Le critère infaillible de réalité est la vérification multiple sensible et rationnelle. Il y a des faits et des objets, pour ainsi dire, durs, têtus : ils se révèlent être d’une certaine façon, avoir quelques propriétés et relations, quoi qu’on fasse. Mon cactus sur l’un des balcons est réel : il est soumis à la causalité, il est situé dans l’espace et dans le temps géométricophysiques. Il doit être touché avec précaution aussi bien par les humains que par les animaux. Il grandit comme un cactus réel. L’analyse scientifique plus fine, biologique, chimique et physique, établit la réalité de sa masse, de sa composition chimique, de sa sensibilité à la lumière et à l’humidité. Le cactus est réel parce qu’il est indépendant des facultés constructives humaines et animales. Avec ou sans présence d’une conscience, son unité organique, ses propriétés et relations sont ce qu’elles sont.
L’imaginaire, par contre, dépend de la capacité de la conscience des animaux supérieurs à réaliser des abstractions et à les combiner d’une façon différente de celle déterminée par le réel. Abstraire signifie considérer séparément ce qui en réalité est uni. Pour nous la plante mentionnée est un objet vert, perpendiculaire au sol, enraciné, mais il est possible de l’imaginer en train de flotter dans l’air, déraciné, stable et de couleur rose. Nous pouvons faire abstraction d’une relation, d’une force physique comme la gravitation, abstraction de l’information imposée par le rayonnement électromagnétique visible et par les propriétés de notre appareil visuel, mais cela est faisable à condition de respecter bien d’autres contraintes causales, spatiotemporelles, physicochimiques et biologiques qui définissent le cactus sous peine de ne plus savoir de quel objet il s’agit.
L’imagination est une propriété centrale de la conscience et par conséquent de la vie humaine, et attendu que la vie humaine est l’un des objets qui intéresse au plus haut point le philosophe, il serait difficile de trouver un penseur qui n’ait pas abordé le problème de la nature de la conscience imaginante. Selon D. Hume, rien n’est plus libre que l’imagination ; pour I. Kant l’imagination n’est pas l’esclave des concepts de l’entendement ; E. Husserl parle de la neutralisation de la perception qui caractérise l’imagination ; J.-P. Sartre reprend l’idée en décrivant l’annihilation de la perception qui rend possible l’imagination, et pour G. Bachelard l’image es un produit de la libre spontanéité de la conscience. Parmi les constantes philosophiques il y a le refus de considérer l’imaginaire comme une copie de la perception. Il n’est pas question de réduire l’imagination à la capacité de reproduire les choses perçues, à une sorte de mémoire imaginative. Au lieu de cela il y a toujours eu une tendance à associer l’imagination à la nouveauté, à la liberté et à la créativité. Ainsi ces trois concepts se recouvrent et il faut s’attendre à ce que les mécanismes de la créativité et de la liberté soient aussi ceux de l’imagination. Nous y reviendrons.
Il existe en effet une tendance à souligner l’indépendance de l’imagination par rapport à la perception, ou par rapport à l’entendement, ou par rapport à la connaissance, ou par rapport à la pensée logique, etc., mais mon idée est que la conscience qui imagine va au-delà de n’importe lequel de ses actes, mais non pas au-delà de tous simultanément, ce qui est impossible. Je pense ― c’est ma thèse personnelle ― que l’imagination est la capacité de la conscience de ne rester « coincée », « bloquée » dans aucun de ses actes grâce aux possibilités offertes par les contraintes d’autres enchainements causaux car seule la nécessité limite la nécessité, et c’est la raison pour laquelle l’imagination est une sorte d’ « huile », un « lubrifiant » de la conscience.
La conscience va au-delà de la perception en imaginant, par exemple, un cheval ailé ; au-delà du souvenir si, à une série d’événements vécus autrefois comme n’ayant pas une importance particulière, on attribue plus tard une signification qu’ils ne pouvaient avoir à l’époque où ils furent vécus. Encore à d’autres moments on imagine en allant au-delà du connu sur le réel en formulant des hypothèses. Tout cela présuppose que la personne est consciente de ses actes mentaux. Sans cette connaissance réflexive on confond l’imaginaire et le réel. Cela arrive lors d’un délire hallucinatoire, pendant le rêve ou sous hypnose. Et le chaton à qui on détruit la partie caudale du locus cœruleus devient incapable d’inhiber sa motricité et extériorise l'activité du rêve : s’il rêve d’une souris, il poursuit sa souris imaginaire, s’il rêve d’un prédateur, il se protège de l’ennemi imaginé.
Le dépassement d’un acte n’est pas dépourvu de causes, mais il s’effectue d’une façon bien canalisée aidé à chaque fois par les contraintes d’un autre acte. De cette manière on peut transcender la perception par le souvenir, le souvenir par nos désirs, les désirs par l’entendement, la pensée rationnelle par les possibilités offertes par notre système symbolique, etc., sans jamais s’arrêter. La structure de l’imagination est différente de celle de la pensée logique, de la perception ou encore de celle de la mémoire. L’imagination et les autres activités mentales ne sont pas des matriochkas dont on peut comparer le nombre de poupées qu’elles contiennent en vue de savoir laquelle est la plus riche.
Sans doute la propriété suprême de la conscience est qu’elle permet aux animaux supérieurs et aux hommes de se rendre compte d’une absence. Dotée d’imagination, la conscience a la capacité de se rendre compte que, tel quel, le monde ne lui suffit pas : elle y voit une privation qu’il faut combler, elle saisit un contraste entre la présence et l’absence, entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre ce qui est et ce qui pourrait être, entre ce qui est donné et l’hypothétique. L’activité de l’imagination est donc, bien que non exclusivement, une contribution en vue de satisfaire le besoin de la conscience de compléter ce qui lui paraît incomplet et d’améliorer ce qui lui paraît améliorable.
J’ai associé étroitement l’imaginaire à la liberté et à la créativité. La création est la formation de quelque chose de nouveau, la décision libre est conçue comme une première cause d’une série d’événements qui, elle-même, n’a pas de cause, et l’imagination suppose qu’au moins jusqu’à un certain point la perception, la mémoire et le raisonnement ne déterminent pas toute l’activité de la conscience. Or ce que toutes ces activités partagent entre elles est une façon de concevoir le commencement d’une série d’événements. La créativité, la liberté et l’imagination signifient un commencement nouveau de l’activité consciente. Mais il ne faudrait pas tomber dans le travers, assez courant, de considérer ce nouveau commencement comme un départ absolu — rien ne vient de rien.
L’imagination n’est pas un commencement absolu de la conscience mais sa capacité à combiner inconsciemment ou consciemment, d’une nouvelle manière, les éléments qu’elle maîtrise ou qui la conforment. Dans l’univers aucun commencement n’arrive sans des causes multiples et variées et la vie de la conscience n’est pas une exception. On construit du neuf avec du vieux, la créativité est une nouvelle manière de combiner les éléments accessibles à la conscience. Tous ces commencements sont relatifs, et, par exemple, la liberté dépend des capacités de la conscience et des autres propriétés de l’être humain. Il est à remarquer que selon de quoi il s’agit ne sont pas également libres l’ignare et l’homme instruit, le pauvre et le riche.
Je l’ai écrit plus haut : on imagine en allant au-delà d’un acte conscient grâce aux possibilités offertes par les contraintes d’autres enchainements causaux. Quelques lecteurs penseront que cette conception causaliste, nécessitariste et combinatoire de l’imagination lui enlève une partie substantielle de sa dignité. Il est vrai que souvent pour le sens commun, des mots tels que « création », « liberté » ou « imagination libre » font illusion, ont une aura valorisante. Il serait déraisonnable de sous-estimer les possibilités offertes par une combinatoire d’éléments. Songez que le français ne compte que trente-six phonèmes représentés par la combinaison de vingt-six lettres, et qu’avec ce matériel on forme des dizaines de milliers de mots. Reconnaissons que cela, plus quelques règles pour la formation et la transformation des propositions, nous a donné, nous donne et nous donnera toute la littérature française.
C’est un fait naturel : le monde est un réseau serré de causes multiples et variées, condition sine qua non de la signification des choses, de leur sens, de l’ordre et de la rationalité. C’est parce que les faits naturels sont causalement ordonnés que la signification, la vérité et la raison existent d’abord dans les choses et ensuite dans l’intellect. Sans l’ordre causal naturel ni la philosophie ni la science n’existeraient. S’il y avait des exceptions à la causalité universelle nous ne pourrions pas le savoir parce que l’objectif final de toute connaissance est de mettre en évidence des rapports de causalité. L’intellect qui va à la recherche de connaissance et de sens se repose quand il arrive à la nécessité causale. Le scientifique recherche des lois ou au moins des régularités, ce qui exclut de son activité le hasard ontologique, la spontanéité stricte et tout commencement à partir du néant. Naturellement, les motivations ne sont pas des exceptions à la causalité, elles sont des causes psychiques qui émergent de l’histoire de la personne, une histoire déterminée éminemment par le conatus, le besoin vital de continuer à vivre et de la meilleure façon.
L’imagination, comme la liberté et la créativité, est canalisée par des nombreuses contraintes de genres différents. La seule liberté qui existe, la liberté relative d’un objet — la liberté absolue est un terme vide — est sa capacité de résister à une force ou contrainte déterminée, et pour ce faire l’objet doit accroître le pouvoir des forces contraires ou différentes de celle à laquelle il doit résister. Ainsi s’explique la liberté partielle, relative et canalisée de la conscience imaginante selon la métaphysique naturaliste.