Il n’y a aucune raison de penser que les prévisions démographiques de l’ONU pour 2050 (dans 30 ans seulement) seront loin de la réalité. Ces données suscitent une question légitime : combien de personnes seront résilientes aux bouleversements qui seront provoqués par la pénurie d’eau ? Le monde est déjà assez mal en point sur le plan de l’égalité par rapport aux droits à et de la vie, sera-ce encore pire ? Précisons tout d’abord ce que l‘on entend par « résilience ».
Le principe de résilience et ses « sources »
La « résilience » est entrée avec force dans l’agenda politique local et mondial depuis quelques années, suite à l’aggravation des effets du « changement climatique » sur la vie et le devenir des habitants de la Terre : « comment devenir résilient ? », « il faut construire des villes résilientes », « la résilience, agenda 2030 », « Agriculture résiliente » etc.
Le concept de résilience vient de la physique et indique le degré de résistance d’un métal à un choc. Il a ensuite été élargi à la psychologie et au mode comportemental (individuel, collectif) pour indiquer la capacité d’un être vivant à résister et à survivre à un choc traumatique. Il est toujours plus populaire depuis une dizaine d’années au niveau mondial dans tous les domaines. Plus le monde est devenu la proie de bouleversements majeurs, d’insécurité et de risques naturels et technologiques graves, plus la résilience a été perçue comme la solution optimale nécessaire pour assurer la capacité de résistance des humains et des écosystèmes et leur pouvoir d’adaptation aux chocs.
Selon les nombreux travaux réalisés par les différentes agences des Nations-Unies et de la Banque Mondiale par résilience on doit entendre : « the ability of any system to maintain continuity through all shocks and stresses while positively adapting alod transforming towards sustainability ».
Le souci de sécurité est à la source du concept. Le risque est perçu comme une des conditions clé de l’existence humaine et des défis à affronter. Dans les sociétés à tendance capitaliste, les risques et les défis sont vus comme le recto/verso de la même réalité. Ce n’est pas par hasard qu’un des rapports les plus lus par les dirigeants mondiaux et répandus par les grands media est le Global Risks Report annuel produit depuis 2006 par le World Economic Forum. Un rapport utilisé pour des bonnes et mauvaises raisons par les grandes entreprises multinationales pour « expliquer » leurs choix avec des arguments plus nobles que ceux du profit et de la conquête des marchés. Le titre du rapport 2019 était alarmant : « Out of control ». Celui de 2020 se veut plus « mobilisateur » : « Un monde déstabilisé ». N’oublions pas que les membres du World Economic Forum constituent les puissants qui sont responsables de l’état actuel du monde !
La différence entre le mythe de Prométhée d’aujourd’hui et celui de Prométhée d’hier « héros-homme » réside dans le fait que Prométhée d’hier a été puni par les dieux pas tellement parce qu’il leur a volé le feu de la connaissance, mais parce qu’il a osé le donner aux êtres humains1. Aujourd’hui il est puni pas tellement car les dieux se sont rendus compte que l’être humain conçoit et utilise la connaissance sans précautions et pour cela il est en train de brûler la vie, mais parce que (c’est ma conviction) il a vendu le feu aux marchands de la vie.
Parmi les sources de risques qui, selon les groupes dominants, sont à la base des défis et des stratégies subséquentes définissant l’importance de la résilience on trouve :
- les catastrophes dites naturelles. A ce propos beaucoup d’encre a coulé à travers le monde sur la nécessité, pas respectée, de pratiquer une politique de prévention et de réduction de la probabilité des risques ou de ses effets indésirables ;
- les mutations liées au changement climatique. Cela a créé un certain consensus général sur l’importance d’une double stratégie dite de mitigation (de l’ampleur des conséquences) et adaptation aux nouvelles conditions de vie (sans que cela ait conduit les dirigeants à s’engager en faveur de solutions radicales comme il le faudrait. Voir l’échec retentissant de la COP25)2 ;
- les conflits sur les ressources de la planète. Cela demande une stratégie de prévention et de résolution qui semble difficile à mettre en œuvre. Nos sociétés sont dominées par les impératifs d’appropriation/accaparement et de contrôle/domination des biens de la Terre. La globalisation guerrière conquérante pousse les couches sociales dominantes, leurs entreprises et leurs Etats à intensifier la prédation économique et à manipuler à leur gré le principe de l’identité/sécurité « nationale » jouant avec ambiguïté sur l’alibi de la défense de la souveraineté nationale sur les ressources naturelles. En réalité, il s’agit essentiellement de leur puissance, de leurs intérêts, ce qui explique que de plus en plus nombreux sont même les Américains qui ne croient plus que leurs soldats vont mourir en Irak ou en Syrie pour défendre la liberté et la justice dans le monde. Ils meurent pour défendre les intérêts des puissants groupes economico-militaires des USA.
Les conceptions ci-dessus limitent essentiellement les sources de la résilience aux risques et chocs liés aux phénomènes dits naturels. Or, à l’ère de l’anthropocène, la nôtre, ainsi définie justement parce que la vie de la Terre est toujours plus man made, ces conceptions ne sont plus correctes. L’évolution de la vie est influencée par des facteurs d’origine anthropique. Les trois sources de risques mises en lumière sont le résultat des conditions, institutions, politiques et comportements construits par les sociétés humaines. Le soi-dit « changement climatique » (il faut, en réalité, parler de « désastre climatique ») résulte du réchauffement de la température moyenne mondiale de l’atmosphère terrestre, due à nos modes de production, commercialisation et de consommation producteurs de gaz à effet serre. Les actions humaines (nos choix économiques et socio-politiques) sont la cause principale de la pénurie d’eau actuelle. Ce qui frappe également dans l’importance accordée au concept de résilience c’est l’idée d’inévitabilité des chocs auxquels il faudra résister et s’adapter.
Il s’agit d’un changement considérable de prospective, surtout sur le plan économique, social et politique. Le risque le plus grand « réside » dans les systèmes construits par les sociétés humaines dans le domaine énergétique (centrales et armes nucléaire, pétrole…), des transports, en agriculture, le secteur pharmaceutique (OGM…notamment), le militaire, l’information et la communication de masse, la finance volatile et spéculative, le monde du travail appauvrissant, les grands travaux de construction (barrages, tunnels...), les villes gigantesques. … Pour cette raison on peut dire qu’il n’y a pas de résilience sans changement des systèmes humains et que le mot clé stratégique est « changement de système » et non pas mitigation, réduction, prévention de ou résistance et adaptation aux chocs. Une évidence, une vérité, qui a été bien captée par les mouvements citoyens de lutte pour une Terre durable par la devise « Changer le système, pas le climat », mais que les dirigeants et les dominants refusent obstinément de voir et d’admettre.
Cette conclusion et validée par une deuxième série de considérations. D’après les dirigeants du monde, pour devenir et être résilients il faudra surtout disposer de :
1) grandes capacités économico-financières pour soutenir les énormes investissements à long terme dans de nouvelles infrastructures, de nouveaux processus de production et de nouveaux produits, la promotion de nouveaux réseaux
2) une grande puissance technologique (pouvoir d’innovation et de contrôle des priorités de développement et des modalités d’usage des technologies, mise en œuvre de nouveaux systèmes institutionnels et éducatifs…). La puissance technologique est considérée être à la base de la construction du futur du monde (information society, smart economy, AI based society, knowlegde driven economy…) dont les chefs des entreprises GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) préfigureraient les « seigneurs » des « seigneuries globales » de demain.
Les données disponibles, d’une certaine fiabilité, concernant les prévisions économiques et la puissance technologique dans le monde ers 2050, fragiles et sommaires, ne nous permettent pas de faire de solides affirmations. Elles jettent une lumière plutôt faible, suffisante cependant pour donner une vague idée de ce qui risque de devenir en 2050 « l’état des choses ». Ce qui compte et qui doit nous alerter et inspirer par les données existantes ne sont pas les chiffres mais le sens des tendances.
Au sujet des tendances économiques on peut dire que le sens va vers une réduction relativement importante du poids « brut » des économies dites « développées » dans l’économie mondiale. Sur les dix premiers pays en termes de PIB en 2050, quatre appartiendraient au monde occidental (USA, Japon, Allemagne et Royaume-Uni) et un seul pays (les USA) en termes de population. Ce qui signifie (et cela vaut encore plus si on prend les 30 premiers pays pour le PIB) que les pays développés maintiendraient leur relative suprématie du point de vue de la puissance économique par habitant (surtout financière). En ce qui concernent les pays appelés « émergents » par les dominants, il est intéressant de noter que, pour le moment, les scénarios privilégient eux aussi la continuité des tendances actuelles. Ce n’est pas surprenant de voir parmi les dix premiers la Chine, l’Inde (en 1ère et 2e position), l’Indonésie (4e), le Brésil (5e), la Russie (6e) et le Mexique (7e).
Cela ne signifie pas que la capacité de résilience de leurs populations augmentera. On peut peut-être imaginer que 400 millions d’Indiens réussiront à être résilients sur une population de 1,6 milliard de personnes. Peut-être qu’en Chine ils seront 500 millions sur 1,4 milliard. De plus, il est difficile d’imaginer, dans l’état actuel des choses, que des pays comme le Brésil, l’Indonésie, la Russie, le Mexique, caractérisés par d’énormes inégalités sociales, économiques et politiques internes, réussiront en 30 ans à renverser la situation. Cela pourrait seulement se produire au cas où une classe de dirigeants style Lula se multipliait et restait solidement au pouvoir pour une ou deux générations.
En ce qui concerne la puissance technologique, j’ai pris le nombre de brevets demandés (et obtenus) dans le domaine des organismes vivants (molécules, cellules, gènes…) dans le monde végétal, animal et humain et dans le domaine des algorithmes (intelligence artificielle) comme un indicateur significatif des capacités techno-scientifiques potentielles d’un pays. D’après le dernier rapport de l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle), les USA, le Japon, et les pays de l’Union européenne (en particulier Allemagne, Royaume-Uni, France, Pays Bas et les pays scandinaves) constituent 70% des brevets déposés dans les « familles » des brevets stratégiquement plus sensibles et déterminants. Seuls cinq pays du reste du monde (Chine, Inde, Israël, Singapour et Corée du Sud) ont réussi à occuper une position montante grâce aussi au fait que les pays occidentaux et le Japon, pour des raisons de compétitivité et de convenance, tendent également à déposer une partie de leurs brevets dans ces derniers pays. Autrement dit, seule une mutation radicale dans le domaine des brevets pourrait arrêter rapidement le maintien de la supériorité technologique des pays occidentaux, à savoir éliminer la légalité des brevets à titre privé et à but lucratif introduite et imposée par les Etats-Unis en 1980 et puis par l’Union européenne en 1998. L’objectif serait de sortir la connaissance des logiques du marché et des intérêts du capital financier en la libérant de l’appropriation privée excluante et en la traitant comme un bien commun public mondial au service de la vie de tous les habitants de la Terre (toutes espèces vivantes comprises).
Si ceci ne devait pas se produire, je ne suis pas prêt à parier ne fut-ce qu’un euro sur le futur de la résilience comme solution collective, pour tous, face aux catastrophes en cours et à venir.
La cause principale de l’appauvrissement de centaines de millions d’êtres humains pendant des siècles, (depuis des décennies on doit parler de milliards de personnes), on leur a expliqué, a été leur non-adaptation au prérequis du système. On leur a volé la vie et on leur a dit qu’Ils n’avaient pas su se montrer à la hauteur de leur temps. De la même manière, aujourd’hui on annonce aux milliards d’humains qui seront obligés de mal vivre leur vie et souffrir de manque d’eau, de mauvaises conditions de santé, d’absence de travail digne, d’être exclus de toute participation réelle aux décisions de leur communauté et du monde…que cela sera dû principalement à leur relative incapacité de devenir résilients. Dans ces conditions , la stratégie de la résilience qui ne postule aucun changement structurel global du système en place (à savoir, prédominance des conceptions philosophiques et culturelles de la société capitaliste, maintien du principe de la souveraineté absolue stato-nationale sur les biens de la planète, foi totale dans la technoscience comme moteur principal de l’évolution de la vie de la Terre) sera une manière cynique de légitimation du vol planétaire de la vie au bénéfice exclusif des groupes sociaux résilients des pays forts sur le plan économique, financier et technologique.
Qui oserait penser, honnêtement, que les 18 millions d’habitants de Lagos (capitale du Nigeria) ou les 180 millions d’habitants du Bangladesh pourront être résilients en 2050 ou en 2070, comme le seront les 18 millions d’habitants des Pays-Bas si les fondements et les règles du système économique et politique mondial restent inchangés ?
Comme elle est conçue actuellement, la résilience ne contribuera pas à résoudre les problèmes, mais à aggraver les conditions d’existence pour les êtres humains qui ne seront pas forts technologiquement et économiquement.
Il est inacceptable de croire inévitable qu’il y ait toujours des damnés de la Terre
1 Je renvoie à la critique très intéressante de l’idéologie de la technoscience de Jean-Jacques Salomon d’il y a presque 40 ans, Promethée empêtré. La resistance au changement technologique, Pergamon Press, 1982.
2 Cfr mon bref commentaire paru dans Pressence du 16.12.2019.