Lorsque mon père, Michel Wittock, a commencé à collectionner les livres, il avait quatorze ans à peine. Il a campé devant la vitrine d’une antiquaire, dans le quartier des Sablons à Bruxelles. Rassemblant toutes ses économies, vingt francs à l’époque, il a osé, après avoir fait le guet sous la pluie, franchir le seuil de la librairie Van der Perre. Il propose à la libraire d’acheter un livre ancien, celui exposé au centre de sa devanture, Les délices du Brabant. L’ouvrage affichait un prix cent fois plus élevé, mais Francine Van der Perre, attendrie par ce jeune garçon en culottes courtes, le lui remet en échange du billet tendu. S’en suit une belle amitié complice. Elle lui apprend petit à petit comment reconnaître les dorures et les reliures à travers les siècles et les pays.
Depuis, mon père n’a cessé de collectionner les livres précieux, de véritables bijoux et objets d’art. Passionné de bibliophilie, il a réuni durant sa vie une impressionnante collection de livres anciens et modernes, manuscrits et autographes. Il collectionne d’abord les reliures italiennes de la première moitié du XVIe siècle, encore sobrement dorées, puis élargit son champ d’action à la reliure française de la Haute Renaissance, avec des décors exubérants permettant d’imaginer la vie de bibliophiles fortunés, comme Jean Grolier, trésorier sous François 1er, dont les reliures sont rarissimes et prisées dans le monde entier. Sa bibliothèque en possède davantage que la Bibliothèque Nationale de France ou que le Grolier Club à New-York. Après l’introduction de l’ornementation florale avec l’art nouveau, la reliure artistique va subir l’influence de la période art déco et d’autres mouvements alors en vogue (cubisme, futurisme, dadaïsme, constructivisme ou surréalisme).
De nos jours, l’abstraction domine dans les décors. Tantôt ce sera la multiplicité des matériaux employés (box, peau de reptiles, bois précieux, métal, caoutchouc, plastique ou polycarbonate), tantôt ce sera la structure interne qui devient apparente. En réalité, l’ingéniosité est sans limite. La reliure est enfin considérée comme une œuvre originale. Quel ne fut pas mon étonnement quand je découvris une reliure en pneus, créée par Jean de Gonet. Ou une autre en cuirs colorés tels un tableau de Picasso, contenant un manuscrit d’Henri Michaux.
À la maison, il m’arrivait de me lever et de descendre en pyjama prendre mon petit déjeuner, à moitié endormi, la mine encore défaite face à des messieurs inconnus. En fait, de très grands artistes : Pierre Alechinsky, Jo Delahaut, Pierre Lecuire, Fernando Arrabal ou encore Julius Baltazar. Papa les invitait régulièrement avec ses amis relieurs, à qui il confiait ensuite le travail d’assemblage et de couverture des œuvres.
Lorsqu’il décida d’en faire profiter ses amis et qu’il ouvrit sa bibliothèque, la Wittockiana connut un retentissement dépassant ses espérances et ses ambitions. Le succès des expositions auprès du public, ainsi que la reconnaissance internationale des bibliophiles, en ont fait une institution incontournable. En 2011, se sachant atteint d’une maladie incurable, et afin d’assurer la pérennité de ses collections, le mécène a organisé la donation de ses plus belles pièces à la Fondation Roi Baudouin. Elle représente aujourd’hui une valeur inestimable, dépassant la centaine de millions d’euros. Les ouvrages moins représentatifs à ses yeux ont fait l’objet de ventes aux enchères, notamment chez Christie’s, où l’envol des prix, jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros, témoigne de l’importance de ce marché, encore méconnu du grand public, et dont l’investissement peut s’avérer plus rentable qu’un tableau de Grand Maître. Michel Wittock s’est éteint le 3 juillet 2020, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Mais grâce à sa donation à la Fondation, sa bibliothèque et ses collections restent à jamais vivantes et accessibles à tous.
Pierre Bergé, le compagnon du grand Yves Saint Laurent, formule ainsi sa passion : « Quand vous achetez une unité, c’est un objet. Deux, c’est une paire. Trois, c’est une collection. » Dans sa bibliothèque de la rue Bonaparte à Paris, mille six cents ouvrages du XVe au XXe siècle s’étaient mis à correspondre en silence, comme l’avait écrit Baudelaire. Si par exemple, l’on y trouvait un livre de Céline dédicacé à Gide, son correspondant, un livre de Gide, l’était à Mallarmé. Et ainsi de suite.
Atteint d’une myopathie, le mécène Pierre Bergé a vendu, à quatre-vingt-cinq ans, ses livres précieux. Les premières enchères du 11 décembre 2015 à Drouot ont rapporté douze millions d’euros. Le clou de la vente ? Le manuscrit de « L’Éducation sentimentale » de Flaubert. Et une « originale » de Madame Bovary, dédicacée par Flaubert « à son maître » Victor Hugo. « Non seulement Flaubert l’a eu entre les mains, mais Hugo aussi. » s’était exclamé Bergé, avec une fierté ne dissimulant plus la joie dans ses yeux de collectionneur. Sotheby’s organisera cinq autres ventes, jusqu’à la mort de Pierre Bergé, le 8 septembre 2017, alors âgé de quatre-vingt-six ans.
À l’époque où il dirigeait l’Italie, Silvio Berlusconi ne s’était pas trompé. Il avait pris l’habitude d’envoyer son conseiller faire des achats de livres précieux, notamment du quattrocento, auprès d’une librairie de la via di Ripetta à Rome. Le 12 juin 2023, il laisse à ses héritiers une impressionnante collection.
Concernant l’achat de livres précieux, la règle est simple : d’abord des écrivains qu’on aime, qu’on a lus ou qu’on va lire, couplé au fétichisme d’une reliure commandée par un bibliophile passionné.