On connaît la voie empruntée par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) depuis le début des années 1980. On l'a d'abord appelée "ajustement structurel", puis "consensus de Washington" et enfin simplement "politiques néolibérales". Celles-ci étaient fondées sur l'équilibre budgétaire, l'ouverture des frontières aux biens et aux capitaux, la privatisation et la déréglementation, la promotion de la compétitivité et la protection des droits de propriété. Ce consensus ne comportait aucune dimension sociale.

La situation a changé en 1990, lorsque la Banque mondiale a inscrit la réduction de la pauvreté à l'ordre du jour mondial. Il était cependant très clair que cela ne visait pas à ajouter des politiques sociales au programme néolibéral, mais plutôt une sorte de couverture très intelligente à ce programme. L'austérité ne changeait pas, mais à partir de ce moment-là, toutes les politiques promues par les institutions de Bretton Woods étaient censées "réduire la pauvreté". Voilà un autre exemple de la façon dont l'idée de "pauvreté" peut être politiquement utilisée - ou abusée - pour d'autres objectifs que son éradication.

Cependant, plusieurs organisations des Nations unies faisaient pression en faveur d'un agenda social. Les conséquences de l'ajustement structurel étaient trop graves pour être ignorées et le PNUD publia son programme de "développement humain", l'UNICEF réalisa des études sur les résultats concrets de l'"ajustement" pour les femmes et les enfants, la CNUCED publia ses propres statistiques sur la pauvreté et à l’ONU on adopta en 2000 un programme d'"objectifs de développement pour le millénaire". L'UNRISD, l'institut de recherche de Genève, mit l'inégalité à l'ordre du jour.

L'OIT insista sur la "justice sociale" et le "travail décent", elle proclama ses "principes et droits fondamentaux au travail" et adopta en 2012 une recommandation sur les "socles de protection sociale".

Peu à peu, la Banque mondiale a dû elle aussi adapter son programme, ou, sans doute, surtout son discours. La "réduction de la pauvreté" n'ayant pas eu les résultats officiellement escomptés. En 2000, la Banque publia un premier cadre théorique et stratégique pour la protection sociale. Elle parlait en effet de "protection sociale", mais il s'agissait de gestion des risques et elle ignora totalement le pacte des Nations unies sur les droits économiques et sociaux.

Depuis cette date, la Banque n'a cessé d'évoluer et d'adapter son discours pour y inclure un programme de protection sociale, elle y a ajouté le travail en 2012, elle a proposé un "nouveau contrat social" dans son rapport sur le développement dans le monde de 2019 et a publié une "boussole" sur le thème "Tracer une nouvelle voie pour la protection sociale » en 2022.

Une logique différente

La Banque mondiale parle de protection sociale, voire d'universalisme, de contrat social, de syndicats et de négociations collectives, mais à chaque fois, ces idées ne figurent pas dans sa pratique politique ou sont affaiblies et édulcorées avant même de devenir réalité.

L'universalisme est le meilleur exemple d'un concept utilisé dans un autre sens. Même si la Banque a signé une déclaration commune avec l'OIT et s'est engagée dans un partenariat mondial pour la protection sociale universelle, cela ne signifie que "pour ceux qui en ont besoin". Il est clair que si vous avez un salaire raisonnable et que vous pouvez payer votre loyer, vous n'avez pas "besoin" de l'aide que la protection sociale peut vous offrir. Il convient de mentionner que même l'OIT, dans sa recommandation sur les socles de protection sociale, laisse une marge d'interprétation.

En ce qui concerne la "protection sociale", à laquelle a été ajouté le "travail" en 2012, son objectif était de "faire passer la stratégie de protection sociale et du travail d'interventions isolées à un portefeuille cohérent de programmes". Cela devait aller au-delà des filets de sécurité et des transferts monétaires conditionnels. Aussi positifs que ces mots puissent paraître, il était clair que l'accent était toujours mis sur les risques et la gestion des risques, et donc sur la résilience à développer par les individus et les familles afin de "faire face aux chocs". Ces "chocs" n'étaient pas le chômage ou la maladie, mais une inflation élevée, des épidémies ou des catastrophes naturelles.

Le fondement de cette stratégie est la croyance néolibérale selon laquelle l'"assurance", ce qu'est fondamentalement la protection sociale, ne devrait pas être fournie par les autorités publiques, mais par le secteur privé.

L'ajout de la main-d'œuvre à la stratégie a d'abord été considéré comme très positif, car un bon emploi assorti d'un salaire décent est en effet le moyen le plus rapide et le plus efficace de sortir de la pauvreté. Cependant, force est de constater que dans les rapports Doing business le ton est différent. En 2013, par exemple, les contrats à durée déterminée et les semaines de 50 heures ont été considérés comme des réalisations positives, tandis que la prime pour le travail de nuit et les congés annuels payés ont été considérés comme des éléments négatifs.

"Les lois sur l'emploi sont nécessaires pour protéger les travailleurs contre les traitements arbitraires ou injustes", déclara la Banque. Elle affirme que ses indicateurs étaient conformes aux conventions de l'OIT, mais qu'ils ne couvraient pas les normes fondamentales du travail de l'OIT. Pourtant, "le respect des normes fondamentales du travail est essentiel à la protection des travailleurs et à l'amélioration de leur productivité". Cela pourrait être un grand pas en avant s'il n'ajoutait pas qu'il voulait "trouver un juste équilibre entre la protection et la compétitivité". Le document de 2012 intitulé "Résilience, équité et opportunités" était en effet le premier texte dans lequel la Banque mondiale acceptait implicitement les syndicats et la négociation collective, inclus dans les normes fondamentales du travail. Dans son Rapport sur le développement dans le monde de 2013, elle affirme cependant que "la négociation collective n'a pas d'impact majeur" et qu'"il y a peu de preuves de l'impact des syndicats". Enfin, elle ajoute qu'"il n'y a pas de consensus sur le contenu des politiques du travail".

Une boussole sociale ou un contrat social ?

Le Rapport sur le développement dans le monde 2019 était entièrement consacré à l'idée d'un "nouveau contrat social". Il a été suivi, la même année, d'un "livre blanc" intitulé "Protecting all : Le partage des risques pour un monde du travail diversifié".

Les "réglementations du marché du travail" envisagées par la Banque mondiale n'ont pas pour but de créer de meilleurs marchés du travail avec plus de sécurité et de protection pour les travailleurs. Afin de "couvrir tous les travailleurs", la Banque mondiale propose en fait d'annuler toutes les réglementations existantes et de repartir à zéro. Cela signifie que les syndicats peuvent continuer à travailler et à s'organiser, à mener des négociations collectives, mais qu'en réalité leur pouvoir sera fortement érodé par le "nouveau monde du travail", à moins qu'ils ne parviennent à organiser tous les travailleurs non organisés, une option que la Banque mondiale n'envisage même pas.

Deuxièmement, la Banque mondiale ne propose pas de re-réglementer le marché du travail et d'essayer de formaliser les travailleurs ou de lutter contre la précarité actuelle induite par l'économie des plateformes. Le marché du travail est ce qu'il est, décidé par les grandes et les petites entreprises. Selon la Banque, nous ne devrions pas essayer de le changer mais de nous adapter à ce monde en mutation. Les contrats de travail standard ne reviendront pas, dit-elle. L'époque où nous pensions que les individus et les sociétés pouvaient façonner le monde dans lequel ils vivent est révolue.

Troisièmement, le système contributif, qui faisait des travailleurs et des employeurs les propriétaires des systèmes de protection sociale, est appelé à disparaître. Cela privera inévitablement les travailleurs de leur pouvoir et les rendra entièrement dépendants des États, des gouvernements et des budgets. Comme il avait déjà été dit sur le projet de rapport sur le développement dans le monde de 2019, séparer la protection sociale du travail est une voie très dangereuse qui rend les travailleurs moins puissants.

Quatrièmement, si le rôle confié aux gouvernements semble positif, il ne déprivatise pas pour autant les assurances et autres mécanismes, bien au contraire. Les gouvernements peuvent accorder des subventions pour les primes d'assurance et inciter les gens à souscrire des assurances privées. Les mécanismes du marché du travail, tels que la formation ou l'aide à l'emploi, peuvent être totalement privés, les gouvernements paieront.

Enfin, il va sans dire que, contrairement à l'OIT, la Banque mondiale ne parle pas des droits humains. Les "politiques de partage des risques" ne visent pas à protéger les gens contre les caprices du marché ; il s'agit de créer et de promouvoir des marchés de l'assurance, de la santé et de l'éducation, de promouvoir la croissance et la productivité, de "lisser la consommation", de pousser tout le monde sur le marché du travail. Il s'agit de "risques et de chocs" auxquels les gens peuvent faire face sans conséquences catastrophiques. Il s'agit de subventionner une sécurité sociale de base.

Il n'y a donc pas de "remise en question" fondamentale des vieilles idées des trente dernières années, mais seulement une réorganisation, en utilisant certains des concepts les plus attrayants de l'OIT.

Dans son document 2022 "Charting a Course towards Universal social protection", le "Compass", les trois objectifs de la protection sociale deviennent "résilience, équité et opportunité". Là encore, on a l'impression que la Banque mondiale progresse, parlant même d'assurance chômage, mais en fait elle s'en tient à sa gestion des risques. L'objectif de la protection sociale n'est pas de protéger mais de stimuler la productivité et la croissance. Ce nouvel objectif conditionne toutes ses propositions et est lourd de conséquences.

Be ready ...

Le mouvement syndical international n'a jamais cessé de dénoncer les rapports Doing business pour leur manque de volonté de prendre sérieusement en compte les droits du travail. Aujourd'hui, une nouvelle initiative voit le jour : Business ready ou B-ready.

L'accent a trop été mis sur ce que les gouvernements peuvent faire pour le bien des entreprises et pas assez sur ce que les entreprises peuvent faire pour le bien de tous. Ce rapport est une première étape pour corriger ce déséquilibre. Le projet Business ready (B-ready) vise à mettre en place un panel d'instruments complet ... nécessaire au développement d'un secteur privé dynamique - la combinaison de conditions qui réduira la pauvreté, fera progresser la prospérité partagée et accélérera la transition vers une économie à faible émission de carbone. Son objectif est d'accélérer le développement intelligent en encourageant une concurrence saine entre les entreprises et les pays. Il est conçu expressément pour décourager le "nivellement par le bas" ou les solutions simplistes qui ont été le sous-produit involontaire de Doing business (p.xi).

Le secteur privé doit devenir plus dynamique et plus résistant pour relever les formidables défis du développement... Ces défis dépassent de loin la capacité des gouvernements à les relever seuls (p.xix).

Business Ready ... est un instrument clé de la nouvelle stratégie du Groupe de la Banque mondiale visant à faciliter l'investissement privé, à créer des emplois et à améliorer la productivité afin d'aider les économies à accélérer leur développement de manière inclusive et durable (p.xx).

Le cadre analytique de B-Ready comprend dix sujets, trois piliers et trois thèmes transversaux. Les dix thèmes abordés sont la création d'entreprises, la localisation des entreprises, les services publics, le travail, les services financiers, le commerce international, la fiscalité, le règlement des litiges, la concurrence sur le marché et l'insolvabilité des entreprises.

Les trois piliers sont le cadre réglementaire, les services publics et l'efficacité opérationnelle.

Les trois thèmes transversaux sont liés aux dix sujets : adoption du numérique, durabilité environnementale et égalité des sexes.

Le thème du travail, un des dix sujets, mesure les bonnes pratiques en matière de réglementation de l'emploi et de services publics, du point de vue des entreprises et des salariés. (p. 70).

Le premier pilier examine la qualité des caractéristiques de jure nécessaires au fonctionnement du marché du travail ... liées aux conditions des travailleurs et aux restrictions et coûts de l'emploi, telles que l'offre d'un salaire minimum, l'égalité de rémunération pour un travail de valeur égale, la santé et la sécurité.

Le deuxième pilier s'intéresse à l'existence de services publics essentiels qui peuvent contribuer à faire respecter, faciliter et compléter une réglementation du travail de qualité, comme la protection contre le chômage, la couverture des soins de santé et la pension de retraite pour les travailleurs, ainsi que les centres pour l'emploi, les inspections du travail et les mécanismes de résolution des litiges.

Le troisième pilier fournit des informations sur les coûts non salariaux de la main-d'œuvre, les restrictions et les coûts de l'emploi, la formation, la prévalence des conflits du travail et l'efficacité de leur résolution du point de vue de l'entreprise.

... sans changement

Un premier commentaire important doit mettre en évidence un autre glissement sémantique. Les "services publics" ne sont pas, comme leur nom l'indique, organisés par les autorités publiques pour le public. Ils sont destinés aux entreprises :

Les services publics englobent les installations que les gouvernements mettent à disposition pour favoriser le respect des réglementations, ainsi que les institutions et les infrastructures qui permettent les activités commerciales... Ils mettent l'accent sur des aspects tels que la numérisation, l'interopérabilité des services publics et la transparence (p. Xxiii).

D'autres commentaires importants proviennent, une fois de plus, du mouvement syndical international.

En amont de son développement, la CSI avait déjà critiqué la méthodologie B-Ready ainsi que sa promotion effective d'un nivellement par le bas des droits du travail, des conditions de travail et de la protection sociale.

Alors que les travailleurs du monde entier subissent des représailles brutales pour avoir exercé leur droit d'organiser un syndicat et d'améliorer leurs conditions de travail, il est profondément troublant que la Banque mondiale classe les pays d'une manière qui stimule la concurrence en vue d'éroder les normes du travail. Il n'y a pas de raccourci pour la consultation démocratique et le dialogue social sur les pratiques du marché du travail. Les réformes fondées sur une analyse aussi déséquilibrée seront au mieux malavisées, au pire dangereuses.

Les politiques de l'emploi ne sont pas de simples intrants, comme les licences commerciales ou les raccordements aux services publics, et elles ne peuvent pas être classées de la même manière.

Malgré les demandes répétées des syndicats d'engager le dialogue avec la Banque sur ce point et sur d'autres initiatives ayant des implications majeures pour les travailleurs, la Banque a poursuivi la mise en place de l'indice avec son thème du travail défectueux, en ignorant les préoccupations des représentants démocratiques des travailleurs.

Plus précisément, la CSI souligne l'évaluation superficielle des droits des travailleurs et des libertés fondamentales, l'affaiblissement de la protection sociale, l'érosion du dialogue social et la promotion d'une flexibilité préjudiciable.

"En pénalisant les systèmes de protection sociale fondés sur les cotisations, l'indice B-Ready favorise une évolution irréaliste et potentiellement néfaste vers des régimes financés par l'impôt-". L'Indice B-Ready affaiblit également le rôle crucial de la négociation collective.

En fait, il n'y a rien de "nouveau" dans cette nouvelle proposition. La protection sociale et les droits du travail ne sont plus destinés à protéger les personnes, mais à stimuler la croissance et la productivité. Ils sont au service de l'économie. La Banque mondiale n'a pas changé sa philosophie de base. Elle adapte constamment son discours, elle utilise les concepts en vogue quand ils sont sans risque, elle change de vocabulaire quand il le faut pour éviter les pièges de plus de solidarité et de redistribution. Les idées de base restent les mêmes qu'en 1990 : cibler les pauvres et laisser les gouvernements et les travailleurs aider les entreprises à prospérer, c'est-à-dire à faire du profit.

Le nouveau contrat social n'est donc pas le résultat d'un débat public et démocratique entre les citoyens, leurs organisations et les gouvernements. Il ne porte pas sur les relations entre la société, les marchés et l'État. Il ne s'agit pas de façonner et de réglementer les marchés, les relations de travail et la protection sociale avec des droits et des devoirs pour tous.

Une dernière remarque s'impose pour ceux qui pensent que la Banque mondiale n'a aucune influence dans leur pays. C'est peut-être vrai, mais ce que fait la Banque, c'est construire et diffuser des connaissances. Elle n'a pas besoin d'avoir une influence directe, les connaissances sont diffusées et influencent les gouvernements et les autres décideurs. Il ne faut pas s'étonner de la répression des travailleurs et de leurs syndicats. Elle est implicite dans le programme.