On dit que les animaux peuvent se "parler". On dit que les arbres communiquent entre eux. C’est vrai. Les humains ne sont pas les seuls êtres vivants à pouvoir échanger des informations. Mais ils sont uniques sur un point : ils se mettent d'accord sur la signification des mots afin d’éviter les malentendus.
Nous savons depuis la théorie révolutionnaire de Saussure que les signifiants sont socialement construits. C'est nous qui décidons qu'une "tasse" est un objet que nous utilisons pour boire du café ou du thé. C'est nous qui décidons qu'une chaise sert à s'asseoir. C'est nous qui décidons qu'un éclair est cette lumière intense dans le ciel suivie du tonnerre. Cela semble évident mais ce ne l'est pas. Un mot comme tournevis ou automobile ne sera pas utilisé pour désigner un sac à main ou une bicyclette, car ils indiquent toujours clairement leur origine et leur utilisation. Mais qu'est-ce qui nous empêche de dire "tasse" à une assiette ? Ou "chaise" à une table ?
Ceux qui sont surpris par ces réflexions doivent savoir que la langue est une chose très étrange. On ne peut pas parler de la langue sans la langue. Nous ne pouvons pas penser ou parler en dehors du langage. Et si la langue peut être un objet de recherche scientifique, elle n'est pas un sujet philosophique comme les autres. La langue peut être étudiée, mais elle est en même temps le moyen de le faire. On ne peut pas penser sans langage. Ou, comme le dit Francis Wolff : le langage fait monde. Parler, c'est parler de quelque chose. Il existe donc une relation intime entre les mots et les choses. Cela devient d'autant plus clair lorsque l'on pense à un monde sans langage. Ce que nous "percevons" mais pour lequel nous n'avons pas de mots ne peut être partagé, cela reste une perception privée. Si nous voulons communiquer sur quelque chose, nous avons besoin de mots. Grâce au langage, le monde devient une réalité partagée.
Cela a deux conséquences : si les choses réelles n'existaient pas dans le monde, même dans nos pensées, nous n'aurions pas de mots pour en parler. Et si nous n'avions pas de mots, les choses que nous percevons n'auraient pas de signification commune. En d'autres termes, notre vision du monde dépend de la manière dont nous utilisons le langage pour communiquer à son sujet.
Mais ce n’est pas tout. Soit les choses que nous percevons ont une identité, une essence, et alors il ne peut y avoir qu'une seule façon d'en parler. Et cela exclut la communication et le dialogue. Une chose est ce qu'elle est et il existe un mot pour la désigner. Inversement, si l'essence n'existe pas et que tout est changement et coïncidence, alors on parle de quelque chose qui ne peut être déterminé. Dans ce cas aussi, ni la communication ni le dialogue ne sont possibles, car on parle de quelque chose qui n'existe pas, ou du moins qui n'a pas d’identité ou d’essence.
Dès lors, Francis Wolff opte pour une solution intermédiaire, un langage-monde imparfait dont nous avons besoin pour communiquer. Nous faisons comme si l'essence était là, et nous acceptons que nous pouvons en dire des choses différentes. Il est alors clair que toute essence et tout relativisme absolu rendent la communication et le dialogue impossibles. Le dialogue requiert la contradiction. En d'autres termes, la démocratie, l'échange organisé d'opinions, dépend de notre acceptation de l'imperfection, de notre prétention à l'existence d'une essence et de notre croyance en différentes manières d'en parler. Il n'y a donc pas qu’un seul monde et des mondes différents deviennent possibles.
Confusion sémantique
Si nous pouvions vivre avec cette vérité et que nous pouvions adopter cette option, la vie serait relativement simple. Mais la société ne fonctionne pas de cette manière. Nous avons besoin de sens, certes, mais souvent tout autant besoin d'imposer notre (propre) sens aux autres. il arrive donc que l'on utilise des mots qui ont reçu un sens précis pour signifier autre chose. La grande confusion commence alors. Selon la sociologie de la connaissance de Berger et Luckmann le langage est utilisé pour ‘créer’ un monde, certes, mais aussi une réalité sociale.
Voilà une introduction un peu longue et, je l'espère, pas trop fastidieuse, pour tenter d’esquisser la grande confusion des concepts aujourd'hui. On parle beaucoup de fausses vérités et il ne s’agit pas toujours de faits prétendument faux - la fraude électorale, par exemple, où il n'y en a pas. La fausse vérité est également créée en utilisant les mots à tort et à travers, en leur donnant - sans toujours s'en rendre compte - un nouveau sens. Il ne s'agit pas nécessairement d'une "réalité sociale", car il est souvent le produit d'un seul locuteur, institutionnel ou non, mais c’est souvent aussi d'une tromperie délibérée des lecteurs et des auditeurs qui pensent qu'il est fait référence à un sens ancien, existant, alors que ce n'est pas le cas.
Je voudrais donner quelques exemples concrets, pour montrer comment nous pouvons nous retrouver dans une autre réalité sans nous en rendre compte, en donnant un nouveau sens à des mots existants.
D’autres mondes
La protection sociale est peut-être l'exemple le plus surprenant. Dans le monde entier, les gouvernements et les populations ont cherché des mécanismes pour se protéger contre la maladie ou la perte de revenus. Ces mécanismes, basés sur la solidarité et les droits, ont pris leur forme la plus élaborée en Europe occidentale et dans certains pays d'Amérique latine. On les appelait "États-providence" ou "États sociaux" et, en principe - mais pas dans les faits - ils étaient universels. Ils étaient étroitement liés au processus d'industrialisation et à la société salariale qui s'est fortement développée à partir du XIXe siècle.
C'était également le modèle préconisé pour les pays devenus indépendants au XXe siècle. La protection sociale était considérée comme un moyen de surpasser les différences ethniques et les liens communautaires. En donnant de la sécurité aux gens, ils deviendraient moins dépendants de leur communauté et pourraient plus facilement répondre aux attentes du marché du travail. De cette manière, on pensait également qu’il serait plus facile de créer la cohésion nationale nécessaire au projet de développement. Cette situation est parfaitement décrite dans le célèbre rapport de Lester Pearson.
Cela n'a jamais vraiment fonctionné dans les pays du Sud. En outre, à partir des années 1990, les institutions internationales ont proposé de commencer par une "réduction de la pauvreté" et par une campagne implicite contre les formes d'assurance sociale. La Banque mondiale estime que les gouvernements ne sont désormais plus responsables que du soutien aux personnes extrêmement pauvres. Tous les autres peuvent s’acheter une assurance sur le marché.
Dans ce courant de pensée, qui s'est développé sur plusieurs décennies, la finalité de la protection sociale a changé. Il ne s'agit plus d'une politique visant à s'assurer contre les malheurs causés par les caprices du marché, mais d'une incitation à participer au marché. La Banque mondiale parle maintenant aussi de "protection sociale", mais cela reste une politique focalisée sur les pauvres avec un minimum de solidarité. Le "contrat social" qui en découle n'est pas le résultat d'un débat démocratique entre le gouvernement, le marché et la société civile, ce n'est plus une question de droits et de devoirs. Aujourd'hui, il s'agit de s'adapter au marché, et non de le réguler ou de l'ajuster.
Nous parlons encore de "protection sociale" aujourd'hui, mais ce concept a acquis une signification complètement différente de celle qu'il avait auparavant. Même dans les pays d'Europe occidentale, où l'"ancien" système existe toujours, un nouveau paradigme est introduit par des changements progressifs. Les mots restent, mais les valeurs qui les sous-tendent ont changé.
Le revenu de base est un autre concept qui cache aujourd'hui une multitude de significations. Bien que l'on se réfère souvent à Thomas Paine ou même à Milton Friedman pour expliquer l'origine du concept, l'idée originale de Philippe Van Parijs était très claire : un revenu de base offre une liberté ‘réelle’ en accordant à chacun, riche ou pauvre, travaillant ou non, une somme d'argent inconditionnelle. Ce montant devait être suffisamment élevé pour donner à une personne qui ne voulait pas travailler une chance de vivre dans la dignité et "d'aller surfer à Malibu tous les jours".
L'idée était particulièrement populaire auprès des mouvements écologistes et libertaires de gauche, qui y voyaient l'occasion de promouvoir des relations communautaires volontaires et permettre une liberté individuelle totale.
Un tel système est nécessairement très coûteux et difficile à concilier avec la protection sociale existante en matière de soins de santé, d'aide aux jeunes familles ou aux personnes handicapées. C'est pourquoi même ses plus grands partisans sont passés à un montant limité, ce qui signifie hélas que la liberté ‘réelle’ a disparu de l'agenda.
D'autres encore, cependant, utilisent le concept de "revenu de base" pour le soutien financier qui peut être apporté aux personnes pauvres, une forme de revenu minimum garanti. Il s'agit là pourtant d'une philosophie complètement différente. Le concept est utilisé aujourd’hui de manière interchangeable pour les deux propositions différentes, de sorte que personne ne sait exactement de quoi il s'agit. La raison peut en être l'ignorance ou la volonté délibérée d’éviter les discussions difficiles auxquelles le revenu de base peut conduire. Cela ne facilite pas la communication.
Enfin, j'aimerais aborder une troisième confusion de concepts : solidarité vs charité. La signification de ces deux concepts est claire, mais ils sont de plus en plus utilisés de manière interchangeable.
Solidarité" vient de "solidus", une responsabilité commune, dans le langage contemporain "réciprocité". La sécurité sociale est à l'origine un système de solidarité : chacun paie pour tous les autres. Chacun donne et chacun reçoit, en fonction des revenus et des besoins, en redistribuant.
La charité est à sens unique. Quelqu'un qui a va donner à quelqu'un qui n'a rien. Ce dernier se retrouve donc inévitablement en position d'infériorité et doit dire merci. Ceux qui donnent sont en position de pouvoir, involontairement et inévitablement.
On peut penser à bien d'autres exemples, comme la manière dont on parle de "liberté" dans cette crise du COVID-19. Elle devient absolue et individuelle, en oubliant que toute liberté dépend de la liberté des autres et est donc nécessairement collective.
Ou encore, pensez à la "dictature" dans laquelle nous vivons avec le pass sanitaire COVID, comme s'il s'agissait uniquement de la violation de la liberté individuelle que les gens s'octroient. Les mesures collectives de santé publique deviennent alors impossibles et impensables.
Les "génocides" qui ont lieu aujourd'hui devraient vraiment être un sujet de honte. L'extrême pauvreté, comme l'a dit un jour le Secrétaire général des Nations unies Kofi Annan, peut être quelque chose qui tue, mais ce n'est pas un génocide. Tout comme l'embargo répréhensible contre le Cuba socialiste n'est pas un génocide. De même que la discrimination et la persécution des Ouïghours dans l'ouest de la Chine n’est pas un génocide.
Heureusement, nous disposons de définitions précises pour nombre de ces concepts politiques en droit international. Les victimes de véritables génocides et de véritables dictatures dans lesquelles il n'y a plus de liberté du tout méritent le respect. Leur souffrance ne doit pas être diluée dans la soupe idéologique que certains en font.
Un accord social sur le sens que nous donnons aux concepts est d'une importance vitale pour distinguer la réalité de la fiction, pour communiquer les uns avec les autres, afin de pouvoir dire précisément ce qui peut et ne peut pas être fait, ce qui doit être condamné ou amélioré. Cela semble parfois être un jeu d'enfant, mais il est de la plus haute importance pour donner un sens concret aux valeurs démocratiques auxquelles nous prétendons adhérer. Tout repose sur la possibilité de communication et de dialogue. Cela doit être entretenu. C’est pourquoi nous avons besoin de mots dont le sens est clair et partagé.
Que ce soit un souhait chaleureux pour l’année nouvelle.