidité quasiment végétale du remplage des baies hautes le rapprocha finalement de ce qu’avait imaginé son malchanceux rival écossais, Mackintosh. Surtout, Scott trouva un sens épique des masses – dynamisant avec punch l’aspect de falaise minérale en grès rose de la cathédrale.
Ceci impressionna fortement son confrère américain Bertram Goodhue (1869-1924), qui y vit un exemple pour remodeler le style néo-gothique en intégrant mieux les évolutions modernes. Ce prolifique auteur de sanctuaires néo-gothiques aux Etats-Unis se sépara ainsi peu après de son assez conservateur associé Ralph Adams Cram (1863-1942). Ce pour atteindre plus d’originalité créative dans ses œuvres en solo – dont à l’église St Vincent Ferrer de New York ou à la Rockefeller Chapel de l’Université de Chicago.
Achevée en 1910, la Lady Chapel permit d’initier l’utilisation cultuelle du gigantesque édifice en gestation. Le chœur fut commencé dans la foulée, et terminé durant les années difficiles du premier conflit mondial. La guerre réduisit le personnel et les budgets disponibles, mais ces inévitables ralentissements ne menacèrent pourtant pas ce chantier héroïque. L’érection de la nef débuta à la fin de la décennie 1920, tandis que les années 1930 virent la lente ascension de l’aussi majestueuse que robuste tour de croisée.
Là encore, Scott en affina avec méticulosité la silhouette générale et les détails. Le souvenir des cathédrales gothiques de York, Canterbury et Wells guida sa composition, tandis que certains détails flamboyants dérivent de sa connaissance du gothique flamboyant français – dont celui normand de l’abbaye Saint-Ouen et de la cathédrale de Rouen. De même, le sens des volumes formant falaise minérale, paraissant presque militaire, tient quasiment de l’hommage à la cathédrale occitane fortifiée d’Albi. Tout en rendant hommage aux grands sanctuaires médiévaux, Scott veilla toujours à les réinventer formellement, adaptant son œuvre au plus puriste goût du XXème siècle.
La seconde guerre mondiale ralentit à nouveau les travaux, Scott préparant alors les dessins pour la façade principale. Là il accentua le dépouillement des masses aveugles, comme si au cœur des batailles il s’inspirait des églises médiévales fortifiées du Sud de la France ! Or, par ailleurs ses propositions pendant le conflit pour restaurer la cathédrale bombardée de Coventry déçurent. L’architecte resta donc fidèle à son opus magnum de Liverpool, où il put continuer avec persévérance sa vision évoluée du gothique.
Entretemps, dans la même cité les catholiques voulurent répondre aux anglicans, commandant directement en 1930 à Edwin Lutyens (1869-1944) des plans pour leur propre cathédrale. La monumentalité du projet était due autant au désir de l’évêque catholique de faire pièce à l’accomplissement de son rival réformé, que de la tentation de l’architecte d’inscrire son œuvre comme un monument majeur dans l’architecture anglaise. Poursuivant ses récentes expériences abstraites de l’Arche de Thiepval, Lutyens couronna sa cathédrale par un dôme dantesque – se mesurant de toute évidence à l’exemple vénérable de Wren à Saint-Paul de Londres. Réalisé, le dôme du sanctuaire catholique aurait miniaturisé celui du siège des autorités portuaires – tel un dialogue entre Gulliver et les habitants de Lilliput…
Or, contrairement à la cathédrale anglicane, les travaux furent interrompus pendant la seconde guerre mondiale. Seule la crypte fut achevée selon le projet initial. Après le conflit, Lutyens étant décédé, l’évêché sollicita Adrian Gilbert Scott (1882-1963) – le frère cadet du constructeur du sanctuaire anglican ! – pour remodeler le tout selon un budget plus modeste. Plus dépendants encore du souvenir de Wren, ses dessins ne convainquirent guère.
Les catholiques se résolurent alors à leur tour à un concours, d’autant que le lauréat pour la reconstruction de la cathédrale bombardée de Coventry, Basil Spence (1907-1976) venait de prouver l’intérêt de moderniser l’architecture sacrée. Si la compétition anglicane de Coventry attira beaucoup plus de réponses que celle catholique de Liverpool, le sanctuaire du culte romain fut finalement confié en 1962 à Frederick Gibberd (1908-1984). Ce dernier utilisa les éléments laissés par Lutyens comme socle – y posant un sanctuaire ample quoique moins monumental, d’un modernisme assez sage.
La cathédrale anglicane eut un destin bien plus favorable. Malgré la disparition à l’aube de la sixième décennie du siècle de Scott lui-même, son équipe poursuivit le chantier jusque dans les années 1970 en se basant plutôt fidèlement sur ses plans. Comme pour ses prédécesseurs du Moyen-âge, l’édifice connut toutefois plusieurs modifications. Entre les tourelles d’angle, la façade principale fut creusée pour y ouvrir une ample baie. En architecture, il n’y a de fait accompli qu’une fois l’édifice achevé… Or, parfois le monument peut même se voir modifié ultérieurement.
Trônant en majesté dans le panorama liverpuldien, le sanctuaire de Scott peut sembler une étrangeté gothique égarée au XXème siècle. Pourtant son sens des masses épurées le rattache bien à son époque. Ce qui fut en effet le crépuscule d’une créativité néo-gothique espérait en fait créer un nouveau souffle créatif actualisant l’héritage du moyen-âge. Quant à la cathédrale catholique, se révèle un péché d’orgueil dans sa joute avec sa consœur anglicane…
Cet épique affrontement entre clochers concurrents se termina alors que les Beatles composaient non loin parmi leurs premières chansons. Ainsi Eleanor Rigby a des airs d’élégie amère, évoquant une vie brisée sous des voûtes indifférentes. Les cathédrales peuvent providentiellement élever les âmes y cherchant consolation ou au contraire écraser par mégarde des existences misérables sous leurs pierres.