Deux idées aristotéliciennes ont inspiré cet essai, l'existence de la matière première — dont le Stagirite ne dit pourtant presque rien, se limitant à reconnaître son existence — et sa réflexion sur le continuum. Ce que je dis n'est pas seulement un commentaire de ces idées mais, en les développant, j’attire l'attention sur leur profondeur et je fais parfois allusion à la portée contemporaine de leur signification.
La matière première
L’essentiel de la philosophie de la nature est centrée sur les problèmes concernant la matière, l'espace, le mouvement, le temps et la causalité, ainsi que sur les relations entre les différentes strates de la nature, allant du mathématique au social, en passant par le physique, le chimique, le biologique et le psychique. Cet article est consacré aux problèmes liés à un concept en particulier, celui de matière première. Les expressions synonymes que j'utilise : matière première, matière-puissance et matière dynamique sont originellement prises d'Aristote et possèdent essentiellement la même signification.
Le Stagirite pensait ses problèmes à la lumière de ce que ses prédécesseurs avaient imaginé. Ainsi, en posant la question «Qu'est-ce que la nature?» au début du livre II de la Physique, il savait que ceux qui avaient posé cette question avant lui avaient répondu en disant que tout ce qui existe provient d'une seule et même chose. Chaque penseur avait exposé son principe, ou ses principes, de tout ce qui est naturel : l'eau, la terre, le feu, l'air, la quintessence. Nous verrons qu'Aristote avait de bonnes raisons de rejeter cette façon de concevoir l'origine de la nature, c'est-à-dire de rejeter l'idée que la nature trouve son origine dans l'un de ses quatre ou cinq éléments. Ou, plus généralement, nous verrons qu'il avait de bonnes raisons pour rejeter l'idée que la nature trouve son origine dans un élément unique doté d'une certaine propriété, quel que soit cet élément.
Dans son livre De la génération et de la corruption, il écrit : «Nous disons qu’il existe une matière des corps sensibles, mais que cette matière n’est pas séparée et qu’elle est toujours accompagnée d’une contrariété… Mais puisque c’est aussi de la même façon que naissent de la matière les corps premiers, nous devons également apporter quelques précisions à leur sujet ; nous devons considérer comme principe et comme première la matière qui, tout en n’étant pas séparée, est le substrat des contraires, car ce n’est ni le chaud qui est la matière du froid, ni le froid celle du chaud, mais c’est le substrat qui est matière pour l’un et l’autre contraires. Par conséquent, le principe à poser en premier lieu, c’est ce qui est en puissance un corps sensible».
Retenons désormais ces deux idées : la première, que le principe des choses sous-tend les contraires, et la seconde, que le principe est potentiellement un corps perceptible, c'est-à-dire qu'il ne l'est pas en fait, il ne l’est pas en acte. Le principe de la nature sous-tend, par exemple, le passage de l'être au non-être, du plein au vide, du droit au courbe. De ces prémisses, il suit nécessairement que le tissu dont tout est fait ne peut avoir aucune propriété sensible ou perceptible pour nous. En effet, s'il est quelque chose, il ne peut pas être anéanti tout en restant la même chose ; s'il est quelque chose de vide, il ne peut pas devenir plein et rester vide ; s'il est courbe, il ne peut pas devenir droit et continuer à être courbe.
En gardant à l'esprit ce raisonnement aristotélicien, je voudrais attirer l'attention sur ce fait qui est d'une importance capitale pour la science et la métaphysique : si la matière première est celle qui n'a pas de propriété parce que, si elle en avait une, elle ne pourrait pas être à l'origine des contraires, et si elle n'est un corps perceptible que potentiellement, alors il s'ensuit nécessairement que la matière première est ineffable, et par conséquent inconnaissable et impensable. Nous atteignons avec elle la limite de ce qui est intellectuellement faisable, scientifiquement et philosophiquement. Cependant, comme nous le verrons, l'existence de la matière première est nécessaire compte tenu de notre mode de vie et de notre manière de connaître les choses. C'est pourquoi nous en avons l'intuition, même si nous n'en avons pas de description symbolique.
La matière première ou matière-puissance, en tant que telle, disais-je, n'est pas connaissable. Elle ne l’est pas ni avec les moyens du sens commun, ni avec ceux de la science, ni avec les concepts philosophiques. La raison en est que toutes ces formes de connaissance, pour être exprimées littéralement, nécessitent l’emploi de symboles, de noms de choses ; elles nécessitent la connaissance du genre et de l'espèce auxquels une chose appartient, et enfin, elles nécessitent la description de caractéristiques individuelles. Rien de tout cela n'est possible sans la description des formes des choses. Il est donc compréhensible que la matière-puissance pure, sans forme et non individualisée, ne soit ni directement ni conceptuellement connaissable. Ce fait ne signifie cependant pas qu'elle ne puisse être d’aucune manière dans notre conscience, et c'est alors cette situation qui m'amène à dire que de la matière première continue nous avons une intuition, un aperçu, un faible reflet à distance. La matière première continue est voilée par les formes des choses. La distance vers la matière première continue est introduite par les formes individuelles.
Nécessité d'un raisonnement causal à rebours pour parvenir à une intuition de la matière-puissance
La puissance est la capacité de quelque chose à produire un changement, soit dans quelque chose d’autre, soit en elle-même. Si nous avons la capacité de produire un changement, par exemple en nous-mêmes, nous ne le connaîtrons qu’une fois que nous aurons constaté quelle est notre nouvelle forme, par exemple, quel est notre nouveau comportement. Ainsi, la seule chose directement connaissable est la forme, ce qui est en acte, et ensuite, par un raisonnement causal à rebours, il est possible de savoir ce qui était en puissance, ce qui pouvait s'actualiser.
Si nous pensons un instant avec les concepts de la physique moderne, il est possible de concevoir au moins l'aspect physique de la puissance comme une réserve de travail pour effectuer certaines actions d'un corps, comme l'acte de se mouvoir : il s’agit de l'énergie potentielle en mécanique. Et en physique moderne, l'acte, quant à lui, correspond à l'énergie cinétique.
La matière n'existe pas seule, elle a une forme, une structure, une essence. Cependant, cette forme, cette structure ou cette essence ne peut pas non plus exister séparément de la matière. Rappelons que pour Platon et les platoniciens, il existe un monde parfait, une réalité faite d'Idées, de formes pures, d'essences, c'est-à-dire un monde séparé du monde matériel. Mais si les formes étaient séparées de la matière, on voit mal comment elles pourraient construire ce qui pour les platoniciens ne sont que des apparences et ce qui pour nous est la réalité sensible. Il semble à Aristote, à juste titre, qu'il est impossible que la substance d'une chose soit séparée de ce dont elle est la substance. Ainsi, si les Idées sont les substances des choses, elles ne peuvent en être séparées, et les choses ne peuvent plus être des apparences puisqu'elles partagent la réalité des Idées (Métaphysique M 5 [1079 b35]).
En ce qui concerne le changement, le passage d'une chose à une autre, d'une forme à une autre, on ne comprend pas comment cela peut se produire soit à partir de ce qui est déjà, soit à partir de ce qui n'existe pas. C'est pourquoi Aristote, pour expliquer le devenir, introduit un troisième élément : la privation. Les éléments sont composés de deux choses, le substrat matériel et la forme. Le devenir, c'est-à-dire le passage d'une forme à une autre, présuppose la privation de la nouvelle forme. La chose ultime qui existe dans la nature est donc la matière, la forme et la privation. Cette triade conceptuelle conduit Aristote à développer la distinction entre acte et puissance.
Raisons pour lesquelles la matière première est la limite du pensable
J'ai dit que la matière première est inconnaissable parce que nous ne connaissons que ce qui a une forme, ce qui est doté de propriétés. Or, la matière première, qui existe en puissance de devenir ceci ou cela, n'a ni forme ni propriétés. Le connaissable c'est la fusion de la matière-puissance et de la forme, sans savoir exactement ce qui correspond à la matière première.
L'autre raison pour laquelle la matière première est inconnaissable est qu'elle est une réalité continue. Si la matière première assure la continuité entre des formes contraires, cela signifie qu'elle est continue. Deux choses peuvent être ensemble ou séparées. Selon Aristote, les choses sont en contact si leurs extrémités sont jointes, c'est-à-dire si leurs limites sont au même endroit. Deux choses sont consécutives lorsque l'une est postérieure à l'autre en ce qui concerne la position, l'espèce, etc., lorsqu'aucun terme appartenant à la même classe ne se trouve entre eux. Aujourd'hui, en mathématiques, nous considérons également la densité : une classe est densément ordonnée si, entre deux membres quelconques, il y a un troisième membre différent des deux. Cela dit, la condition du continuum pour Aristote est plus exigeante, et c'est elle que j'examine dans cet essai : deux choses sont continues lorsque les limites par lesquelles elles se touchent se confondent. Ainsi, deux choses peuvent être ensemble sans être continues ; elles peuvent être en contact sans être continues ; elles peuvent être au même endroit sans être continues ; deux choses peuvent être consécutives sans être continues ; une classe peut être dense sans être continue.
Étant donné que les limites des éléments discrets, des éléments indivisibles, ne sont pas confondues, ces éléments ne peuvent pas constituer un continuum. On dirait aujourd'hui que l'espace est continu. (Rappelons qu'Aristote ne parle pas d'espace, il parle de lieu, et le conçoit comme la limite du corps laquelle est en contact avec le corps contenu »). Revenons à l'espace. Il y a en lui des grandeurs, des extensions, et lorsqu'on les représente par des figures géométriques, par des droites et des courbes, il est impossible que ces figures soient constituées de points discontinus, discrets. Je reviendrai sur la continuité de l'espace, à laquelle j'ajouterai la continuité du mouvement et du temps.
Nous le verrons : l'infini de la continuité de la matière première n'est que potentiel, par conséquent on ne peut rien en savoir de positif, même en raisonnant à rebours. Ainsi, le caractère seulement potentiel de l'infini de la continuité de la matière première est un autre responsable du fait que la matière première soit la limite de la pensée.
Le continu et le discontinu
En ce qui concerne la différence entre le continu et le discontinu, la préférence des mathématiciens et en particulier des arithméticiens pour le discret, pour les points et pour les nombres est évidente, et la raison de cette préférence est compréhensible : avec le discontinu, il est possible de décrire toutes les choses discontinues de la nature — même si l'on préfère le continu. Quant aux points, rappelons qu'ils n'existent pas réellement, ils n'ont pas de dimension spatiale. Ils servent à indiquer une localisation dans l'espace. Le continu et le discontinu sont des entités mutuellement incompatibles : avec des points et des nombres discontinus il est impossible de construire un continuum, et si le continuum construit des points et des nombres en se sectionnant, il cesse d'être continu.
Les mathématiciens, disais-je, en particulier les arithméticiens, ont une nette préférence pour le discret. Le discret se conçoit, tandis que le continu est inconcevable, il est seulement intuitif. Si le discret est rationnel et concevable, il est compréhensible que depuis l'Antiquité on ait imaginé que la réalité est finalement composée d'éléments discontinus, invariants et éternels. On attribue à Pythagore la découverte de la base de l'acoustique, les relations numériques sous-jacentes à la gamme musicale, ce qui a marqué le début de l'idée que la nature est arithmétique. Puis en Inde, au VIe siècle avant notre ère, principalement le philosophe Kanada, et plus tard en Grèce, Leucippe et Démocrite ont imaginé que tout était fait d'atomes. Attendu que les nombres et les atomes sont des entités rationnelles, descriptibles, on considère qu’avec eux il devient possible de construire et de contrôler conceptuellement au moins une partie de la nature.
Priorité du continu sur le discontinu
En effet, il est possible de décrire une nature composée d'entités discontinues, mais pas une nature continue. Cela dit, une chose est ce que l'on peut connaître, construire et contrôler, et une autre chose est la réalité naturelle telle qu'elle est. Je pense, comme Aristote, que la nature est continue, qu'il y a une priorité du continu sur le discontinu. L'espace est continu. C'est ainsi que nous le vivons, que nous en faisons l'expérience. S'il y a des lacunes ou des vides absolus, nous ne le savons pas, nous ne les percevons pas. Le temps et le mouvement sont continus. S'il n'en était pas ainsi, l'action causale qui persiste nécessairement entre un instant et un autre instant postérieur n'existerait pas. La conscience est continue : autrement nous ne vivrions pas notre identité personnelle et ce qu'elle implique, c'est-à-dire la reconnaissance de notre moi et de notre environnement. Sans la continuité de la nature, notre monde serait magique.
Aujourd'hui, le mathématicien et philosophe René Thom reconnaît, lui aussi, la priorité du continu sur le discontinu. Il pense que le continu est ontologiquement antérieur au discontinu et qu'il n’est pas bien difficile pour un continu d'admettre des accidents discrets, comme c'est le cas lorsqu'on coupe une ligne, alors que quelque chose de discret ne peut admettre un accident continu sans être lui-même continu. Si cela signifie « exister en acte tout en étant doté de diverses propriétés », le continuum en général, et la matière première continue en particulier, sont effectivement des formes d'existence pauvres, et c'est certainement ainsi que R. Thom comprend son affirmation. Mais si l'existence inclut la subsistance, le fait de servir de base aux choses, alors le continuum, et la matière première continue en particulier, sont au contraire ce qu’il y a de plus riche en existence, étant donné leur omniprésence dans la nature. La continuité de la matière première assure l'unité de la nature. Ce n'est pas parce qu'une chose n'est pas connaissable avec nos symboles discrets qu'elle est nécessairement pauvre en existence. Ceux qui préfèrent le discontinu parce qu'il favorise notre connaissance et notre maîtrise des phénomènes déforment anthropomorphiquement la métaphysique. Il est à remarquer que René Thom reconnaît la priorité du continu sur le discontinu tout en affirmant que le continu est la forme d'existence la plus pauvre.
Le continu et l’infini
Dans la Physique, on lit : « Puisqu'on a distingué quatre sortes de causes, il est évident que l'infini est cause comme matière, que son essence est privation, et que son sujet en soi, c’est le continu sensible. Et tous les autres utilisent bien clairement l’infini comme une matière ; d’où il est absurde d’en faire ce qui enveloppe et non pas plutôt ce qui est enveloppé. (III, 7 208 a). Retenons donc cette triade : matière, continuum, infini. Étant donné un segment spatial continu, base du continuum du mouvement et du temps, sa division peut être poursuivie à l'infini. Mais — et c'est là une propriété importante de la conception aristotélicienne de l'infini — la division à l'infini peut se poursuivre seulement en puissance.
Nous reprenons ainsi la distinction faite par le Stagirite entre l'acte et la puissance. Si les intervalles dans lesquels on divise l'espace, le mouvement et le temps sont divisés et représentés par des points ou par des nombres, il s'ensuit, selon la physique et la métaphysique du Maître de ceux qui savent, que ni le continuum physique, réel, ni le continuum mathématique ne sont composés, en acte, d'une infinité de ces éléments. Aussi grand que soit le nombre de composants d'une chose en acte, il sera fini à chaque instant et en tout lieu. Contrairement à ce que beaucoup de personnes supposent, l'infini n'est pas ce hors de quoi il n'y a rien, mais ce hors de quoi il y a toujours quelque chose.
Cela dit, en décrivant l'infini comme un processus en puissance, il s'impose de faire remarquer que dans la philosophie aristotélicienne cette conception de la puissance, dans ce contexte précis, diffère de son idée générale de la puissance. D'une manière générale, ce qui est en puissance peut se réaliser, s'actualiser. Le morceau de bois, statue en puissance, devient statue en acte. Par contre — et c'est là toute la différence — l'infini potentiel ne s’actualise jamais, ni par composition, ni par division. J'en déduis donc cette autre raison pour affirmer que la matière puissance continue est la limite du pensable. Si elle est continue, c'est qu'elle est divisible à l'infini, bien sûr seulement en puissance, elle ne s'actualise jamais, et comme elle est définitivement seulement une capacité, on ne sait pas avec précision ce qu'elle est. Au contraire, raisonnant à rebours il est possible de bien connaître les puissances qui s'actualisent. Le fait qu'une puissance arrive à exister en acte révèle ce qui était en puissance, ce qui devait être réalisé.
Aristote pensait que l'infini n'est pas essentiel en mathématiques car les mathématiciens, selon lui, fonctionnent avec des grandeurs et des formes déterminées, et par conséquent finies. À notre époque, les mathématiciens ne sont pas d'accord avec lui car ils sont conscients de l'existence de l'infini dans les différentes branches des mathématiques : le point à l'infini en géométrie projective et le point de fuite en géométrie descriptive ; les limites infinies en analyse mathématique et les nombres transfinis en théorie des ensembles. C'est pourquoi les mathématiciens diraient aujourd'hui que ce ne sont pas eux qui doivent nécessairement développer leur activité avec des grandeurs et des formes déterminées et finies, mais les physiciens. Ils font remarquer que les mesures en sciences physiques sont une approximation à un nombre réel. La vérité est qu'Aristote, d'un point de vue mathématique et philosophique, ne s'intéressait pas aux nombres. Il avait une nette préférence non seulement pour le continu contre le discontinu, mais également pour la qualité contre la quantité et pour la géométrie contre l'arithmétique.
La continuité de la matière première, fondement de la continuité de la nature
Pour Aristote, le temps est continu parce qu'il est celui d'un mouvement continu, et le mouvement est continu parce qu'il se déroule, parce qu’il se situe dans un espace continu. Ainsi, pour le Stagirite, le continuum primordial est celui de l'espace, propriété que l'espace impose au mouvement, et enfin le continuum est une propriété du mouvement qu'il impose au temps. Pour ma part, je propose d'ajouter à cette séquence que le continuum primordial, base de la continuité de l'espace, est la continuité de la matière première. Et attendu que les autres continuums se dérivent de la continuité de l'espace, tous les continuums sont finalement dérivés de celui de la matière première.
Nous l’avons vu, les symboles sont discontinus. Il s’ensuit que tout ce qui est exprimé, tout ce qui est pensé, est symboliquement discontinu, et l'on comprend dès lors que la continuité causale de la nature ne soit pas parfaitement reconnue par l'ensemble des sciences. Chacune d'entre elles décrit et essaie d'expliquer l'une des strates distinguables épistémologiquement : mathématique, physique, chimique, biologique, psychique et socioculturelle. L'un des grands mérites des sciences est d'avoir démontré les relations précises, qualitatives et quantitatives, entre les parties de certaines strates. Je dis bien que ce que l'on est arrivé à démontrer ce sont « certaines relations précises » et non pas « certaines continuités précises ». Par exemple, on connaît chaque jour, avec une meilleure précision, les relations entre le cerveau, entité biologique, et les processus mentaux.
En abordant le problème de la relation entre les strates naturelles, le physicalisme scientiste tend à adopter une attitude ontologique et non symbolique, non logico-sémantique. Dans le physicalisme, il ne s’agit donc pas de savoir si nous pouvons traduire symboliquement le continu en symboles discontinus. Ce qui est affirmé, c'est que tout est d'un seul ordre, physique. De ce point de vue, c'est par ignorance que l'on parle de strates naturelles. Il n'y en a qu'une, la physique. Et comme il n’en existe qu’une, cela n’a aucun sens d’y chercher des relations causales ou une continuité entre strates fictives. On pense que la science future le prouvera en découvrant de nouvelles forces, de nouvelles énergies et de nouveaux champs. Rappelons, par exemple, que la lumière visible a cessé d'être un mystère lorsqu'on a découvert qu'il s'agissait d'un rayonnement électromagnétique.
Face à cet optimisme, je me souviens du poète Paul Valéry. Dans ses Cahiers, il écrit qu'on peut prêter à la science future tous les pouvoirs et tous les succès qu'on veut et que la proposition est incontestable, mais qu’elle est nulle. Pour ma part, je voudrais dire encore une fois que notre vie tend à montrer que la nature est continue, et que de cela nous avons un aperçu, un reflet à distance, bien que, parce qu'elle est continue, nous ne pouvons pas le démontrer avec des symboles discrets. Le continu est senti et perçu, le discontinu s'exprime symboliquement et se comprend conceptuellement.
La continuité de la matière première, principe du naturalisme universel
Certains demanderont : mais si nous n'avons qu'une intuition, un aperçu, de la matière première continue, quel est l'intérêt de la mentionner ? Cela a, d'une part, la valeur d'être un principe métaphysique qui guide la manière de concevoir le naturalisme universel, c'est-à-dire un naturalisme différent du naturalisme traditionnel qui réduit tout ce qui existe au descriptible avec les concepts de la physico-chimie. Le naturalisme universel, quant à lui, reconnaît la continuité réelle entre les différentes strates scientifiquement distinguables. Deuxièmement, la continuité entre ces strates supprime aussi bien le surnaturel que la conception d'une pluralité de mondes. Nous vivons dans un seul monde, le naturel continu, et non dans deux, trois ou quatre mondes, l'idéal-mathématique, le physique, le biopsychique et le divin, comme certains scientifiques et philosophes l'ont encore récemment prétendu.
La principale conséquence métaphysique du naturalisme universel, rendu possible par la matière continue, est le réalisme. L'intelligibilité vient de la nature pré-humaine. S'il existe une continuité naturelle entre ce qui est extérieur à l'esprit et l'esprit, il est concevable que les concepts, les catégories, les analogies, les métaphores, les symétries et les lois qui fonctionnent et nous permettent de vivre, existent et aient existé d'abord dans la nature extrahumaine qui nous a précédés, et ensuite, d'une manière dérivée, dans l'intellect. Si les symboles intellectuels avec lesquels nous pensons étaient seulement des représentations humaines, si l'intelligibilité était un don que l'esprit fait à la nature, comme le présupposent tous les idéalistes, on se demande par quel miracle la nature accepterait et respecterait un tel don qui nous permet de vivre. Étant donné que nous sommes des organismes naturels, ce miracle n'existe pas. Les divers idéalismes qui imprègnent presque toute la philosophie occidentale contemporaine sont plutôt des philosophies de l'esprit, de l’intellect, et non des philosophies de la nature.