En difficulté avec Manchester City pour sa neuvième saison outre-Manche, le technicien catalan suscite la polémique parmi les suiveurs de la sphère. Sa méthode de travail et sa vision ont fait leurs preuves, mais est-il pour autant responsable de l’évolution du football ?
Le débat est lancé et est plus vivace que jamais. Sur les réseaux comme dans la rue, il se dit que l’élève du hollandais volant a perdu la flamme, n’a plus la clé qui lui permit jadis de lancer ou relancer la machine à gagner qu’il a créée. On part sur le principe de l’adage « un seul être vous manque et tout est dépeuplé ».
Rodri étant out pour le reste de la saison, son Manchester City a réalisé la pire série depuis son arrivée dans la cité industrielle du pays de Charles III (1 victoire en 12 matchs). Privé de son métronome, de son homme providentiel, de son aiguilleur (appelez-le comme vous voulez), le monde du ballon rond s’est aperçu des limites de la philosophie du Catalan, comme pris au piège de son propre jeu.
Dogmatisme quand tu nous tiens
Car Pep est ainsi. Un architecte du beau, un phénomène de précocité. En prenant le Barça en 2008, faisant suite à Frank Rijkaard et décrié, pointé du doigt à l’époque, car pas suffisamment charismatique aux yeux des journalistes, il est parvenu à instaurer une vision lui permettant de remporter le premier et, encore à présent, seul sextuplé de l’histoire.
Héritier du football total prôné par son père spirituel, il a ensuite su mettre au point la même mécanique au Bayern Munich, qui le recrute en 2013 après une année sabbatique pour remplacer le vieillissant Jupp Heynckes. Cette fois, la donne est quelque peu différente au vu du contexte : changement de championnat, de culture, de profils.
Malgré les millions dépensés et un palmarès honorable 77 % de victoires et sept trophées, il ne parvient pas à remporter la Ligue des champions avec le géant bavarois comme il sut le faire en Catalogne. Mis en échec à plusieurs reprises par son rival domestique, le Dortmund de Jurgen Klopp, la conséquence directe fut de voir naître les premiers doutes sur les bienfaits de sa philosophie à long terme.
City, synonyme de longévité
Après son passage en Bavière où il a su élargir sa palette tactique, à défaut donc de convaincre tout son monde, Pep a choisi la Premier League et Manchester City comme ultime étape dans sa carrière d'entraîneur.
En se basant sur les préceptes de sa réussite au Barça et ajoutant les différents systèmes de jeu mis au point en Bundesliga, il a su donner une identité forte au Cytizens, comme en témoigne son parcours, mais également et surtout, est resté fidèle à son style.
Construisant un effectif en s’appuyant sur une colonne vertébrale formée de joueurs prometteurs, mélangés à d’autres, locaux ou non, plus expérimentés et correspondant aux codes qu’exige le championnat anglais, son aura, gagnée à Barcelone, lui a permis d’avoir le temps de mettre en place ses idées, malgré des échecs retentissants dans la reine des compétitions : l’élimination en huitièmes contre l’AS Monaco de Kylian Mbappé en 2017, le quart contre le Tottenham de Mauricio Pochettino (2019), la finale perdue face au Chelsea de Thomas Tuchel (2021), la fameuse demie inoubliable devant le Real Madrid de Carlo Ancelotti la saison suivante eurent comme répercussions de lui valoir tantôt le statut de savant fou se servant de City comme d’un laboratoire géant, à celui de génie incompris maudit des grands rendez-vous.
Le Royaume et l’Europe entière se sont donc dits que Pep eût tout simplement atteint à ce moment-là son plafond de verre et qu’il ne soulèverait plus jamais la « Coupe aux grandes oreilles » sans son Messi(e).
Haaland, ou l’art de rebattre les cartes
Les critiques fusèrent, mais ne furent pas vaciller le bonhomme, dont l’entêtement pour le football total a finalement laissé place à une remise en question bluffante et peu habituelle chez le corporatiste qu’il a toujours été.
En cédant Gabriel Jésus à Arsenal il y a deux ans, Pep a choisi de repartir sur la stratégie employée quelques années plus tôt au Bayern : réinstaller la fameuse pointe, le retour du point de fixation en tête de son onze de départ. L’heureux élu, Erling Haaland, buteur en rafale s’alignant sur les standards d’un potentiel Ballon d’Or, a débarqué en Angleterre avec l’étiquette de l’attaquant ultime, prototype capable de faire taire les détracteurs.
Pari risqué, mais réussi, car le cru 2023 s’est avéré être le bon. Les Skyblues ont arraché le titre pour la deuxième saison consécutive à des Gunners fanny et battu l’Inter en finale de la C1, renversant l’opinion publique. Mission accomplie après moult tentatives, il est donc soudain devenu la référence mondiale du banc de touche.
L’homme aux deux milliards
Mais Pep a d’autres casquettes, ce qui fait de lui un esthète du genre. Le FC Barcelone version 2008-09 est le marqueur d’un changement radical. Hormis les titres, il est surtout question de révolution. Remettre au goût du jour une philosophie de jeu vieille des années 70 est une prise de risques même avec une génération exceptionnelle comme celle du « Xaviniesta ». La faire perdurer dans le temps sans se renier en ayant l'intelligence de s’adapter à l’époque actuelle est aussi le signe d’un certain pragmatisme et une des plus grandes performances de l’histoire du jeu.
Si l’argument du « chéquier illimité» a été plusieurs fois mentionné par les spécialistes des réseaux sociaux pour expliquer la réussite de l’espagnol, il faut d'abord analyser les différents montants investis sur le marché. Après le Barça, le Bayern n’a, par exemple, jamais mis plus de cent millions sur un joueur et il a fallu attendre six années pour le voir convaincre la direction de City de placer une telle somme sur la table (Jack Grealish, 117,5 à l’été 2021).
Transfert rentabilisé par l’ancien ailier des Villains, ayant été un pion essentiel dans la quête de la C1. Et le fait que Pep soit devenu, voilà quelques mois, le premier manager à dépasser la barre des deux milliards d’euros en dépenses nettes s'explique par sa façon de travailler avec les top clubs européens dont la puissance économique permet de telles opérations.
Le créateur du footballeur interchangeable
Peu enclin au confort, il est aussi adepte du football hybride. Entre les permutations à gogo et les changements de systèmes en plein match, comme à la grande époque des Clasicos où il dut utiliser jusqu’à cinq à six schémas différents afin de s’imposer face à son plus grand rival, José Mourinho, il a surtout su utiliser à bon escient l’académie de jeunes de la propriété de Khaldoon Al-Mubarak, qui, dès 2014 et l’inauguration de son stade, a su produire les pépites comme Phil Foden, Oscar Bobb (meilleur joueur de ladite structure lors de l’exercice 2021-22) et Rico Lewis, tous régulièrement dans le groupe professionnel et bien installés dans la rotation, s’offrant le luxe au passage de lâcher Cole Palmer à Chelsea pour la modique somme de 47 millions d’euros.
Pep a donc eu cette vision du joueur futuriste, comme le veut sa philosophie, capable d’évoluer à plusieurs postes, balayer le front de l’attaque comme couvrir une zone avec le volume de jeu que cela impose.
Une prolongation qui pose question
Alors que chacun lui voyait une fin rêvée avec un dernier titre de champion local, le protégé du triple ballon d’or ajaiste a choisi le contre-pied et continué l'aventure jusqu’en 2027. Une décision largement contestée par l’ensemble du paysage britannique, au vu de ses envies de prendre en main une sélection.
Les Three Lions auraient été une opportunité cohérente, où le projet de construire un plan à long terme avec l'actuelle génération se serait avérée alléchante, mais malgré des contacts informels noués, selon The Times, le souhait de rester à Manchester a pris le dessus, la FA entérinant ensuite Thomas Tuchel après un court intérim de Lee Carsley.
Lui qui avait annoncé sa retraite courant décembre 2023 en cas de nouveau triplé va donc vivre une fin de saison mouvementée, avec certes, un mercato hivernal qui l’a vu se renforcer, mais des échéances loin des objectifs annoncés dont la fin de série après quatre années consécutives sur le trône d’Angleterre.
Pep, incorrigible jusqu’au-boutiste et amoureux de son métier à l’obsession, mourra donc avec son identité et qu’il sorte ou non par la grande porte, figure déjà au mi-centenaire dans les livres d’histoire.