Pour les défenseurs des systèmes de protection sociale, la crise du COVID-19 a été une aubaine. Il était clair comme de l'eau de roche qu'il y avait des lacunes dans l'accès aux soins de santé, des lacunes dans la protection des revenus et des liens avec les politiques environnementales telles que le besoin de meilleurs logements, d'air pur et d'eau potable. La crise actuelle du coût de la vie ne fait que confirmer ces mêmes revendications.
Alors que les systèmes occidentaux de protection sociale ont été attaqués pendant l'offensive néolibérale, il y a aujourd'hui un quasi-consensus sur l'urgence d’une meilleure protection afin de faire mieux fonctionner l'économie de marché. Voilà une confirmation de plus de la théorie de Claus Offe sur les contradictions de l'État providence. Le capitalisme n'en veut pas, mais en a besoin. Ce qui se passe aujourd'hui, c'est la réorganisation et le remodelage des "nouveaux" États-providence.
Ce nouveau consensus émergent est très positif, bien qu'il révèle également certaines tendances inquiétantes. Après la présidence franchement néolibérale de Manuel Barroso à la Commission européenne, différentes mesures positives ont été prises sous la présidence de Juncker et continuent d'être prises par la Commission Von der Leyen. Parmi les décisions les plus importantes, citons l'adoption d'un pilier européen des droits sociaux en 2017, suivi en 2021 d'un plan d'action. L'Union européenne a également adopté une recommandation sur l'accès à la protection sociale, une directive sur la promotion des salaires minimums et une recommandation sur les revenus minimums adéquats. La Commission a également fait une proposition ambitieuse pour améliorer les conditions de travail sur les plateformes numériques. 2024 sera l'année des prochaines élections européennes. C'est une excellente occasion d'examiner de plus près l'état des lieux et l'avenir possible.
Le groupe de haut niveau
La Commission européenne a créé un groupe de haut niveau d'universitaires pour réfléchir à "l'avenir de la protection sociale", sous la présidence d'un ancien membre de la Commission, Ana Diamantopoulo. Le groupe a remis son rapport en janvier 2023. Il décrit quatre mégatendances qui influenceront inévitablement le développement futur des États sociaux : les changements démographiques, notamment l'augmentation de la longévité et la baisse de la fécondité, les modifications des structures familiales et les migrations. Le monde du travail est en train de changer radicalement, avec un taux d'emploi plus élevé dans des emplois de qualité mais des conditions qui se dégradent pour les groupes vulnérables. La numérisation peut, à moyen terme, générer des pertes d'emplois, mais peut entraîner une croissance nette de l'emploi à long terme. Enfin, il y a le changement climatique et la transition verte qui, jusqu'à présent, n'ont pas déclenché de réponse globale en matière de politique sociale. Le rapport contient également des réflexions intéressantes sur le financement de la protection sociale.
Quatre éléments de ce rapport méritent une plus grande attention. Tout d'abord, ce rapport est une défense très ferme d'une protection sociale « moderne » avec une sécurité sociale, une protection sociale plus large (éducation, apprentissage tout au long de la vie, logement, transport...) et un autre plaidoyer pour "l'investissement social".
L'objectif de la protection sociale est très clair : il s'agit de garantir de manière proactive l'épanouissement et le bien-être des personnes. Elle doit aller au-delà des conditions matérielles et favoriser la capacité à réaliser les aspirations personnelles. L'État social moderne est essentiel pour soutenir la productivité économique, pour fournir un tampon solide contre les chocs économiques et pour investir dans des "tremplins" qui aident les gens à franchir les transitions critiques de leur vie. Voilà une confirmation du nouveau paradigme social, au-delà de l'ancien "garantir le niveau de vie" et du plus récent "rendre le travail rémunérateur". Il associe la subordination des politiques sociales aux besoins économiques à une approche plus souple des "capacités" à la A.K. Sen.
Un deuxième élément est l'accent mis sur l'investissement social. Ce que les auteurs veulent faire comprendre, c'est qu'une perspective axée sur le cycle de vie peut avoir un double dividende : elle réduit les dépenses futures en matière de protection des revenus et élargit l'assiette fiscale. L'investissement social est rendu nécessaire par le vieillissement de la population. S'il existe de bonnes dispositions en matière d'apprentissage tout au long de la vie, d'investissement dans les jeunes et de soins de longue durée, il y aura moins de problèmes liés au recul de l'âge de la retraite et moins de personnes ayant des revenus insuffisants. En bref, il s'agit d'une question de planification à long terme des politiques sociales.
Cet investissement social s'inscrit dans la perspective plus large de la protection sociale et constitue un complément aux fonctions de la sécurité sociale. Selon le rapport, la protection des revenus reste un élément crucial de l'approche de l'assurance sociale, même si les gens doivent être en mesure de renforcer leur propre capacité à faire face aux risques.
Le troisième élément à mentionner est celui des pensions. La population de l'UE vieillit et devrait atteindre 75 millions de personnes d'ici 2050. Les transferts publics nets les plus importants dans l'UE vont aux personnes de plus de 80 ans, sous forme de pensions et de soins de longue durée. Le message n'est pas positif. Selon le rapport, pour que les gens restent économiquement actifs jusqu'à l'âge de 70 ans, il faudrait que leur santé et leur espérance de vie s'améliorent encore. Aujourd'hui, on constate une détérioration de l'adéquation des pensions.
Le rapport souligne le caractère central des systèmes par répartition, car les régimes privés par capitalisation subissent les fluctuations du marché boursier et ont la plupart du temps des coûts administratifs plus élevés. Enfin, et de manière plus positive, le rapport souligne la nécessité de rechercher de nouvelles sources de revenus. La structure des finances de l'État social a été relativement stable dans l'UE et, après une baisse de la part du travail dans le PIB entre 1970 et 2000, elle est à nouveau assez stable. Le rôle des impôts a augmenté, tandis que les contributions des partenaires sociaux sont en baisse.
Le rapport mentionne diverses possibilités pour lever davantage d'impôts : réduction des avantages fiscaux, plus grande progressivité, impôts sur le capital, la fortune et les bénéfices excédentaires. Il faut mettre fin à la "course vers le bas" et faire en sorte que les multinationales paient leur juste part d'impôts. En 2024, la Commission européenne devrait présenter une nouvelle proposition de taxe sur les transactions financières. Plus généralement, l'UE devrait disposer de plus de compétences pour traiter ces questions. De même, le pacte de stabilité et de croissance devrait être modifié de manière à ne pas considérer les dépenses sociales comme un coût, mais comme un investissement public.
Le néolibéralisme européen
Ce rapport n'est rien d'autre qu'une proposition que la Commission européenne peut prendre en compte ou non. Il donne une approche plutôt positive de l'avenir, même si de nombreux points peuvent être critiqués. Elle confirme une approche européenne spécifique de la protection sociale, et se distingue du discours mondial principalement promu par la Banque mondiale. Cela ne signifie pas que tous les éléments d'inspiration néolibérale ont disparu. En proposant un système de protection sociale dans lequel tous les travailleurs sont couverts par un système contributif unitaire avec un impôt général pour combler le vide de la faible intensité de travail, il se rapproche de l'approche anti-pauvreté de la Banque mondiale, couvrant la protection du revenu de base et laissant tout le reste aux systèmes d'assurance privés.
Deuxièmement, lorsque l'on affirme le rôle important de la négociation collective, alors que sa couverture des travailleurs s'est réduite et que l'on affirme sa moindre capacité à protéger et à récompenser le travail de manière adéquate, cela peut être utilisé pour diminuer encore le rôle des partenaires sociaux. Le dialogue social peut être promu, mais c'est quelque chose de très différent. D'autre part, dans la directive sur les salaires minimums, la négociation collective est fortement encouragée et même rendue obligatoire dans les pays où la couverture est trop faible. Il faudra faire preuve d'une certaine prudence dans l'examen de la flexibilité à autoriser dans l'économie d'aujourd'hui, tout en renforçant la position des personnes vulnérables. Le rapport appelle également à une nouvelle réflexion sur la "flexicurité".
Troisièmement, l'accent mis sur l'investissement social devra être surveillé de près, car le potentiel d'une mise en œuvre biaisée est énorme. Les auteurs insistent sur le fait qu'il doit être considéré comme un complément à la protection des revenus, mais c'est précisément cette protection des revenus qui est attaquée. De plus en plus, les familles individuelles sont rendues responsables des soins. Quatrièmement, le nouveau Mécanisme de Reprise et de Résilience (MRR) dispose de 150 milliards d'euros pour les dépenses sociales et de santé. D'après une première analyse partielle des premiers programmes par l'observatoire social européen, il semble que l'accent ne soit plus mis sur la réduction des dépenses sociales, mais sur l'élargissement de l'assiette fiscale de la main-d'œuvre. En outre, l'investissement social est au centre des préoccupations, l'accent étant mis sur la capacité de charge des États sociaux.
Un autre élément, également dans le contexte du MRR, est le rôle accru de la Commission européenne dans le suivi des programmes nationaux. La conditionnalité a été renforcée, les pays recevront de l'argent pour des actions plutôt que pour des promesses. Leurs plans doivent être concrets et répondre à un objectif spécifique. Pour avoir accès aux ressources, les États membres devront montrer comment leurs plans répondent aux défis énoncés dans les recommandations spécifiques par pays. C’est plus qu'une simple conditionnalité. Cela signifie que la Commission européenne exerce une plus grande influence sur les politiques sociales des pays, sans modification du traité et sans disposer de compétences légales. C’est sans doute positif pour les pays réticents à développer davantage leurs systèmes de protection sociale, mais plus négatif pour les pays qui ont des protections bien développées. Les ressources, en tout cas, sont limitées et un accent trop marqué sur l'investissement peut mettre en péril la protection des revenus qui, dans tous les cas, est le meilleur rempart contre la pauvreté.
Dans son analyse des initiatives de politique sociale de l'Union européenne de l'année dernière, l'Observatoire social européen souligne également la demande, discutée depuis longtemps, d'intégrer une "procédure de déséquilibre social" dans le "semestre européen" du Pacte de stabilité et de croissance. Cela permettrait certainement un meilleur équilibre mais renforcerait aussi la subordination des politiques sociales à la gouvernance économique.
Dans l'ensemble, on peut dire qu'avec le nouveau consensus émergeant sur la nécessité d'une protection sociale, l'avenir ne semble pas trop sombre. Mais il faut être conscient qu'il s'agit d'une "protection sociale" différente des États-providence du passé. Il est exact de dire que la Commission européenne élargit son champ d'action, en intégrant dans le cadre social certaines parties du droit du travail et de nouvelles politiques appelées "investissement social". Cependant, les services publics ne sont pas évoqués, ils sont maintenus dans le cadre du marché intérieur avec une libéralisation et une privatisation inévitable. En outre, en lisant et en relisant les différents documents, on ne peut éviter l'impression que l'accent est mis sur le travail. Les gens devront travailler plus et plus longtemps, toutes les femmes devront entrer sur le marché du travail, l'assiette fiscale de la main-d'œuvre devra être renforcée... En d'autres termes, même si le rapport sur l'avenir de la protection sociale mentionne les nombreuses possibilités de nouvelles ressources, il semble que ce soient les travailleurs qui devront les fournir en premier.
Si le rapport du groupe de haut niveau sur l'avenir de la protection sociale et l'analyse des initiatives passées permettent de dresser un bilan positif du présent et de l'avenir social de l'UE, il est également clair que le nouveau paradigme social annoncé se confirme et se renforce. Ses principales caractéristiques sont la subordination des politiques sociales à la gouvernance économique et donc la reformulation des objectifs. Les services publics restent en dehors du cadre. L'investissement social est censé résoudre tous les problèmes de pauvreté et de soins, en donnant aux familles davantage de responsabilités pour faire face aux risques. De nouvelles recettes fiscales sont mentionnées mais ne sont pas censées s'attaquer au problème de l'inégalité croissante. C'est pourquoi il faudra surveiller de près les tentatives de certains gouvernements de "nationaliser" la protection sociale, c'est-à-dire de la retirer des mains des partenaires sociaux.
Enfin, l'accent est mis sur le travail, le travail, le travail. Si l'on observe les protestations sociales d'aujourd'hui, les gouvernements devront accepter que la détérioration des conditions de travail et de rémunération ne soit plus acceptée. Cela peut devenir une menace pour la démocratie. Après tout, que l'on parle de changement climatique, d'évolution démographique, de numérisation ou de marchés du travail en mutation, la protection sociale est un droit humain et la justice sociale une condition de la paix. Le travail est une valeur centrale, mais la préservation de la dignité est également cruciale. L'Union européenne prend des mesures courageuses et ambitieuses pour préserver l'acquis du passé, mais, avec les gouvernements, elle doit veiller à continuer à offrir une protection adéquate aux personnes et aux sociétés, en toutes circonstances.