Un tsunami de faillites menace la zone euro, alerte la Banque Centrale Européenne.
Après plus d’un an de crise économico-sanitaire, 90% de la population de l’Union Européenne risque de partager le sort de Tiberio Bentivoglio depuis qu’il a dit non à la mafia. Le jour où cela se produira, la démocratie aura passé l’arme à gauche … Son territoire aura passé de main.
Pour limiter le risque, le Recovery Plan devrait prioritairement s’armer de deux mesures :
- imposer aux banques de garantir aux personnes et aux PME le droit de restructurer tout prêt bancaire en cours, et ce jusqu’à (un minimum de) 50% du capital en garantie;
- maintenir le niveau de vie original de tout citoyen qui refuse de se plier aux lois de la mafia et dénonce ses prédateurs.
Ces deux mesures sont également indispensables, la première pour donner à ceux qui le peuvent les moyens de résister à la crise avec leurs propres forces, la seconde, pour remplacer le cercle vicieux par un cercle vertueux de nature à neutraliser le pouvoir des organisations prédatrices.
Ces mesures ont pour effet d’empêcher les organisations criminelles qui visent à contrôler un territoire d’engloutir une maison, de là un magasin, de là une entreprise, de là encore un quartier et pas à pas de monter ainsi en puissance jusqu’à gouverner un Etat. L’une et l’autre visent à réduire le champ d’action des mafias qui rôdent autour des victimes frappées, quelle qu’en soit la cause, dans leurs biens. Car la démocratie est impossible sans classe moyenne. Et c’est précisément à cette classe moyenne que la crise économico-sanitaire s’attaque en priorité.
Les Etats de l’Union Européenne ont octroyé des indemnités immédiates, fussent partielles, pour amortir les pertes subies suite à cette crise et assurer la liquidité du marché. Trop peu, trop tard, des moyens immenses pour des résultats limités.
Ces Etats font cependant déjà mieux que ce qu’ils font pour ceux qui refusent de se plier aux exigences de la mafia. Les indemnités que l’Etat réserve à ces derniers sont partielles, temporaires, et tardives (en Italie), lorsqu’elles ne sont pas inexistantes (ailleurs en Europe). Comment s’étonner dès lors que les citoyens se rangent, plutôt que du côté de l’Etat qui se proclame démocratique, du côté de l’état-mafia qui souvent, en échange de quelque service, paye mieux et plus vite (mais rarement plus longtemps …) ?
Face à cette montagne de victimes ruinées par la catastrophe naturelle (?) du coronavirus, les requins se frottent les nageoires. On n’ose imaginer ce qui restera des démocraties européennes lorsque la majorité de la population se retrouvera confrontée au sort de Tiberio Bentivoglio. L’histoire, la voici.
« Quoi que tu fasses, sur ce territoire, tu dois ôter ton chapeau devant moi. [Qualunque cosa tu faccia, qui in zona, ti devi togliere il cappello] ». Tiberio Bentivoglio a répondu : « Jamais nos sacrifices ne tomberont entre vos mains. Depuis lors, nous avons choisi de dénoncer. [I nostri sacrifici non finiranno mai nelle vostre mani. Da allora, abbiamo scelto la denuncia] ». …
Bonne réponse, pour autant que les institutions ne restent pas aux abonnés absents.
Tiberio Bentivoglio n’a jamais pensé à quitter sa Calabre, il ne s’est jamais enfui. Pas même après vols, incendies et intimidations qui ont pris de mire ses affaires d’une vie. Et même lorsque parents, amis, et institutions se sont courbés devant ses agresseurs, à chaque fois il a dénoncé. Il ne s’est pas non plus plié lorsqu’une enveloppe de projectiles lui signifia que sa vie, celle de son épouse à ses côtés et de ses enfants, étaient menacées. Il avait choisi de maintenir dignité et liberté. Il refuse de céder au racket, parce que lorsqu’on y cède, on se fait serviteur. Pour la « famille » mafieuse dès lors, il mérite la mort.
1992 : dès que Tiberio Bentivoglio et son épouse ouvrent une nouvelle activité au centre de Reggio Calabria, leur résistance commence. C’est le seul magasin dans la ville qui vend matériel sanitaire, orthopédique et de puériculture. Il faut grandir, engager du personnel. La fête dure peu et la mafia frappe à la porte pour demander sa part. Difficile de dire non à la mafia. Pourtant, Tiberio lui ferme sa porte. Le 10 juillet 1992, des voleurs font alors une razzia dans son magasin. Lorsqu’on refuse de payer, on refuse de reconnaitre le maitre du territoire, qui vient alors tout simplement prendre, s’emparer de ce qu’on lui a refusé … Parce que ce qui se trouve sur « son » territoire est « sien », et il lui faut le marquer.
La plainte au parquet reste sans effet. Tiberio Bentivoglio comprend qu’il est seul, avec son épouse à ses côtés. Il faudra plus de dix ans (2003), et d’innombrables dommages qui se succèdent, pour que les agresseurs de quelques-uns de ces actes d’intimidation subis soient identifiés et se retrouvent finalement derrière les barreaux. Et ce n’est que dix ans plus tard1 que le chef de l’organisation criminelle qui « gère ce territoire » sera arrêté.
L’Etat a donc fini par intervenir. Et pourtant, pour Tiberio, pour son épouse et ses enfants, l’histoire n’est pas finie. L’Etat est intervenu trop peu, et trop tard.
Trop tard, on pourrait le reprocher. Mais il n’est pas toujours possible d’identifier à bref délais les chefs d’une organisation criminelle, comme le savent - trop bien - ceux qui tentent de contraindre l’Italie à raccourcir durée des enquêtes et des procès (les requins se frottent à nouveau les nageoires).
Trop peu ? Lorsque le crime organisé est impliqué, l’Etat intervient toujours trop peu. Car le crime organisé se régénère sur un territoire (géographique, ou fonctionnel, par exemple, une administration, une entreprise…) tant qu’il n’est pas devenu plus avantageux pour son tissu social de collaborer avec l’Etat que de collaborer avec l’état-mafia. L’ennemi n’accepte pas de refus… tant que l’Etat ne lui impose pas de l’accepter. Et l’Etat a les moyens de le faire uniquement si des citoyens (un, plusieurs, la majorité…) entendent défendre leur propre territoire, pour eux-mêmes mais aussi au bénéfice de l’ensemble de ses habitants et au-delà.
La résistance d’un seul, c’est le début de la « reconquête » d’un territoire pour l’ensemble d’une communauté démocratiquement gérée. Pour ce motif aussi, il revient à l’Etat de garantir sans attendre à ceux qui contribuent à cette « reconquête » le niveau de vie qu’ils avaient précédemment, hors tout dédommagement des torts subis que les procès pourraient établir (c’est loin d’être toujours le cas lorsque la mafia est en cause2), pour cette seule fonction sociale qu’ils revêtent. Tiberio Bentivoglio a pu ouvrir un nouveau magasin dans un bien séquestré à la mafia. Son magasin est toujours là, au numéro 43, corso Vittorio Emanuele à Reggio Calabria. Les volets ne sont jamais baissés. Pas même la nuit. La lumière est toujours allumée, mais les banques lui ferment leurs portes. Elles veulent saisir sa maison. Quant à la commune qui lui a attribué un local séquestré à la mafia … elle lui demande de payer le loyer.
Personne ne saurait, pas même en Calabre, que lorsqu’on dénonce une organisation criminelle, on ne peut plus vendre ses biens, sauf dans l’intérêt de la « famille » qui contrôle le territoire, on ne peut plus les louer sauf aux locataires de cette dernière ? Personne ne saurait combien de citoyens évitent de se rendre dans les magasins qui ont dit non au crime organisé ? La police peut empêcher d’agresser le nouveau magasin. Mais elle n’a pas les moyens de protéger tout qui en passera la porte. Les clients le savent et, dès lors, se font rares. Il ne peut en être autrement. On en voudra encore pour preuve que Tiberio Bentivoglio a écrit un livre, avec une journaliste calabraise, Daniela Pellicano, dont le titre est Touché. Et que ce livre, aucun éditeur n’ose le publier.
Que devraient-ils faire, les voisins de Tiberio ? Dire non comme lui, et supporter les incessants dommages à leurs propriétés, les menaces contre leurs enfants ? Ou plier la tête devant ceux qui se sont appropriés de leur territoire et supporter que leurs enfants restent au chômage tandis que ceux des « maitres de céans » se partagent les postes clés dans les administrations communales, régionales ?
C’est précisément pour restaurer cette liberté de choisir qu’il revient à l’Etat d’intervenir. Pour répondre à la crise qui s’amorce, il reviendrait aussi à l’Union Européenne d’intervenir avec son Recovery Fund. Pour démontrer clairement aux citoyens qu’il convient de se ranger aux côtés des institutions, que ce soit en Sicile, en Calabre, en Espagne, mais aussi au Nord de l’Europe, en Allemagne, en Belgique, au Pays Bas, là où la mafia, encore invisible, est, dans certaines villes, dans certaines communes, dans certains quartiers, encore beaucoup plus forte qu’au Sud de l’Europe où plus personne ne peut plus dire « qu’il ne savait pas ». Dans ces zones de l’Union Européenne où la population ne se pose même plus la question, parce qu’elle sait : si elle veut « recevoir » un emploi, si elle veut « recevoir » un marché, public ou privé, si elle veut protéger ses biens des prédateurs et ses proches contre ces violences (soi-disant) invisibles, elle sait à qui elle doit « répondre ». C’était déjà le cas sous le régime soviétique dans les Etats d’Europe de l’Est, il y a trente ans. C’est encore le cas aujourd’hui, et cette fois du Nord au Sud de l’Europe. A méditer.
Si une victime d’une organisation criminelle est toujours victime trente ans plus tard, la conséquence est simple : son entourage, son quartier, sa ville ont avantage à se ranger sous l’aile du crime organisé. Ce n’est pas sans motif que ce dernier rend visible ses victimes, et intervient activement pour empêcher les institutions d’intervenir à leurs côtés. Maintenir une victime dans une situation de victime, c’est diffuser à bon compte le message qu’il ne convient à personne de se ranger du côté des institutions.
Inversement, l’Etat tire avantage à réintégrer visiblement les victimes du crime organisé dans leur milieu socio-professionnel (c’était le but, inachevé, d’attribuer, sur son territoire d’origine, un magasin à Tiberio Bentivoglio), ne serait-ce que pour démontrer qu’il convient de se ranger aux côtés des institutions. C’est encore plus important à la veille de cette manne pour les mafias que constitue la crise économico-sanitaire, qui confrontera un nombre toujours croissant de citoyens au dilemme : collaborer avec ces organisations criminelles, ou avec les institutions ?
Jusqu’à ce jour, l’histoire de Tiberio Bentivoglio n’était celle que de quelques-uns, au Sud comme au Nord de l’Europe, de ceux qui ont dit non au crime organisé. Et cela se passait en Sicile, en Calabre, en Lombardie, mais aussi à Bruxelles et jusqu’au cœur de l’Europe, dans le silence assourdissant des institutions.
Avec la crise économico-sanitaire, le même sort sera celui de la plupart des citoyens européens si l’Union Européenne n’intervient pas de manière décisive, effective et prioritaire. En Belgique, état parmi les plus riches de l’Union Européenne, un quart des entreprises ont déjà des problèmes de solvabilité.
Encore un an d’incurie et c’est de l’Union Européenne, de cette institution créée pour protéger valeurs et bien-être de ses citoyens, et pour les diffuser sur le continent et au-delà, qu’on n’entendra plus parler. Après tout, ne serait-ce pas là la cause de cette crise qui, sans le moindre doute, n’est toujours pas sous contrôle ? Et le but des ennemis de la démocratie ?
Etaler les prêts en cours, « restaurer » les victimes du crime organisé dans leur milieu socio professionnel, deux mesures indispensables pour que l’Union Européenne limite la capacité des mafias de contaminer tout son territoire, un virus beaucoup plus grave que le coronavirus. Accrochées au Recovery Fund, ces mesures simples et effectives porteraient aussi la signature d’une Europe fondée sur ses valeurs et destinées à tous ses citoyens.
1 « Nell’aprile 2011, la svolta. I carabinieri del comando provinciale, su ordinanza disposta dalla Direzione distrettuale antimafia di Reggio Calabria, eseguono un fermo a Santo Crucitti, capo della cosca di Pietrasanta e del quartiere di Condera, a Nord-Est di Reggio. Nelle cento pagine del fermo dell’operazione “Raccordo” emerse un quadro ancora più inquietante: la cappa mafiosa condizionava anche le azioni del parroco della fazione di Condera, don Nuccio Cannizzaro, che risultava essere intervenuto di persona per abolire l’associazione culturale “Harmos”. L’associazione culturale proprio di Tiberio Bentivoglio » (Magzine, Mars 2018).
2 Directive 2012/29/UE du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité (quasi jamais- mises en œuvre par les Etats Membres). Voir aussi Communication de la Commission Européenne « Stratégie de l’UE relative aux droits des victimes (2020-2025) ». Observons que si les victimes du terrorisme y sont reconnues, les victimes du crime organisé ne font pas encore partie des concepts traités en temps que tels par la Commission Européenne…