« Jamais les politiques ne reconnaissent une erreur devant le peuple. Tout juste reconnaissent-ils que (le peuple) n’a pas compris. C’est toujours le peuple qui apparaît un peu niais, ce qu’on lui pardonne avec magnanimité [1] ».

Faut-il vendre l’Europe plutôt que ses Traités successifs ? Vend-on le mauvais produit ? Chaque fois qu'on assiste à une conférence sur l’Europe, on se perd entre les directives, la co-décision et les dédales de la subsidiarité, quand il ne s’agit pas des conditions d’application des « coopérations renforcées ».

Qui penserait présenter son Etat national à un large public en conférence, en exposant ses structures administratives ou ses procédures électorales? A l’évidence, l’effet soporifique est garanti ... Et si la réaction aux Traités européens successifs n’était pas cette aridité de la matière mais, en réalité, le symptôme d’un autre mal ? Si le « produit » était mal fait ?

Pour un nombre toujours plus large de citoyens, que l’Europe soit un bon produit relève en effet de l’acte de foi. Et les croyants sont de moins en moins nombreux. En 1989, 72% des citoyens européens considéraient favorablement leur appartenance à l’Europe. Ils n’étaient plus que 50% en 1999 [2]. En 2007, ceux qui faisaient « plutôt confiance » à l’Union Européenne représentaient 56% des citoyens. Au printemps 2018, ces derniers ne sont plus que 42% !

50% des citoyens avaient une image positive de l’UE en 2006. Il en reste 40% en 2018. Toujours en 2006, ils étaient 15% à en avoir une image totalement négative. En mai 2016, ces derniers représentaient 27% des citoyens. Au printemps 2018, ce chiffre descend à 21%. En 2016, l’image négative de l’UE avait donc rejoint la minorité de blocage [3]. On en constate à ce jour les conséquences.

Observons encore que l’eurobaromètre de mars 2018 rapporte que « ceux qui ne savent pas » ne représente que 2% des citoyens interrogés. Tous les citoyens de l’Union Européenne se sentiraient donc concernés par cette appartenance.

Si cela se vérifie, ce serait en soi un succès, à mettre au crédit tant des gouvernements nationaux que des institutions européennes pour avoir réussi à conscientiser leurs citoyens à ce sujet. Toutefois, dans ce cas, cela signifie aussi que les gouvernants n’écoutent pas leurs citoyens.

Comment en est-on arrivé là ? Revenons au mandat du groupe d’experts chargé en 1993 d’analyser l’information et la communication de la Communauté Européenne : on lui demandait d’analyser, exclusivement, les défaillances de l’information et de la communication de la Communauté Européenne. Or les citoyens mécontents de l’Europe n’avaient jamais dit que le motif de leur mécontentement provenait d’un manque d’information sur l’Europe.

En se trompant d’objet, l’échec était prévisible : le piège se trouvait dans la question adressée aux experts par les responsables politiques. Ces derniers se fondaient sur ce principe: « Jamais les politiques ne reconnaissent une erreur devant le peuple. Tout juste reconnaissent-ils que (le peuple) n’a pas compris. C’est toujours le peuple qui apparaît un peu niais, ce qu’on lui pardonne avec magnanimité [4] ».

Avant d’examiner l’adéquation de la politique de communication, il eut évidemment été plus prudent d’examiner préalablement l’ « objet » de la politique d’information.

Ayant négligé cette analyse de fond, la Communauté Européenne a précipité ses experts dans le piège. Vingt-cinq ans plus tard, elle s’y retrouve elle-même encore engluée, comme le démontrent les irrédentismes qui se développent sur le continent, et dont la crise catalane est le dernier avatar.

Les NON successifs des français, néerlandais et irlandais aux Traités révisés de l’Union Européenne l’avaient déjà clairement démontré. Le Président de la Commission Européenne Barroso s’était employé à vaincre les réticences des nouveaux membres de l’Union Européenne, à les « persuader » de changer d’opinion, avec un succès mitigé jusqu’à présent.

Prendre ce qui est dit pour ce qui est et ce qui est pour ce qui est voulu, c’est la source de bien des dérapages. C’est pourtant ce qui transparaissait déjà d’une simple lecture de la table des matières du premier chapitre du rapport en question :
«L’Europe est en crise» : on l’admet, mais on omet d’analyser en profondeur et de manière exhaustive les causes de la crise. C’est une mauvaise habitude qu’ont pris les « gouvernements démocratiques » d’omettre dans les rapports ce qu’ils ne veulent pas avouer, pour pouvoir prétendre devant l’opinion publique que « l’analyse a été faite ». Et passer en réalité sous silence la piètre et souvent volontaire, qualité du rapport. Vingt-cinq ans plus tard, l’Europe est donc toujours en crise.

« Les opinions publiques diverses et craintives », déclare encore ce rapport. Mais on n’y trouve pas ce qui exactement cause ces « craintes ». Voilà qui donne peu de moyens pour remédier au problème. Les opinions sont donc aujourd’hui plus craintives que jamais, et de moins en moins diverses en la matière.

« La communication inadéquate » : et quid de l’information ? Comme si information et communication se fondaient en une même démarche, poursuivant un même objectif. Un comble pour des experts en communication ! D’où, d’ailleurs, la révolte des journalistes. Etait-ce là, par ailleurs, réponse pertinente ? Non évidemment. Ce ne pouvait l’être, puisqu’elle ne s’interrogeait pas sur l’objet même de l’information et pour cause, puisqu’elle ne faisait pas suite à la bonne question.

Il aurait fallu demander : quelle Europe les citoyens veulent-ils ? Et à quoi l’Europe ressemble-elle ? En parcourant ces deux axes et en les comparant, on se serait aperçu qu’entre ce qu’est l’Europe et ce qu’en attendent les citoyens, l’écart se creuse.

Déjà en 1992, alors que les gouvernements assimilaient publiquement le Grand Marché Européen à la croissance et à l’augmentation du niveau de vie, les citoyens expérimentaient concrètement le chômage et la baisse de leurs revenus. Une tendance qui depuis trente ans n’a cessé de croître, et de manière exponentielle depuis que l’approfondissement de l’Union Européenne a fait place à son élargissement. Les institutions européennes font parfois des « erreurs » de communication. On se souviendra de l’ « interdiction de libre circulation » … de certains fromages français qui défraya la chronique à l’époque.

Dans la plupart des cas cependant, les divergences entre discours et perceptions ne sont pas dues à la « circulation de l’information » ou à la « communication » des institutions européennes. Elles sont généralement provoquées par ce que les hommes politiques et leurs porte-paroles administratifs ne veulent ou ne peuvent pas dire de l’Europe. Ceux-ci provoquent ainsi des distorsions entre leurs discours et les perceptions des populations, masquées plus ou moins habilement par des manipulations telles qu’on en observe notamment dans l’analyse des referendum successifs concernant les Traités européens.

Sans parler du rôle de bouc émissaire imputé à la « Commission Européenne », procédé particulièrement commode pour les gouvernements nationaux, qui depuis des décennies se cachent constamment derrière « Bruxelles » pour masquer leurs « impuissances » et leurs propres « échecs » sur les scènes nationales. Impuissances et échecs dont il faut de surcroît constater que nombre d’entre eux masquent à leur tour des agendas cachés.

Cette descente en flèche par la presse européenne du rapport du groupe d’experts mandaté par la Commission Européenne pour analyser son problème d’image se produisait en 1993.

Depuis vingt-cinq ans, l’Europe n’en finit pas de s’élargir, mais elle fait du surplace. Toutes les craintes, à l’époque ébauchées par les citoyens, se sont depuis lors concrétisées : «En 2016, les trois choses que craignent le plus les Européens sont des risques non militaires, à savoir le crime organisé (77 %), un accident dans une centrale nucléaire (75 %) et le terrorisme (74 %). A l'opposé, les trois risques les moins souvent cités (mais tout de même par plus de quatre répondants sur dix) sont un conflit nucléaire en Europe (44 %), une guerre conventionnelle en Europe (45 %) et une guerre mondiale (45 %) [6] ». Au printemps 2018, immigration (39%) et terrorisme (29%) sont passés en tete des préoccupations des citoyens de l’Union Européenne [7].

Depuis les années cinquante, l’Europe proclame sa vocation de garantir la paix en défendant le territoire, et les valeurs, européennes. Cependant, la puissance du crime organisé s’est diffusé jusqu’au cœur de nos institutions et le terrorisme s’est ranimé au point d’envoyer les soldats dans les rues. Même un conflit nucléaire se retrouve à présent à nouveau dans l’ordre du possible.

Avec l’arrivée du troisième millénaire, qui prévoyait l’envol du continent européen comme puissance sur la scène internationale, ce dernier commença au contraire à marquer des signes de faiblesses. Aux yeux des citoyens et même pour les petites et moyennes entreprises exposées à une concurrence de plus en plus effrénée sur leurs propres territoires, les institutions européennes ne cessent de perdre des plumes, entraînant à leur suite l’objectif même d’une Europe véritablement unie.

Pour les gouvernants, toujours rien d’anormal : les citoyens finiront par « comprendre » les avantages d’un marché toujours plus ouvert et de décisions qu’il suffit d’adapter pour remédier aux problèmes rencontrés. Des décisions que l’on prend sans les consulter, puisque souvent le Parlement ne peut intervenir et la presse ne s’intéresse pas aux « questions européennes ». Aucun quotidien en Europe qui ait de fait créé une rubrique pour traiter ces « questions européennes » …

Qui a été informé, en effet, de ce qui a été décidé entre l’Union Européenne et les Etats-Unis en matière de violation de la vie privée des voyageurs, entre ces deux pays encore, en matière de contrôle de nos importations par l’imposition de mesures antiterroristes dans nos ports [8] ? Et qui s’en préoccupe ?

Avec pour conséquences une souveraineté européenne de plus en plus limitée et des avantages comparatifs économiques de plus en plus exposés aux regards indiscrets des concurrents. Entre-temps, faut-il s’en étonner, l’Europe ne cesse de perdre en compétitivité : autant de points de croissance en moins, et de décroissance parallèle des salaires … au sujet desquels les multinationales insistent tant pour que soit appliquée une liaison stricte avec la croissance de la productivité : les bénéfices des entreprises ne peuvent chuter. C’est dès lors le pouvoir d’achat des travailleurs qu’il faut comprimer…

Les embuches sur les voies de l’intégration s’accumulent ainsi. Mais on s’obstine à les nier en créant autant de vitesses que de géométries variables : autant d’interstices par lesquels s’engouffrent dans nos structures administratives et productives capitalismes sans frein et organisations criminelles sans territoire.

Curieusement, personne ne parle de ces deux visions de l’Europe qui s’affrontent : celle des citoyens et celle de leurs dirigeants. Depuis bientôt vingt ans, ces derniers continuent de clamer leur monopole « intellectuel » en la matière … car « jamais les politiques ne reconnaissent une erreur devant le peuple. Tout juste reconnaissent-ils que (le peuple) n’a pas compris. C’est toujours le peuple qui apparaît un peu niais, ce qu’on lui pardonne avec magnanimité ».