Quoi de plus naturel pour tout un chacun de nos jours que d’énoncer la formule chimique de l’eau, la célèbre H2O qui est même chantée dans des refrains. Naturel, vraiment ? Ou plutôt tellement répétée à l’école et ailleurs, qu’on la récite, sans que jamais on ait questionné la façon dont elle a été établie, rendant à peine hommage à son presque inventeur, le célèbre Lavoisier.
L’article précédent a décrit comment Lavoisier est venu à bout du dogme de la transmutation de l’eau, lequel a traversé les âges depuis son énoncé par les auteurs grecs de l’Antiquité. Elle avait pourtant rendu bien des services, notamment pour expliquer la croissance des plantes sans recourir à la thèse vitaliste de la nutrition par l’humus ; aussi pour rendre compte de la digestion animale qui assure une authentique conversion de forme, faisant passer des aliments aussi disparates que des feuilles ou des graines à de la matière faite d’os et de chair. Mettre en évidence la non-transmutabilité de l’eau, c’était affaiblir son statut d’élément, sans pour autant démontrer sa composition, ce dont Lavoisier est néanmoins convaincu, lui qui a établi parallèlement que l’air est un mélange. Précisément, l’air juxtapose physiquement dans un espace donné l’azote et l’oxygène. Tandis que l’eau distillée est pure : comment établir qu’elle est néanmoins composée ?
D’abord on va fabriquer de l’eau
Matière première naturelle, l’eau ne peut être pensée que comme un élément, une base entrant dans la composition d’autres substances. Le grand Aristote l’avait affirmé et, malgré des opinions contraires à son époque, c’est sa thèse qui a été transmise aux générations suivantes, notamment par le truchement de la science arabo-perse du Moyen-Âge. Fermez le ban !
L’eau paraît une substance inaltérable et indestructible, du moins jusqu’à présent ; il n’y a aucune expérience connue, de laquelle on puisse conclure que l’eau peut être décomposée.
(Cité par Berthelot dans son discours du 30 décembre 1889)
Ainsi parlait le professeur Macquer du célèbre Jardin du Roi (ancêtre du Muséum national d’Histoire naturelle) en 1778. Impossible de la détruire, de la casser ? Qu’à cela ne tienne, on va la fabriquer. Pour obtenir de l’eau, on peut l’extraire d’un corps qui en contient par évaporation naturelle ou provoquée. Pour autant, qui peut imaginer pouvoir authentiquement fabriquer de l’eau soit, pour parler comme les chimistes, en faire la synthèse ?
C’est chose faite au début des années 1760 par l’anglais Henry Cavendish (1731-1810), lequel réussit à combiner deux gaz : l’air inflammable, qu’il a lui-même isolé auparavant, et l’air vital obtenu notamment par son compatriote Joseph Priestley (1733-1804) par chauffage spécial de chaux métalliques. Quel rôle a joué Lavoisier dans cette affaire, lui qui, après de nombreux essais, parvient à reproduire l’expérience de Cavendish et lui donne de l’éclat lors d’une démonstration publique à Paris qui fit grand bruit en février 1785 ?
Affaire d’interprétation
En réussissant la synthèse de l’eau, Cavendish à aucun moment ne déduit que l’eau est composée. Il est resté sous l’influence de la théorie alors en vigueur du phlogistique, concept dérivé de l’élément « feu » de l’Antiquité et créé par le chimiste allemand Georg Ernst Stahl (1659-1734) au début du XVIIIe siècle pour expliquer le phénomène de calcination des métaux en leurs chaux. Pour Cavendish, « sa » synthèse de l’eau s’explique ainsi.
Air inflammable + Air déphlogistiqué => Eau liquide déphlogistiquée + Phlogistique
(= eau phlogistiquée)
« Son » air inflammable (gaz qui s’enflamme en effet facilement) est de l’eau mêlée au phlogistique. Au contact de l’air vital qui est en même temps selon Priestley et lui de l’air dépourvu de phlogistique, il devient de l’eau liquide par le départ du phlogistique. Nul besoin de renoncer à la théorie de l’eau élément.
Or, à partir de 1775, Lavoisier combat le phlogistique auquel il ne croit pas, pas plus qu’à cette liste restrictive de 4 éléments qui ne tient plus la route depuis des décennies. Il va lui falloir trouver une autre interprétation à la synthèse de l’eau. Lavoisier est connu pour son obsession de la mesure et de la précision. Cela explique pour une part ces vingt années écoulées entre l’expérience de Cavendish et sa propre démonstration. Non seulement il s’emploie à produire de l’eau par mélange d’air inflammable et d’air vital, mais il veut quantifier l’opération. Pour cela il a besoin de faire construire des appareils sophistiqués. Ses expériences et ses mesures lui permettent d’établir les proportions entre les deux gaz qui réagissent pour former de l’eau : 14,338 parties d’air vital, devenu entretemps le « principe oxigine » sous la plume de Lavoisier avant qu’il lui attribue son orthographe définitive en 1787 ; 85,668 parties d’air inflammable qui sera nommé plus tard hydrogène. La démonstration est éclatante mais ne suffit pas à l’esprit d’un Lavoisier rationnel autant que combatif.
La décomposition de l’eau
S’il est vrai que l’hydrogène se combine à l’oxygène pour former l’eau alors il doit être possible de décomposer celle-ci en ses constituants.
Cette seule expérience de la combustion des deux airs, et leur conversion en eau, poids pour poids, ne permettait guère de douter que cette substance, regardée jusqu’ici comme un élément ne fut un corps composé ; mais pour constater une vérité de cette importance, un seul fait ne suffisait pas ; il fallait multiplier les preuves, et, après avoir composé artificiellement de l’eau, il fallait la décomposer : je m’en suis occupé pendant les vacances de 1783…
(Mémoire sur la composition de l’eau, 1783 in Œuvres de Lavoisier, t II, pp 334-373. Source : Scheidecker-Chevallier M., Laporte G., La démarche de modélisation en chimie, Ellipses, Paris, 1999)
Avec l’ingénieur et géomètre Meusnier, il met au point, non sans quelques tâtonnements, un montage dont le dessin, peut-être réalisé par Mme Lavoisier.
De l’eau passe goutte-à-goutte dans le canon d’un fusil chauffé à incandescence. À l’autre bout on récupère de la vapeur d’eau mêlée à un autre gaz. La vapeur d’eau étant condensée par le serpentin, on récupère le gaz grâce à la cloche à eau. Ce gaz est encore nommé « principe inflammable aqueux » ; il « passe dans l’état aériforme, et avec une pesanteur spécifique qui est environ de deux vingt-cinquièmes de l’air commun », écrit Lavoisier. Mais où est passé l’oxygène censé être combiné au gaz inflammable pour former l’eau ? Dans le canon du fusil, on récupère une poudre noire issue de l’oxydation du fer. De nos jours on écrit :
H2O + Fe = H2 + Fe O
La démonstration est éclatante. Mais il reste bien loin pour arriver à la formule H2O qui ne doit rien à Lavoisier. Pour la curiosité du lecteur, voici, très résumée et simplifiée, la suite et presque fin de cette saga.
De l’eau composée à la formule moderne
Pour ce qui est de l’eau devenue combinaison d’hydrogène et d’oxygène, la part de Lavoisier s’achève. En premier lieu parce qu’il meurt dans les circonstances tragiques que l’on connait en mai 1794. Ensuite parce qu’il n’est pas certain qu’il aurait pu accompagner les développements encore controversés de la chimie au début du XIXe siècle.
Pour Lavoisier en effet, l’analyse chimique, qui consiste à séparer, identifier et quantifier les éléments combinés dans les corps, est primordiale. Il ne s’intéresse pas à l’aspect structural de la constitution de la matière, comme beaucoup d’autres chimistes du reste. L’élément reste pour lui le dernier terme connu de l’analyse. Par la mesure – comme dans le cas de l’eau –, il établit des proportions entre les éléments associés dans le composé. Cette logique sera poursuivie par le chimiste allemand Jeremias Benjamin Richter (1762-1807) et le français Joseph-Louis Proust (1754-1826) qui introduisent la notion d’équivalent. Lorsqu’un échange se produit entre des composés, les quantités des éléments échangés sont qualifiées d’équivalentes sans qu’elles soient égales en masse.
Les choses auraient pu en rester là si l’anglais John Dalton (1766-1844) n’avait pas remarqué que les rapports de masses apparaissent toujours comme des petits nombres entiers. Ce qui suggère que les corps composés sont des associations d’unités discrètes qu’il nomme atomes, reprenant le terme qui avait été employé au Ve siècle av J.-C. par Démocrite, dans sa théorie atomique opposée à la thèse des éléments et qui avait survécu de façon sporadique, comme l’illustre la figure ci-dessous.
Des atomes et des hommes : de Démocrite à Dalton
Toutefois la controverse resta vive entre les « équivalentistes » et les « atomistes », au point que, encore au début du XXe siècle, certains physicochimistes considèrent l’atome non comme une réalité physique mais comme une fiction commode. Contribuant à obscurcir le paysage, entre une vision de chimie naturaliste et une approche de physicien.
L’affaire ne sera éclaircie qu’avec l’introduction de la dualité atome / molécule, acceptée progressivement à partir de 1860 seulement, au congrès de chimie de Karlsruhe. Or dès 1811, l’italien Lorenzo Avogadro (1776-1856), suivi de près en 1814 par le français André-Marie Ampère (1775-1836), avait osé l’idée que la molécule d’un corps simple puisse être diatomique. Opposé à l’atome de Dalton, le suédois Jöns Jacob Berzelius (1779-1848) n’en introduit pas moins la notation moderne qui désigne les éléments par l’initiale (ou les deux premières lettres) de leur nom latin. Ainsi pour l’eau, on écrira d’abord H2O avant d’adopter plus tard le nombre d’atomes en indice.
Références bibliographiques
Bensaude-Vincent B., Stengers I., Histoire de la chimie, Ed La Découverte, Paris, 1995.
Rosmorduc J. (sous la Dir), Histoire de la physique. Tome 1. La formation de la physique classique, Technique et Documentation – Lavoisier, Paris, 1987.
Scheidecker-Chevallier M., Laporte G., La démarche de modélisation en chimie, Ellipses, Paris, 1999.
Serres M. (sous la Dir), Éléments d’histoire des sciences, Larousse – Bordas, Paris, 1997.
Vidal B., Histoire de la chimie, P.U.F. Que sais-je ? 2ème édition mise à jour, 1998.
Zarka Y., (avec la collaboration de M.-F. Germain), Lavoisier, le chimiste français, Chemins de tr@verse, 2015.